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Lettres à Anne


January

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Modérateur, ©, 107ans Posté(e)
January Modérateur 59 455 messages
107ans‚ ©,
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Bonjour :) 

Comme convenu, un nouveau partage. 

Le pavé (1200 pages) 

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Nous sommes ici essentiellement dans une "belle plume". Mais je vous laisse en juger au fil des extraits. 

Critiquer plus largement pour l'instant me paraît hâtif, je n'ai lu que 300 pages.

François Mitterrand écrivait quotidiennement à Anne Pingeot, souvent plusieurs fois par jour. Leur histoire d'amour commence en 1963, François Mitterrand a alors 47 ans et Anne Pingeot 20 ans. Elle devient son amante, lui qui n'envisage à aucun moment de quitter sa femme Danielle. Les amis de François Mitterrand y verront une volonté de préserver carrière politique et valeurs de la famille. Anne Pingeot elle, aura un autre regard : "Il n'abandonnait jamais un choix. Danielle, c'est un choix qu'il avait fait, et il ne l'abandonnerait jamais". 

Bio Wiki de François Mitterrand pour repère des faits politiques : https://fr.wikipedia.org/wiki/François_Mitterrand

 

Commençons : 

10 octobre 1963

Vraiment, chère Anne, votre lettre m'a fait grand plaisir. Si j'avais obéi à mon premier mouvement je vous aurais aussitôt demandé de m'accorder un moment cette semaine. Mais je me suis souvenu du mot de Talleyrand : "Méfiez-vous du premier mouvement, c'est le bon". Aujourd'hui cependant je regrette de ne pas vous avoir retrouvée par cette splendeur d'automne dont la lumière est à la fois si belle et si fragile. Ce Paris-là, parmi d'autres, vous va sûrement très bien et c'est toujours un peu bête de laisser le temps donner de l'épaisseur à l'absence. 

 

[Cette lettre, sur papier en-tête de l'Assemblée Nationale, très longue, est signée en toutes lettres de "François Mitterrand", mention qui est soulignée. Un P.S. dit : Tant pis si pour votre commodité je dois jumeler les patronymes - étrange accouplement - du maître d'un Empire (céleste de surcroît !) et d'une larve de lépidoptère !]

 

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Membre, Grégairophobe..., Posté(e)
Mite_Railleuse Membre 35 635 messages
Grégairophobe...,
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Je ne remets absolument pas en cause ta démarche, Jan, mais je ne lirais pas. J'aurais l'impression d'être une intruse...

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Modérateur, ©, 107ans Posté(e)
January Modérateur 59 455 messages
107ans‚ ©,
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Pas de soucis ;)  J'ai hésité longtemps avant d'acheter le livre, j'ai hésité avant de le proposer au partage et j'ai encore laissé passer un peu de temps (et de pages) avant de me décider à poster. Le suivi m'indiquera si je poursuis ou non :)

 

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Membre, Grégairophobe..., Posté(e)
Mite_Railleuse Membre 35 635 messages
Grégairophobe...,
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il y a 9 minutes, January a dit :

Pas de soucis ;)  J'ai hésité longtemps avant d'acheter le livre, j'ai hésité avant de le proposer au partage et j'ai encore laissé passer un peu de temps (et de pages) avant de me décider à poster. Le suivi m'indiquera si je poursuis ou non :)

 

:bisou: 

Et je le regrette d'ailleurs, parce que je crois que la plume est remarquable...

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Modérateur, ©, 107ans Posté(e)
January Modérateur 59 455 messages
107ans‚ ©,
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Elle l'est. J'ai fait des coupes franches lorsque j'ai posé mes signets, bien sûr il y a l'intimité (du couple), mais beaucoup plus que ça (heureusement sinon ce serait d'une redondance finalement assommante - c'est pourquoi j'ai laissé assez souvent de côté l'intime), il lui raconte ses journées, ses réflexions sur le quotidien, sur l'art, il y a un immense partage. Il lui décrit les paysages par lesquels il passe, les jardins, les fleurs. Il raconte des anecdotes, joint à ses lettres des coupures de journaux, etc... Et dans ses lettres il cherche sans cesse ce qu'ils pourraient partager ensemble, expos, voyages, livres, musique, simple promenade, c'est une véritable frénésie.

Ce livre est finalement pluss entrer dans l'intimité de François Mitterrand, que l'intimité du couple qu'il formait avec Anne Pingeot (en tout cas de ce que j'en ai lu pour l'instant).

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Modérateur, ©, 107ans Posté(e)
January Modérateur 59 455 messages
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04 novembre 1963

Vous aurez cette lettre dans votre boîte aux lettres demain mardi. Allez dès l'après-midi chez Ploix, disquaire n°48 rue Saint-Placide (un des meilleurs de Paris). Vous y trouverez un disque que j'ai retenu pour vous, à votre nom, qui s'appelle Trouvères, troubadours et grégorien éditions Studio S.M. Le septième morceau "Alléluia pour la fête de Saint Joseph" m'a tant ravi, tandis que je l'entendais à travers une terre brûlée de soleil, que je n'ai pu résister au plaisir de vous le destiner. [...] Quand vous l'aurez, écoutez aussitôt, je vous en prie, cet "Alleluia". Je crois que vous aimerez.

 

23 novembre 1963

Chère Anne, en arrivant à L'Aigle, cette petite ville de l'Orne où se tenait hier soir la réunion politique dont je vous ai parlé, j'ai appris l'assassinat de Kennedy. Comme tant d'hommes et de femmes à travers le monde, cette nouvelle m'a bouleversé. Ce n'est pas la mort qui m'étonne, qui m'enrage : on la rencontre à tous les carrefours ; mais la haine. Et la sottise. Et j'éprouve une sorte d'angoisse à les voir triompher, une fois de plus.

[...] lumière, chaleur et joie ne viennent d'aucun autre soleil que de celui qui nous habite. Et j'aime être avec vous. Tandis que je n'ai qu'un goût modéré pour ces échanges avec le public, toujours inconnu, qu'il faut convaincre avec des discours et des idées, tâche absurde quand on sait que seuls l'amour, les actes et l'exemple ont une force conquérante. 

 

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January Modérateur 59 455 messages
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30 novembre 1963

P.S. Je joins à ma lettre, un papier qui vous amusera, message d'injures typique : j'en reçois presque chaque jour de cette encre. Inutile, je suppose de préciser que je n'ai jamais parlé d'"abattre le général de Gaulle" !!

 

13 décembre 1963

Je fais déjà un bilan. Deux mois, nos premiers deux mois. Et pas un déphasage, pas un recul (enfin... de mon côté !). Chaque semaine m'a apporté davantage. J'ose à peine croire à cette étonnante nouvelle : ce qui me conduit vers vous ne s'appelle ni curiosité ni désir. Et si, bien sûr, ces deux turbulents compagnons sont du voyage, ils ne le commandent ni ne le guident.

[...]

A la fin de mes lettres j'éprouve tout à coup une sorte de scrupule : n'ai-je pas abusé de ce privilège - vous écrire ; n'ai-je pas écrit ce qu'il faudrait taire ? Je déteste les abus. Mais ne serait-ce pas aussi manquer à ce merveilleux équilibre de liberté et de retenue auquel nous sommes parvenus (vraiment, Anne, quelle chance !) que de laisser courir l'esprit à sa guise - et jamais le coeur ?

 

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January Modérateur 59 455 messages
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02 janvier 1964

Vous connaissez ma théorie et j'en répète les termes : les êtres n'ont pas de moyens directs d'échange. Il faut qu'ils passent par un intermédiaire : la beauté, le malheur, l'angoisse, le plaisir... Dieu parfois. Le langage est déjà moins sûr. Il colle trop aux personnages. Un paysage, un tableau, un chant, ou bien l'espérance, ou bien la plénitude sensuelle de l'amour sont l'instrument du musicien sans lequel il n'y a pas de musique. 

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06 janvier 1964

Si je me laissais aller je vous écrirais chaque jour car chaque jour j'ai quelque chose à vous dire. Et cela me paraît si normal que c'est peut-être très anormal ! 

Je ne manque pourtant ni d'amis ni de travail. Je n'ai besoin ni de meubler une oisiveté ni d'élargir mes échanges. Au surplus - le croiriez-vous ? - je n'ai jamais eu la patience de noter quotidiennement, à l'usage de quoi que ce soit, mes observations et mes sentiments. Pas même pour moi, ce qu'il m'arrive de regretter quand je songe aux événements, parfois historiques, que j'ai vécus ou approchés.

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January Modérateur 59 455 messages
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11 janvier 1964

Aujourd'hui je suis las d'avoir plaidé, discuté, dépouillé le Code Civil et ceci deux heures durant dans une audience de cinq heures. A midi j'étais dans le train d'Orléans. Pas de déjeuner. Âpre débat devant la cour d'appel solennellement emmitouflée dans sa robe rouge et ses hermines. Retour par une Beauce mouillée. E ce soir j'ai dîné rue de Bellechasse avec dix députés de mon groupe. Hier déjà (vous l'aviez aperçu) je me sentais fatigué et agacé. Ce déjeuner avec les messieurs, les maîtres de l'argent, sûrs et gonflés de leur pouvoir, m'avait fait l'effet d'un acide et tout le jour j'avais dispersé mon attention et mon travail sur trop de tâches incomplètes.

 

15 janvier 1964

Samedi ma journée a fini aussi curieusement qu'elle avait commencé : par un festival de l'automobile ! Jugez-en. Première scène : partant pour la Nièvre je croise deux voitures stoppées au milieu de la rue. Je regarde. Dans l'une d'elles se déroulait une lutte sauvage entre deux hommes.

Exaspéré par je ne sais quelle dispute l'un des chauffeurs s'était précipité sur l'autre qui coincé par son volant ne pouvait se défendre, et lui martelait le visage avec une telle fureur que le malheureux quand je suis intervenu était tombé, presque inanimé, nez, bouche et front en sang, sur le siège.

Je m'arrête, abandonnant la DS en complétant l'embouteillage, j'empoigne l'agresseur à la ceinture et le tire hors de là. [...] il n'essaie pas de lutter et s'effondre parterre en pleurant. Agents de police. Soins au blessé. [...] Et moi j'ai continué ma route avec une pitié qui me poignait et qui allait surtout au pauvre type qui venait de découvrir qu'il était capable de tuer parce que la ville-monstre ronge ses nerfs et le dresse à haïr.

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January Modérateur 59 455 messages
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18 janvier 1964

Je viens de vous quitter. Maintenant je tombe de fatigue et de sommeil. Pourtant une clarté veille en moi. Notre traversée d'un quartier de Paris, par cette belle nuit juste assez froide, et justement ce quartier-là, m'a laissé l'impression d'un moment rare d'une communication simple et terriblement forte avec vous. Etrange et douce saveur.

[...] Il est tard. Je m'endors. Je vous emmène avec moi. Non. Je reste avec vous.  

 

26 janvier 1964

Vers quatre heures je me suis arrêté à la saint Vincent de Tannay, l'un des rares vignobles de la Nièvre. J'ai horreur de ces beuveries, de la fausse poésie qui chante les bons crus, de la gaieté collective qui s'exprime gras, de ces bourgeois qui jouent aux paysans, de ces paysans qui forcent leur nature.

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9 février 1964

Maintenant je suis dans une salle (comme toujours, enfumée) proche de la rue des Martyrs. Les groupes d'inspiration socialistes y siègent en colloque pour la seconde fois, pour discuter de leur éventuel rassemblement. Vous ne pouvez pas imaginer le verbalisme ésotérique de cette espère politique profondément marquée par le souvenir des luttes ouvrières d'il y a trente et cinquante ans et qui se reconnaît beaucoup plus dans un certaine terminologie marxiste que dans la doctrine du même nom. Si vous n'employez pas avec eux et au moment voulu des formules comme celles-ci : pôles de domination économique, dimension européenne, planification socialiste, nouveaux centres de décision, mutation des pouvoirs, notion de contre-plan, appareil bureaucratique..., la "famille" socialiste fronce le sourcil et vous considère soit avec méfiance soit avec dédain !

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13 février 1964

Dans cette gare inconnue, j'avais le coeur embarrassé de tout ce que j'avais à vous dire encore - et pourtant qu'ajouter ? Vous partiez. Un jour de ma vie, l'un de ceux qu'on ne voudrait jamais vouloir cesser, finissait. Vous emportiez avec vous je ne sais quelle grâce dont je me sentais soudainement privé. Mais je gardais de si beaux souvenirs que j'avais tout de même envie de remercier la peine née d'un si vrai bonheur. 

 

23 mars 1964

A Hossegor la maison est propre et les alentours correctement taillés, fumés, soignés pour la grande éclosion de la saison nouvelle. [...] Je serais vraiment heureux que vous veniez m'y voir quand nous y seront l'un et l'autre : je voudrais vous présenter chaque plant par son nom, vous raconter sa forme future, sa couleur d'épanouissement, vous dire pourquoi je l'ai choisi. Au moins, si vous ne le pouvez pas avec moi, passez pendant mon absence : il suffit de pousser le portillon vert. Je les aimerai davantage de vous savoir amis.

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24 mars 1964

Vous m'avez dit que mes lettres vous donnaient souvent l'impression de s'adresser à moi-même. Non. Ce n'est peut être pas toujours à vous que je parle (si, pourtant, je le crois) mais c'est à cause de vous que j'ai envie de parler, que j'en ai le goût et la force. Je n'ai rien dit à personne pendant des années.

 

31 mars 1964

Demain, rentrée parlementaire. Mon groupe reprend contact, après trois mois, le matin. Je déjeune avec Mendès France. Séance publique l'après-midi. A vrai dire la session ne commencera vraiment que la semaine suivante. J'y aurai du travail puisque, comme vous le savez, j'ai posé six questions orales avec débat au Premier ministre. [...] D'autre part le gouvernement déposera un projet de loi sur le statut de la radiotélévision. Je compte m'inscrire. Ce débat sera houleux et rude. Je vous expliquerai de quoi il s'agit (mais est-ce que cela ne vous ennuie pas ? N'est ce pas un domaine éloigné de vos préférences ? C'est pour moi cependant un vrai plaisir que de vous parler de tout ce qui me passionne).

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8 avril 1964

Il y a une part de vous que je n'ai pas comprise. L'autre vendredi j'avais emporté une provision de force et de tendresse qu'une semaine de séparation n'avait point entamée. Aussi nos difficiles quatre derniers jours, dissemblables, heurtés, m'ont surpris de plein fouet. Sans doute, je devine combien votre sensibilité a souffert de ce va-et-vient entre vous et vous, entre une certaine Anne et une autre, comme si, moi, j'étais le contraire (accepté, refusé) d'un mode de vie et d'un climat (lui aussi refusé, accepté) qui vous sont propres.

[...] Je m'en veux de ne pas l'avoir perçu suffisamment et de vous avoir permis de douter de moi et de la qualité [...] de ce qui me lie à vous. Mais, Anne, il faut m'aider davantage et ne pas, à priori, me juger de travers - et bien vouloir admettre que si je vous parle beaucoup, il existe en moi une part secrète, presque farouche qui tait une vérité plus pudique que moi - et qui souffre cruellement comme elle dévore le bonheur, passionnément, selon que votre main (et que votre être) se tend ou se refuse.

 

9 avril 1964

Cela n'a pas manqué : de relire maintenant mes pages d'hier m'incite à ne pas vous les envoyer. Mais je n'obéirai pas à cette tentation. Je vous ai souvent écrit des lettres ou des bouts de lettres que j'ai finalement détruits. Cette fois-ci il me semble que je vous dois, parce qu'ils vous appartiennent, les sentiments et les réactions que les jours récents ont portés à l'extrême. Déchirez ces feuilles, vous, si cela vous convient. Elles sont à vous, à vous seule.

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13 avril 1964

Si vous saviez comme j'ai appris à garder pour moi seul mes rêves, mes ambitions, mes peines ! Mêlé trop tôt à des collectivités indifférentes ou brutales, j'ai dû composer ma force autour d'un raidissement intérieur que rien ne pouvait fléchir. Exprimer ce que je possédais de plus authentique me semblait aveu de faiblesse. Et peu à peu s'est noué en moi un lacis de refus. Au milieu des passions et des intérêts j'ai abrité le secret de mon être derrière un mur si haut et si épais que lorsque j'ai aimé, ou bien lorsque j'ai voulu convaincre, l'obstacle qui m'avait si longtemps préservé a fini par m'enfermer. Dans l'isolement où je m'étais complu ni la joie, ni la paix ne venaient plus me visiter. Avec vous j'échange, je communique, je communie. Je suis comme délivré. 

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5 mai 1964

Il est une question fondamentale (et vous  ne comprendrez rien à ce que je suis, ni à mon comportement vis-à-vis de vous si vous ne connaissez pas la réponse) : je ne sais pas quels sont les sentiments que vous avez pour moi. Remarquez que je ne vous les demande pas. J'aurais trop peur de vous entendre redire ce que vous m'avez déclaré deux fois (vous pensez bien que je n'ai pas oublié) - d'abord rue Saint-Placide [...], ensuite en rentrant des Buttes-Chaumont, vendredi dernier : "Vous savez,  je ne vous aime pas." Oui, pourquoi m'avez-vous dit cela ? Vous pouviez au moins vous taire.

 

21 mai 1964

[...] ce matin alors que je prenais mon courrier, toujours à l'Assemblée, avant de reprendre le débat, un groupe de députés UNR m'a soudain agressé. Je ne les avais pas vus, j'ai cru être victime d'un accident cardiaque. C'était en réalité de violents coups sur la tête. J'ai encore la nuque en capilotade ! (Je ne vous parle de cela que parce que les journaux en font des grands titres). Un peu mal en point, j'ai dû supporter cet après-midi une attaque inouïe du ministre de l'Intérieur. Ma réponse, au milieu d'une Assemblée compacte, parcourue de passions, a de nouveau bouleversé le climat. J'en suis épuisé. Mais je continue cette lettre de ma place tandis que le débat se poursuit car il faut que je tienne bon ; l'opposition s'est mobilisée derrière moi. Je veux cependant absolument que vous ayez ma lettre ce soir. 

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28 mai 1964

Tu viens de m'offrir trois jours de chagrin. Pourquoi ? 

Je n'en sais rien, non, vraiment rien. Hier soir sans doute as-tu pu croire que je t'avais imposé une sortie épuisante. Je t'ai expliqué que c'était de ma part maladresse, que je n'avais pas pensé à te prévenir car je ne t'attendais pas ou si peu. Tu ne m'as pas fait confiance. Tu as douté de moi. Ce matin encore tu m'en voulais. Comment ne serais-je pas horriblement découragé ? Rien donc ne sert à rien. T'ai-je habituée à ce point à manquer de délicatesse ? Je ne veux même pas m'en défendre. Mais cela me blesse plus profondément que tu n'imagines. Beaucoup plus.

 

24 juin 1964

C'est la nuit, la nuit de la Saint-Jean. Les feux de mon enfance brillent-ils ce soir sur les coteaux ? [...]

Je vois, dans ma mémoire, le champ où l'on se rassemblait. J'entends la prière et les cris joyeux qui, aussitôt après, accompagnaient les sauts par-dessus le brasier. Que la flamme était claire et haute ! Elle piquait mes yeux tant j'approchais. Et, quand je regardais la nuit, de grandes taches dorées dansaient encore devant moi. [...]

Et d'abord le feu qui m'habite - comme si le Dieu de ma jeunesse avait voulu me restituer au milieu de mon âge l'âme des nuits de la Saint-Jean, cette âme retrouvée que je te dois.

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1er juillet 1964

Au déjeuner j'ai dépéri d'ennui. Ces gens importants qui veulent paraître au courant de tout et qui n'apportent qu'une brassée de ragots dont l'opposition n'exprime que médiocre rancoeur (on se demande pourquoi) me fatiguent. J'ai vite prétexté une illusoire obligation pour filer à peine le café servi. L'un d'entre eux cependant a accroché mon intérêt, un bref instant : il possède une propriété en dordogne, à quelques kilomètres de Touvent, et nous avons parlé de la terre blanche, des champs de noyers, de la chaleur craquelante de juillet. Dans la soirée j'aurai une réunion avec Gaston Deferre à son bureau de l'avenue de l'Opéra.

7 juillet 1964

J'insère dans mon enveloppe une fleur pour toi. Je voudrais t'apporter tous les parfums qui s'unissent à l'entrée de la nuit. [...] J'éprouve comme un mûrissement - ne souris pas : comme une marche vers je ne sais quelle perfection. Oh ! j'en suis à des milliers de kilomètres-lumière, mais je sais que c'est vers là que je vais. Parce qu'il ne me paraît pas concevable de tenir ton visage dans mes mains, de vivre avec toi les moments que tu sais, sans m'approcher de ton vrai "toi", qu'un immense élan vers la beauté, vers la pureté des sentiments peut combler.

[...] Il est une règle d'or : l'amour ne se nourrit pas que d'amour. Ou il dépérit- et il meurt. Il n'est que le reflet des autres vérités pour lesquelles il convient de lutter, peut-être de mourir. Ces vérités, les conventions sociales, les habitudes de penser, les rites n'en fournissent pas la clef. Moi je te veux heureuse d'être toi-même, fidèle à la musique intérieure. Oui, à cela, je ne cesse de penser en te parlant tout bas. 

 

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26 juillet 1964

Ne laisser échapper aucune occasion d'affiner son esprit et ses sens : je me souviens d'émotions à peine ébauchées qu'une amour de cette nature aurait portées au niveau des connaissances fécondes. Je te voudrais près de moi à Salzbourg ou à Aix - avec toi chercher, chercher la vérité spirituelle ou ses miettes, approcher l'achèvement esthétique.

C'est beaucoup d'ambition ? C'est la seule ambition ! 

Ne pas avoir cette ambition-là revient à consentir à l'échec, c'est accepter le pli amer des visages ruinés. Il en est une autre, me répondras-tu, qui s'accomplit dans le renoncement ? Mais on ne renonce pas à moitié. Vivre une vie de tous les jours dans le monde de tous les jours en exécutant les actes de tous les jours au milieu de gens de tous les jours avec les mots tout faits de tous les jours - avec un peu d'amour, un peu de, un peu de tout n'est pas renoncer mais  plier, s'adapter, se donner l'illusion de l'héroïsme spirituel - avec un sabre de bois.

 

8 août 1964

La pluie dégoutte sur la forêt. La terre exhale un parfum charnel. Trop de chaleur a provoqué la révolte des éléments. Une bataille se livre par dessus nos têtes. Je goûte ce climat incertain. Montherlant a écrit un remarquable essai sur "syncrétisme et alternance" que je n'ai pas cessé de placer au premier rang des oeuvres modernes. Je te le prêterai. La loi de l'alternance apparaît comme la pulsation du coeur humain. Moi, je suis au bout de ma course avec l'immense volonté d'atteindre l'autre face de la terre, l'autre côté des choses. J'aime cette tempête saine et forte qui mugit en cet instant. Je lui vois une ressemblance avec l'amour que je porte en moi.

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