Aller au contenu

January

Modérateur
  • Compteur de contenus

    59 677
  • Inscription

  • Jours gagnés

    229
  • Points

    124,545 [ Donate ]

Billets posté(e)s par January

  1. January

    Billets
    Oui, la douleur se dompte sans jamais disparaître, vu que la résilience, il serait temps de l'admettre, c'est rien que des conneries. Le Petit Robert rappelle : "Résilience. n. f. Capacité à surmonter les chocs traumatiques." Ca arrange bien tout le monde, cette histoire de résilience, on peut broyer les êtres puisqu'ils s'en remettent toujours. Le cerveau est plastique, l'esprit pâte à modeler. Le terme de résilience depuis quelques années relève de l'injonction. Résilience collective autant qu'individuelle. Résilience personnelle et dans le monde du travail. Une fois qu'on s'est relevé on est plus résistant, de fait plus efficace ; c'est dans les vieilles casseroles qu'on fait les meilleures soupes, les psychés fracassées recollées à la glu donnent des machines de guerre. 
    La faille ne se referme pas, quelle que soit la façon dont la remplit de terre. La faille ne se referme pas, ne se referme jamais. Et ça, c'est inaudible, socialement irrecevable. On n'a pas le droit de souffrir, de souffrir psychiquement au-delà d'un certain temps, au-delà d'un certain seuil. Ce n'est pas acceptable, sous peine de remettre en cause toute l'organisation du système, de la fable, tant de légendes urbaines où l'on croise des victimes devenues héroïnes. C'est pour fuir le mot victime que l'on court vers l'oubli et la transmutation. Changer la fange en or est une obligation pour ne pas échouer en hôpital de jour ou en clinique privée. Toutes les quarante minutes une personne se suicide au pays du fromage et des anxiolytiques. 
    Pauvre Folle - Chloé Delaume 
  2. January

    Billets
    Quand il arrive que vos questions deviennent trop insistantes, vos parents vous interdisent de vous exprimer sous peine d’avoir la langue coupée. Vous avez du mal à croire qu’ils mettront leur menace à exécution, vous les imaginez difficilement maniant des instruments tranchants destinés à vous faire souffrir, vous les voyez plutôt comme des êtres bienveillants, en plus ce sont vos parents. Malgré tout, par prudence, vous vous abstenez de parler à tort et à travers. Vous apprenez que le silence protège.
    Que font les rennes après Noël - Olivia Rosenthal
  3. January

    Billets
    - Tu sais ce que dit le proverbe ? Ce qui ne te tue pas te rend plus forte...
    - Connerie ! Cette phrase vaut dans les deux sens : pour toi, et pour le méchant qui essaie de te tuer. En vérité, ce qui ne me tue pas mute et essaie de nouveau. C'est le principe même de la vie : pense aux bactéries, aux virus et à tous ces connards qui ne lâchent jamais l'affaire... 
    La tragédie de l'orque - Pierre Raufast 
  4. January

    Billets
    Ca fait trois jours. C’est le matin du troisième jour. Il y a trois jours, elle n’a pas fini son assiette. Alors, à chaque repas depuis, elle retrouve à table la même assiette, le reste de purée de pommes de terre et les boulettes. Le premier soir, elle a pu…un peu. Au petit-déjeuner, l’assiette glacée..  “ Tu n’en veux plus ? tu auras la même chose à midi, c’est bien, tu coûtes pas cher et tu vaux rien !”  Le midi, la purée a fait une croûte. Elle se force, il faut vite finir sinon ça va durer encore. Elle le sait, la mère ne lâchera pas, c’est déjà arrivé. Elle se force, vite, cuillère après cuillère, tout droit, vite. Le réflexe nauséeux a raison de toute la matière avalée qui retourne dans l’assiette en un seul jet. Elle pleure, là.. elle sait. Rendue, moisie, peu importe, il faudra finir, tout finir.  Elle a faim, elle a faim.
     
    N’avait plus faim 
    Ca fait dix jours. En vérité, quelques semaines que la machine se dérègle, mais là, elle s’est arrêtée. Pour de bon. Elle regarde les aliments comme si ce n’était pas de la nourriture c’est étrange, comme si..elle ne sait pas ce que c’est que ces trucs. On en fait quoi, c’est pour faire quoi ? Il y a cet étau léger qui resserre ses mâchoires dans sa gorge. Non, elle n’est pas obligée de manger, elle fait ce qu’elle veut, elle n’a pas faim c’est tout, elle est libre. Tout ça est fini elle est libre, enfin libre.
  5. January

    Billets
    Elle est tellement chétive dans ce lit. Elle sourit, c’est dérangeant, elle est marquée, de grands cernes ourlent ses yeux outremer. Son sourire découvre une incisive cassée. Ses cheveux manquent par endroit.  Le médecin arrive et s’entretient avec elle. Il est rassurant, elle sourit toujours, sans rien dire. Le médecin lui explique. Elle sourit. Il demande si elle comprend, elle sourit plus grand. Il se sent démuni, reprend la parole, explique à la fillette ce qu’il va se passer pour elle, et elle, elle sourit jusqu’au ciel.
     
    Qui ne sourit plus       
    D’aussi loin qu’elle se souvienne elle a toujours été à part. Les autres enfants ne l’approchaient pas, adolescente elle était solitaire et passait pour « bizarre » auprès des autres qui racontaient sur elle des histoires à faire peur, sauf que ce n’était pas les vraies. C’était pas la peine d’inventer, son histoire était à faire peur de toute façon.  Elle est partie très loin, elle pensait… Mais ça n’a servi à rien, il n’y a nulle part où s’échapper. Elle est indifférente à tout, il n’y a rien qui l’émerveille, plus rien qui l’émeuve. Elle ne comprend pas le monde. Elle ne sourit plus.   
  6. January

    Billets
    Bien sûr il y a cette odeur de désinfectant mêlée aux antiseptiques. Oui il y a cette grande fenêtre qui le gêne, ce matelas en plastique inconfortable, les draps qui glissent. Bien sûr il y a beaucoup de bruit, même la nuit, et cette lumière qui reste allumée. Oui il préférerait être seul, il n’aime pas la compagnie de ce garçon silencieux, de l’autre côté du rideau. Mais… il y a les plateaux repas, les adultes gentils, les jeux là-bas, au fond du couloir, il s’est même fait des copains. Il se sent bien, il respire, il sourit, il se sent bien oui, il est en sécurité, à l’hôpital. On dirait qu'ils sont gentils, ici. Il voudrait rester là pour toujours.
    Qui ne veut plus aller là-bas
    Encore, ces mains qui lui essorent les poumons, la boule qui remonte du fond de ses entrailles, la chaleur dans le corps, la paralysie. Il fait peur, il le voit dans les regards. Cette fois-ci c’est grave, il entend des voix mais ne comprend pas. Il n’est pas sûr de ce qu’il vient de se passer, il est loin, dans la glu de son apathie, il ne peut articuler son vœu, ne pas aller à l’hôpital.  Mais là c’est grave, vraiment très grave. l’hôpital…
  7. January

    Billets
    Epoque accusatoire, où il faut nommer des coupables, souvent sans preuves, les traîner dans la boue, les offrir à la vindicte populaire, et qu'importe s'il est démontré in fine qu'ils n'y étaient pour rien. Quelqu'un doit payer, quelqu'un doit prendre la colère comme on prend la foudre, quelqu'un doit expier, afin que tous les autres puissent déverser leur haine, se soulager de leur mauvaise bile et se croire, eux, irréprochables. 
    Paris-Briançon - Philippe Besson
  8. January

    Billets
    Il y a ce type qui vit près de chez moi. C'est un ancien pandillero qui est revenu vivre dans son village. Il cultive la terre, s'occupe d'un terrain de son père où pâturent des vaches. Quelquefois il passe dans un vieux pick-up vert cabossé, quelquefois il est à pied. On se croise de temps en temps. Parfois on est l'un en face de l'autre dans le minibus qui nous conduit à la ville la plus proche. Il a des tatouages partout, jusque dans le cou, jusque sous les yeux. Il a à peu près mon âge. Nous ne sommes pas du même monde. Je ne sais pas où il est allé. Il ne sait pas non plus où je suis allée, moi. Pourtant, quand on échange quelques mots de politesse sur le temps qu'il fait, je lis dans son regard comme si je regardais des poissons nager sous la surface d'un lac. Et lui aussi me lit comme un livre ouvert, un livre écrit dans une langue qu'il n'est pas sûr de comprendre mais qui lui parle quand même clairement. Je ne peux pas deviner ce qu'on lui a fait exactement, ni ce qu'il a dû faire pour oublier un peu ce qu'on lui avait fait, mais je sais qu'il est le fantôme d'un vivant qui n'a pas eu sa chance. Je ne peux pas être sûre, mais j'ai l'impression qu'il sait cela de moi, lui aussi. Ce n'est pas triste. C'est juste une évidence un peu étrange avec laquelle on vit. Nous avons cela en commun, cet indicible, qui ne fait pas pour autant de nous des gens capables de devenir amis ou quoi que ce soit. On apprend à vivre en sachant que ce monde sera toujours là, au détour du chemin. 
    Triste Tigre - Neige Sinno
  9. January

    Billets
    Il a entendu les premiers cris, dehors, les portières claquer, le portail grincer. Ils sont dans le couloir, juste devant la porte de sa chambre. Elle hurle, il insulte, on entend son corps rebondir contre le mur, parterre. Il appuie les doigts très fort sur ses oreilles, mais il entend encore. La peur en diable, le souffle court, les larmes qui brûlent, toujours appuyant fort ses doigts sur ses oreilles, il glisse sa tête sous l’oreiller.
     
    Qui se bouche toujours les oreilles
    C’est insupportable ce bruit d’horloge, comment font les gens ? Insupportable la circulation, le volume auquel parlent les gens, insupportable à quel point certains respirent fort. Il sent monter la colère, la déglutition devient difficile, le verrou est en train de prendre le pouvoir. Il appuie fort les doigts sur ses oreilles…
  10. January

    Billets
    - Cessez de m'importuner, je vous prie ! avait-elle lancé au coupable. Sinon, je me verrai contrainte de vous frapper d'une arme dont les coups ne vous pardonneraient pas dans une si petite ville.
    Menace sibylline autant que littéraire, mais il en fallait davantage pour décourager le rustre : 
    - Et ce serait quoi, cette arme, mignonne ? aurait-il demandé.
    - Le ragot, avait répliqué Gail Godwin. 
     
    La petite amie imaginaire - John Irving
  11. January

    Billets
    C'est là, en lisant ses cours, que j'ai compris que j'avais subi une vaste entreprise de nettoyage. Comme s'il fallait cacher notre différence et puis procéder à un effacement total. Cinq minutes consacrées à la présentation du non-francophone, où pour la seule et unique fois ses "origines" sont évoquées, à part ça, rien d'autre. Ensuite, une fois que le travail de "cleaning" a bien été accompli, on l'envoie dans la "vraie" classe. CLIN ou CLEAN, c'est tout comme. On efface, on nettoie, on nous plonge dans les eaux de la francophonie pour laver notre mémoire et notre identité et quand c'est tout propre, tout net, l'intérieur bien vidé, la récompense est accordée : tu es désormais chez les Français, tâche maintenant d'être à la hauteur de la faveur qu'on t'accorde. Etrange façon d'accueillir l'autre chez soi. Un contrat est passé très vite entre celui qui arrive et celui qui "accueille" ; j'accepte que tu sois chez moi mais à la condition que tu t'efforces d'être comme moi. Oublie d'où tu viens, ici, ça ne compte plus.
    Marx et la poupée - Maryam Madjidi
  12. January

    Billets
    Je continue pourtant à penser qu'ils devraient me remercier, ces faux gentils qui se plaignent de moi.  Nous ne sommes pas nombreux à accepter d'avoir le mauvais rôle. Le nombre de gens qui se raccrochent à nous, les méchants, les sans foi ni loi ! Nous servons de prétexte à une ribambelle de faibles qui ont besoin de nous pour céder à leurs peurs et à leur lâcheté. Tout ce qu'ils font, et ne font pas, c'est à cause de nous. Le grand jeu de cette société consiste à se refiler la faute les uns aux autres comme une patate chaude. Alors, il y a les gens comme moi, au bout de la chaîne. Ceux que les impuissants chargent, dès que nous avons le dos tourné, des fagots de leurs péchés et de leurs insuffisances. Mules condamnées à charrier les déchets de la moralité.
    Fourrure - Adélaïde de Clermont-Tonerre 
     
  13. January

    Billets
    Kevin dut également s'habituer aux codes de la tribu, assez simples mais peu explicites. Clamer la mort du patriarcat mais attendre tout de même que la maîtresse de maison ait saisi sa fourchette avant d'entamer son plat. Placer des mots anglais avec un air de regret, comme si on ne pouvait pas faire autrement. Afficher un mépris blasé pour les politiciens tout en commentant leurs moindres frasques. Revendiquer avec fierté des racines provinciales, limougeaudes dans le cas de Kevin, ce qui aurait bien fait rire ses parents qui étaient de nulle part et fiers de l'être. Toujours se présenter par son prénom, signe de modestie entre gens connus ou qui pensent l'être. Citer des auteurs radicaux à condition qu'ils soient morts et donc inoffensifs. Ne jamais porter une ceinture noire avec des chaussures claires, quand bien même les tenues débraillées étaient permises voire encouragées. Ricaner dans les restaurants prétentieux où les menus indiquent "titiller les papilles" pour "entrée" et "fraîcheurs gourmandes" pour "plat principal". De manière plus générale, critiquer dans les moindres détails tous les attributs de la réussite, afin de bien montrer qu'on les possède. Ne pas parler d'argent, y compris et surtout du montant de la levée de fonds, pour maintenir l'illusion que celui-ci ruisselle naturellement et pour tout le monde. S'indigner des inégalités avec une tristesse fataliste. Rire aux blagues de cul les plus triviales mais baiser le moins possible. Et surtout, surtout, le premier des codes : feindre de croire qu'il n'y en avait pas, qu'on se rencontrait tous par le plus grand des hasards et qu'on s'acoquinait de manière parfaitement spontanée. 
    Humus - Gaspard Koenig 
  14. January

    Billets
    Elle cherche consciencieusement tout le long de la voie. Elle choisit plusieurs pierres, essaie un assemblage, en remplace quelques-unes, prend tout son temps, trouve un morceau de bois, une vieille canette. Elle descend tranquillement sur la voie. Elle empile sur le rail les pierres, le bois, les déchets qu’elle a trouvés. Elle remonte, elle s’assoit et attend le train.
    Elle a trouvé de beaux cailloux ronds, pas trop gros, sinon c’est trop facile. Elle les a alignés sur la rambarde. Elle écoute le bruit des voitures qui arrivent derrière elle et qui se rapprochent pour passer sous le pont. Elles roulent à grande vitesse. C’est pour ça que c’est difficile de toucher les voitures en laissant tomber les cailloux. Elle se penche, concentrée, un premier caillou entre les doigts…
     
    Qui veut toujours des accidents
    Ce serait bien, un accident, personne ne saurait. Elle est fatiguée et elle voudrait partir maintenant mais, elle ne veut faire de mal à personne et surtout, elle répète qu’elle ne veut traumatiser personne. Hein, c’est bien un accident ?
    -          Et vous feriez comment ?
    -          Le train, la voiture contre le train, comme ça je suis sûre.
    -          Vous savez déjà à quel endroit ?
    -          Oui.
  15. January

    Billets
    C’est le moment espéré où l’esprit se désolidarise du corps qui souffre. L’autre continue à frapper, n’importe où, les jambes, le dos, le ventre, protéger la tête..  Ou pas. Il sent que son corps tressaute sous les coups, il est traîné plus loin, il a entendu le craquement dans son bras, mais ça n’a pas fait mal. Il sourit, il ne sent plus rien, comme s’il avait un super pouvoir, alors ça va. Il respire l’odeur du plancher, rassurante, ça va.
    Ne ressent plus rien
    A force d’années de contrôle, d’évasion de soi ou de repli, l’esprit s’emprisonne. Il le sait, mais ne peut rien améliorer, ne plus ressentir, c’est la clé pour ne plus jamais seulement risquer d’avoir mal et de faire mal. Ce n’est même pas lui qui décide, les moyens de la raison se sont modifiés au fil du temps, des coups, de l’enfermement, des humiliations. Il est seul, solitaire, tout le temps. Mais il reste l’odeur du plancher, alors ça va.
  16. January

    Billets
    Ici ! Et là, et encore là. Au fond d’un tiroir, d’un placard, dans les poches des vêtements, sous les lits, derrière les radiateurs, sur les rebords des fenêtres, dans les chaussures, dans les oreillers… Partout des bouts de pain, petits, plus gros, mous, à moitié mâchés, secs, moisis…
    Et c’est la chasse aux bouts de pain. « Tu en as mis dans ta poche je t’ai vue. Mange-le, ou remets le sur la table. Si tu demandes du pain, je t’en donnerais. Tu n’as pas besoin d’en cacher partout. Sois raisonnable. Je te donnerai autant de pain que tu voudras.»
     
    Continue de faire des réserves
    Les placards, le frigo, sont pleins à craquer, des sacs pleins, au sol. Il ne faut pas un exemplaire d’un produit, il en faut deux, en permanence, quelquefois il y en a même trois, même ce qui ne se mange pas. Les produits alimentaires se périment faute d’être utilisés, c’est l’encombrement, elle ne veut pas jeter et reprends sa chasse dans les magasins. Elle ne peut pas gérer son obsession, elle se sent coupable, elle dilapide ses salaires, et manque, manque toujours… Elle appelle, elle pleure, elle attend «je te donnerais si tu manques, sois raisonnable. »
  17. January

    Billets
    Dans le noir, descendre, ne pas faire craquer l’escalier. S’accroupir puis s’assoir et commencer à glisser sur les fesses, une marche, une autre, le cœur qui tape dans les oreilles. Gagné, le couloir, facile, pas de bruit, pointe des pieds nus, bout des doigts contre le mur pour garder l’équilibre, passer devant La chambre. Le plancher, attention, respiration coupée, ventre creux. Au bout le but, la cuisine. Voler n’importe quoi, vite, les battements de cœur qui déchirent les oreilles, le souffle court, repartir trop vite, fermer la porte du frigo trop fort, et… échouer. Elle est déjà là, dans le couloir. Prendre son compte, et remonter.
    Rase toujours les murs
    La nuit, descendre pieds nus, faire le moins de bruit possible, ne pas allumer la lumière, marcher sur la pointe des pieds arriver en bas, guetter les bruits, les ombres, ne rien avoir à faire là, être encore emprisonné, le constater, remonter.
  18. January

    Billets
    Dans le cellier, il fait froid, ça sent mauvais, c’est humide et noir. Il y a juste la place pour son petit corps, entre les parasols, les fauteuils pliants, les vieux cartons, les seaux, les petits meubles entassés. Surtout ne rien toucher, rester bien droite, raide, immobile. Elle écoute, et croit entendre. Elle croit entendre des insectes ramper jusqu’à ses pieds nus dans les sandales, alors elle lève un pied, puis l’autre, perd l’équilibre, recule, se cogne, avance d’un pas, reprend son souffle, écoute. Son ventre se tord de peur, il ne faut pas qu’elle les imagine. C’est trop tard. Elle sait qu’au-dessus de sa tête, il y a de grandes toiles denses, de celles qui abritent les plus grosses araignées. Elles vont lui tomber sur les épaules, dans le cou. Elle est glacée, elle serre ses bras autour d’elle, ferme les yeux et commence à réciter : 200, 199, 198, 197, 196…  ses larmes coulent, en silence.
    A toujours peur des araignées
    Elle en est sûre. Elle est entrée dans cette pièce et il y en a une, c’est sûr. La même angoisse, elle regarde sur les murs, rien. Elle revient en arrière… Elle est là. Au-dessus de la porte. Elle est passée juste en dessous. Frissons, tremblements. Elle essaie de réagir, de raisonner, mais c’est foutu, c’est la paralysie. Elle appelle, l’araignée se contracte, elle se demande, une fois de plus, comment fera-t-elle quand elle sera seule pour de bon. Comment elle fera…
  19. January

    Billets
    Pas moyen, elle ne lâchera rien. Il ne se passe rien. Ces bleus ? Chute à vélo. La fatigue ? Normal, la croissance. Ils sont marrants ces adultes, ils parlent d’elle, entre eux, et du coup ils lui donnent toutes les bonnes réponses à donner. La croissance ? Elle prend la balle au bond : oui, j’ai mal aux jambes la nuit. Voir sa mère et son père ? Ils sont en voyage. Mais qui la garde alors ? La tante. Très bien, voyons la tante. C’est pas possible elle travaille. Elle ne travaille pas toute la journée tous les jours. Si. Même la nuit. Et ça continue comme ça pendant de longues minutes où elle se sent comme un pauvre animal piégé dans un labyrinthe. Elle sait qu’à la fin ça va les agacer, on la renvoie, avec son compte d’humiliation. Elle s’en fout, elle a gagné. 
     
    Ne protège plus ses parents
    C’est fini, elle ne ment plus, dans ce foyer lugubre, elle a fini par tout raconter. On l’a écoutée, vite fait hein, on n’a pas le temps, et puis aller faut avancer. Elle en a encore des choses à dire pourtant, mais il n’y a plus personne pour écouter. Quand ils voulaient savoir elle ne voulait rien dire, et quand elle a voulu dire ils n’ont rien voulu savoir. Ils sont bizarres, ces adultes…
  20. January
    Elle est assise dans ce long couloir blanc, sa mère à côté d’elle. Plus tôt elle a pris une gifle parce-qu’elle avait renversé de l’eau, elle a l’oreille qui chauffe encore. Mais si elle n’a pas bien tenu son verre, c’est parce-qu’elle a très mal au poignet. Vraiment. L’autre lui dit : "T’as intérêt qu’il soit cassé, sinon je te le casse moi-même !" Est-ce qu’elle a vraiment mal ? elle appuie fort son poignet sous la chaise. Oh oui ça fait vraiment mal. Mais s’il n’est pas cassé… Alors elle tord son poignet sous la chaise, tire, se retient de respirer, s’étouffe tellement ça fait mal. La peur au ventre elle part avec l’infirmière, pourvu qu’il soit cassé, pourvu qu’il soit cassé…
    A toujours peur de ne pas avoir assez mal
    Elle n’est jamais sûre d’avoir assez mal pour aller chez le médecin. Pourtant elle se souvient, il était bien cassé son poignet. Plus personne ne la menace aujourd’hui, mais il y a toujours cette voix : tu vas arrêter cette comédie ou je te jure que tu vas vraiment avoir mal.  Elle appuie sur son crâne, bouge la nuque, si, ça fait vraiment mal. Oui mais rien n’est « cassé ». On verra demain…
     
  21. January

    Billets
    Il est maladroit, c’est ce qui se dit quand c’est poli. Il marche le nez parterre, tout le monde peut le voir, alors il se cogne souvent, il trébuche, c’est normal tous ces bleus. C’est vrai que ses mouvements ne sont pas très coordonnés, hésitants. Tout est hésitant chez lui. Il s’approche de la chaise mais shoote dedans et elle se renverse. Il la redresse à toute vitesse, pose les mains sur le dossier et dit « pardon ! »
     
    Ne dit plus pardon aux meubles
    C’est un mauvais jour il le sent. Le contrôle fout le camp. Dans la salle de bains, il ouvre la porte du placard, trop fort, trop vite, le coin heurte son front. Il hurle, entreprend d’arracher la porte, il la jette contre le mur, met des coups de pied dans tous les meubles, des coups de poing dans les murs, jette tous les objets à portée, les piétine, il brise le miroir. Il ne dit plus pardon aux meubles…
  22. January

    Billets
    C’est un beau garçon, il est assis bien droit, sérieux, son regard clair enveloppe la pièce entière. Il n’y a pas d’anxiété dans ses yeux, il est calme. Il n’est pas ici. Il n’entend pas, ne prononce plus une parole depuis des semaines. Le ballet exécuté autour de lui ne le concerne pas, il est en dedans, loin en lui, il s’est mis au secret. Il le sait, parler est une question de survie, ou il redeviendra l’enfant chétif peureux de tout. Il secoue la tête à chaque mot perçu en dehors de lui. C’est impossible.
     
    Ecrit
    Il n’a pas pu parler, dire, c’est trop difficile. On lui a offert un stylo, avec le silence pour tout langage, et il a commencé à écrire. Ecrire le temps, la peur, la peine, les heures, la colère, le cœur qui se vide. Ca lui prend des semaines, des mois, il remplit les pages de sa petite écriture serrée, régulière, ses mots pesés, lus et relus encore et encore. C’est fini, il a écrit. Il envoie tous ses cahiers au regard vert et silencieux qui lui a donné un stylo et un cahier il y a longtemps. C’est fini. Il ne parle pas, il n’écrit plus. Il est parti.
  23. January

    Billets
    Dix-neuf heures trente, vingt heures, dispersion ! C’est l’heure où disparaître. L’heure des « grands », qui regardent la télé en fumant, en buvant. Elle fait ce qu’elle veut, jouer, lire, étudier, pas d’obligation d’extinction des feux. Mais quand elle va se coucher, elle éteint tout de suite la lumière, elle se concentre fort pour s’endormir, s’endormir tout de suite, tout de suite.
    Elle se réveille en panique, le réveil marque 1h03, tard, trop tard ! Elle a eu de la chance cette fois. Elle remonte les couvertures sur son nez, et met tous ses sens en éveil. Elle entend des craquements, des bruits à l’extérieur, du vent, une voiture, un volet qui claque… Ne pas s’endormir, surtout pas, veiller jusqu’au matin. Ne pas s’endormir, ne pas s’endormir. Echouer.
     
    Se couche toujours tôt
    Ramper, jusqu’à vingt et une heure, vingt et une heure trente, essayer, encore, échouer. C’est trop lourd, trop lourd, elle s’endort.
    Elle se réveille écrasée, il est minuit, 1h00, 2h00, 3h00 quand ça va bien. Se rendormir surtout, se rendormir à tout prix. Echouer encore. Alors les nuits claires sortir, lire jusqu’à ce que le soleil se lève, appeler dans le noir, ne trouver personne. Essayer de se rendormir, échouer encore.
  24. January

    Billets
    Regarde dans ton assiette !  La gifle est tombée, un revers, au coin de l’œil. La claque supplémentaire derrière la tête a fait tomber la fourchette de sa main, elle se baisse pour ramasser, mais on la redresse sur sa chaise par une poignée de cheveux. Assieds-toi correctement !
    Elle est assise en travers, ça peut mal tourner. Faut pas se faire voir c’est tout. Il faut mettre les jambes sur le côté, garder autant que possible le buste bien droit. Sa place à table le permet, l’autre ne voit rien, enfin…
    J’ai dit : Assieds-toi correctement.  La fourchette à viande a dérapé sur sa main, elle regarde la petite langue de chair soulevée, stupéfaite.
     
    S’assoit encore de travers
    -          Non mais, je me suis toujours assise comme ça.
    -          Oui. Tu te places aussi toujours de façon à voir correctement ce qui pourrait entrer par les portes et les fenêtres. Je me trompe ?
    -          Non.
    -          Et tu préfères ne pas manger à table et quand ça arrive, ça dure moins de dix minutes.
    -          Oui…
    -          Raconte.
×