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Criterium

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Billets posté(e)s par Criterium

  1. Criterium

    Texte
    Ce matin-là, la douleur avait été trop forte. Impossible de l'ignorer plus longtemps ; les espérances qu'elle s'estompe durant la nuit s'étaient dissipées. Au moins, j'avais réussi à dormir quelques heures — mais si elle devait continuer, s'intensifier, alors cela deviendrait impossible de répéter cela la prochaine nuit. Je n'arrivais pas à comprendre ce qui accablait mon corps. Par moments, c'était comme un poids diffus, depuis le ventre jusqu'à la poitrine ; à d'autres, des pointes de douleurs, comme si des ongles grattaient contre moi depuis l'intérieur de mon corps. Comme si en moi m'agrippait une main étrangère, qui me haïssait. Ça n'était pas toujours au même endroit, donc je pensais que ça ne pouvait pas être une crise d'appendicite. Je me remémorai un par un tous les ingrédients des trois derniers repas, sans en trouver un qui aurait pu être la cause de tout cela.
    S'allonger sur le sofa, un gant mouillé posé sur le front ; une tasse de thé brûlant, avec un peu de citron ; rester immobile des heures, les mains posées sur l'abdomen — tout n'apportait que des répits momentanés. Il aurait fallu attendre que tout passe — mais je ne pouvais plus attendre, craignant surtout que ce fût là le premier symptôme d'un mal plus inquiétant. Ça ne pouvait pas être une simple indigestion. Je n'allais pas chercher sur Internet : là-bas, toute sensation trahit un nouveau cancer.
    Finalement, je pris sur moi et, réalisant que je pouvais marcher sans trop souffrir — peut-être était-ce un bref moment de répit avant que la douleur ne reprenne et que les ongles à nouveau râpent mes entrailles — j'appelai le médecin.
    Un peu plus tard, je me trouvai dans le bureau boisé du Dr. Lewy. Elle me posa les questions habituelles — les aliments, les moments des premières douleurs ; si je prenais d'autres médicaments. Pression sanguine normale. Je sentis le froid du stéthoscope se poser sur mon dos, sur mon thorax, sur mes côtes. Ce fut à ce moment que je perçus quelque chose de différent chez le docteur. Elle avait pris un air soucieux, ses sourcils s'étaient froncés, comme si un nouveau problème venait de lui apparaître.
    — "Vous sentez des gargouillis ?", demanda-t-elle.
    — "Non."
    Je précisai : "Ce sont plutôt des pointes de douleur. Des griffes." - et elle gardait un air perplexe, étrange.
    — "Vous avez voyagé récemment ?"
    Non plus. Le dernier voyage datait d'il y a plusieurs mois ; et, lui apprenant que ç'avait été en Europe, elle hocha de la tête, mettant cette hypothèse de côté. Elle avait dû soupçonner une sorte d'infection tropicale. J'avais l'impression que mes organes changeaient de place, et je lui en fis part. Elle s'arrêta un instant, et réfléchit, essayant de se remémorer nos précédentes rencontres.
    — "Vous avez un situs inversus ? Je ne le vois pas sur votre dossier médical..."
    — "..."
    — "Vos organes ne sont pas disposés du côté habituel. J'aurais dû m'en rappeler..."
    — "Mais... il me semble que je vous aurais entendu le dire la première fois..."
    — "Vous avez dû l'oublier."
    J'allais protester, mais je vis bien que son ton sec était sans appel. Une fois encore, c'était le médecin qui avait décidé, tranché. C'était la seule hypothèse qui fasse sens dans son esprit, et maintenant elle ne voulait plus en entendre d'autres ; pourtant je l'aurais bien su si j'avais possédé une disposition originale de mes organes... On me l'aurait dit, le souvenir serait évidemment resté — ça ne s'oublie pas, une découverte de ce type. Et puis — portant la main par réflexe à mon cou, puis sur la poitrine — je pouvais bien sentir mon cœur un peu plus à gauche. Je ne comprenais pas pourquoi elle disait cela.
    — "Vous devriez voir un spécialiste, faire une radio. Au cas où il y ait quelque chose." — J'imaginais donc que le verdict devait être une possible tumeur, apparue soudainement, et détectée seulement du fait de la naissance d'une gêne douloureuse. Mais que la transition soit aussi rapide et contrastée ? Là encore je ne comprenais pas tout à fait. Je sortis du cabinet sans réel diagnostic, ni aide, à part un conseil vague de prendre du Doliprane... Je m'aperçus finalement que je ressortais de chez le médecin sans aucune réponse et presque avec plus de questions qu'avant d'y rentrer.
    La douleur s'était assourdie sur le trajet du retour. Tant que je marchais à pas réguliers, elle s'absorbait dans le mouvement ; c'était un balancement inconfortable, mais bien plus plaisant que l'immobilisme. Plus je m'en apercevais, plus j'ajustai mon trajet en y ajoutant quelques détours — par le parc, par la grande avenue — pour m'accorder un plus long répit avant de me retrouver à nouveau sur le sofa à souffrir. Là encore, j'avais de plus en plus l'impression que mon intérieur était en vrac, pêle-mêle.
    Ce fut dans les derniers mètres du parc que se produit un événement étrange. La grande allée qui menait jusqu'au portail était toujours fréquentée ; sous l'ombre des ormes qui la bordaient, quelques bancs de pierre abritaient des passants venus se reposer assis quelques instants, ou encore des couples profitant du cadre romantique avec vue sur les parterres de fleurs. Mais l'homme qui se mit à me crier dessus n'avait ni l'air d'un passant, ni celui d'un amoureux ; il ressemblait plutôt à un sans-abri africain, l'air sale et menaçant à la fois. Je ne compris que quelques-unes de ses invectives — car il semblait avoir consommé des psychotropes qui lui affectaient la diction.
    — "Vous faites de la sorcellerie, vous avez un evur !"
    Je pressai le pas sans répondre, espérant qu'il ne se mette pas à me suivre ou à devenir plus agressif. Ce ne fut heureusement pas le cas.
    Une fois de retour dans mon appartement, les douleurs reprirent à nouveau. Je réussis à me dévêtir, à prendre une douche froide, puis à m'allonger à nouveau sur le sofa en tee-shirt, espérant que cela passerait après quelques heures. Tant que je ne bougeais pas, la position n'était pas trop inconfortable ; cette pause et la longue marche eurent tôt fait de m'entraîner dans un état ensommeillé, et je m'aperçus que comme je ne pouvais pas vraiment faire autre chose, je pourrais malgré l'heure récupérer un peu de sommeil avec une sieste. Pourtant, malgré la fatigue, c'était le visage aux traits durs de l'homme qui criait qui me revenait incessamment à l'esprit.
    La mâchoire dure, la joue creusée et sèche. Je ré-entendais ce mot inconnu : evur. — Je m'emparai de mon smartphone, cherchai tant bien que mal — essayant différentes orthographes — ce qu'il avait voulu dire par là. Sans doute quelque chose de lié au mauvais œil ? J'imaginais une sorte de superstition liée à un habit, une couleur, ou encore à ma démarche qui devait avoir été affectée par la douleur intermittente. Finalement, je trouvai une piste... :
    Ewu, evur, mango, ngwel, inyamba... beaucoup de termes différents semblaient correspondre à un concept proche, plus ou moins celui-ci : certaines personnes étaient nées avec un organe supplémentaire, lequel était l'"organe-sorcier", et celui-ci pouvait avoir un effet magique à distance — s'envolait durant la nuit pour gâter une récolte, affliger un corps... Le pouvoir pouvait être utilisé en négatif ou en positif — en sorcier ou en médecin-guérisseur, dans une procédure proche du shamanisme — mais tout le monde gardait néanmoins ses distances, voyant d'un œil très méfiant les porteurs de l'organe. Qu'avait donc vu en moi le vagabond menaçant ? J'imaginai un instant qu'il avait pu, lui aussi, posséder cette sorte d'émetteur-récepteur et que celui-ci lui avait montré mes maux intérieurs... D'ailleurs, était-ce peut-être pour cette raison qu'il s'était exilé ? Me revinrent en mémoire tant d'histoires sur le traitement réservé aux personnes accusées de sorcellerie ou de mauvais œil dans les pays africains ; et puis les histoires sur ce que l'on imaginait dans les corps... comme cette croyance en Zambézie dans laquelle même les hommes chauves étaient parfois chassés — car on croyait que ce crâne trop lisse abritait de l'or sous la peau, à la place de l'os.
    Mais non, ça n'était que des vagues rêveries (bien qu'aux conséquences tragiques là-bas) — déjà, si l'organe existait, il aurait été découvert par nos anatomistes qui avaient déjà décrits des déformations internes autrement plus rares. Ensuite, il ne serait pas apparu soudainement, comme ça, après vingt-cinq ans : on naissait avec... Ou alors, était-ce une sorte d'atavisme très rare ? — De toute manière, son mode d'action le plaçait forcément dans le domaine du paranormal.
    Du moins, c'est ce que je pensais.
    Je réussis à m'endormir, d'un sommeil étrange — malgré la douleur qui revenait tantôt par à-coups. Comme si petit à petit, je l'avais acceptée, et amortissait ses pulsations en les divertissant petit à petit vers le reste du corps — jusqu'à ce que la fatigue absorbât tout. J'eus à nouveau ce moment où je sentais mon esprit être resté conscient, mais où le corps avait disparu. Et puis, alors, le rêve. —
    Je volais dans les airs. Étrangement, on ne voyait ni la lune ni le soleil dans les cieux ; juste un profond bleu marine, sombre, statique — le temps comme figé au moment où le crépuscule vacille. À l'ombre que je projetais sur les arbres et sur les immeubles, je me devinais immense oiseau solitaire. Un oiseau de proie. Je fondais vers l'allée aux grands ormes. Ils étaient là : les promeneurs du jour, les artistes perdus de la nuit... et puis cet homme étrange, le même que tout à l'heure. Le seul qui, soudain, regarda le ciel — et sembla m'y percevoir... le visage alors horrifié, les muscles du front si serrés que le contour des veines et artères semblaient être sur le point d'éclater... immobilisé par la peur... car il savait que je revenais pour lui.
    — Le son d'une sirène d'ambulance au loin me réveilla d'un coup. Les images du rêve encore clairement à l'esprit. Je vis par la fenêtre ouverte que l'après-midi touchait à sa fin ; le soleil se coucherait dans moins d'une heure. La douleur n'était plus là ; elle avait laissé place à une sorte de sensation diffuse — ce n'était plus une main qui me griffait les entrailles, mais une sensation encore légèrement inconfortable : la même main qui maintenant y ajustait la disposition des organes, les uns avec les autres, comme pour y essayer différents rangements et diverses combinaisons... Non, ça ne pouvait pas être une simple indigestion. Il y avait quelque chose en moi.
     
     
  2. Criterium

    Texte
    Il y a des points sur la Terre où quelque chose d'étrange se passe. Combien au juste — impossible de le savoir. Selon la science, le phénomène n'existait pas, et ne faisait de toute façon aucun sens. Des points de pouvoir ? Impossible. Quelque chose d'inobservé, et donc sur lequel il était impossible de faire des expériences, n'existait simplement pas pour elle — comme d'autres phénomènes, réels ou non : par exemple le ball lightning jusqu'à très récemment. Les points seraient répartis çà et là comme au hasard sur la surface du globe, chacun avec sa latitude, sa longitude, et... sa hauteur/profondeur. Car ils pourraient très bien être à cent mètres de haut, ou au contraire enfermés dans une pierre à cent mètres sous terre. S'il y en existait même un à hauteur d'homme — nul ne pouvait le savoir. Tout au plus pouvait-on supposer que certains lieux sacrés avaient été construits dans des endroits précis pour une raison, et que d'aucuns alignaient avec des méridiens ou autres lignes peu convaincantes ; peut-être avaient-ils donc été érigés à côté, ou autour, de l'un de ces points de pouvoir — et que leur alignement n'était que la conséquence d'un phénomène physique sous-jacent.
    Qu'étaient-ils vraiment, ces points ? — On avait entendu tant de suppositions... des trous noirs infiniment petits ; des points acoustiques où la théorie des cordes résonnerait différemment ; des espaces où différents plans de réalité se connectaient — comme le trou d'une feuille de papier passait du recto au verso — ou encore de véritables portes vers l'inconnu. Étaient-ils dangereux – étaient-ils utilisables : nul ne le savait.
    L'homme resta debout, se posant à nouveau toutes ces questions. Il s'adossa contre le côté de son véhicule, se demandant où et comment il avait entendu parler de tout cela pour la première fois ; mais ça lui échappait.
    Une légère brise soufflait sur la vallée et les champs. La journée d'été ne serait pas trop chaude ; et le ciel restait dégagé. Ç'aurait été le temps idéal pour une balade en nature. Mais ce n'était pas ce qu'il était venu y faire. Il s'était garé sur le côté de la route de campagne, qui traversait tout ce paysage. Il était seul. Aucune autre personne, aucune autre voiture en vue ; il n'entendait que le pépiement des oiseaux, qui passaient l'après-midi à communiquer d'arbre en arbre les dernières nouvelles de la paisible scène.
    Au milieu de tout cela, seules deux constructions étaient de la main de l'homme. La première, c'était simplement ces grands pylônes qui ponctuaient le paysage, alignés le long de la route, supportant des câbles électriques. La seconde, par contre, c'était la raison de sa venue.
    Là, au milieu d'un champ, à côté de quelques bottes de foin, une construction métallique avait été érigée. Les barreaux formaient des carrés et des croix, à la manière des étages d'une grue. Et, comme la tour d'une grue encore, ils s'élevaient haut dans le ciel — peut-être une trentaine de mètres — sans que rien n'orne le sommet. Une structure incompréhensible : qui voulait s'élever au milieu d'un champ, à cet endroit-là, précisément ? Un artiste demi-fou installant une nouvelle œuvre d'art moderne ? Ou des athlètes qui voulaient s'entraîner à l'escalade ici et comme ça ? Ça ne faisait aucun sens. Il y avait une raison cachée à la présence de cette chose.
    Des vérifications rapides l'avaient montré : la structure avait été érigée à la lumière de la lune, de nuit — sans autorisation de la mairie ou de la commune. Le vieux paysan auquel appartenait la terre ne manifesta pas le moindre intérêt à parler à un représentant de la mairie ou aux gendarmes. Il vivait à moitié déjà dans un autre monde ; l'on aurait pu mettre des douzaines de ces structures dans ces champs, puis les enlever, sans qu'il ne batte un œil. En attendant que quelqu'un prenne sur lui d'aller désassembler ce montage, l'œuvre en ferraille resterait plantée là, sifflant vaguement dans le vent lorsque celui-ci était suffisamment fort et la faisait chanter.
    Lui seul avait entrevu une autre possibilité. Une alternative. — De vieux souvenirs d'enfance ; les lectures de livres écrits par des fous et des poètes. Dans leurs reliures se cachaient des mots étranges, inconnus, qui lui avaient inspiré tant de rêveries : les Bermudes, les fractemps, les evestra, l'alkahest et l'alzahir... C'était il y a longtemps, et leurs significations s'étaient toutes mêlées, obscurcies. Tout ne restait que sous la forme d'une vague impression de déjà-vu lorsqu'il se confrontait, très rarement, à l'étrange. De cet entremêlement subconscient avait réémergé l'existence supposée de ces points. À nouveau devant le structure, il ne pouvait s'empêcher de penser que la tour s'érigeait précisément là puisque c'était à cette position, et à cette hauteur précise, que se trouvait la porte invisible.
    Sortant de ses méditations, il vérifia à gauche et à droite qu'aucune autre voiture ne venait ; puis traversa la route pour se retrouver dans le champ. La terre était sèche et dure ; certaines plantes et brindilles craquaient sous ses pas. Le sol était quelque peu onduleux, et il devait prendre soin à ne pas aller trop vite pour ne pas perdre l'équilibre ou positionner sa cheville d'une manière inconfortable. Ainsi, il garda les yeux rivés sur le sol, jusqu'à ce qu'il arrive au pied de la structure. Qu'elle avait l'air plus élevée, en la regardant d'ici ! Le bleu franc du ciel était lumineux, et faisait cligner de l'œil. Il posa la main sur le métal — gardant soigneusement l'autre dans sa poche, ayant entendu que cela protégerait d'un arc électrique. Aucune étincelle. La structure n'était pas chargée. Il ne voyait pas d'échelle ; le seul moyen de parvenir jusqu'en haut serait d'escalader, barreau par barreau, les quelques étages. Il secoua sa main, en saisissant à nouveau le métal ; l'ensemble oscillait, mais restait ferme — c'était donc possible. Alors, après une grande respiration, il s'élança. Un bond — puis il gravit l'un des versants.
    À quelques mètres du sol, la brise devenait plus soutenue, plus fraîche. Les barreaux restaient solides, même s'il était de plus en plus perceptible que son poids sur le côté de la structure la faisait à nouveau osciller, avec un léger grincement qu'il percevait maintenant bien. Il continua son ascension. Tant qu'il ne regardait pas vers le bas, le vertige ne se manifestait pas. Et, finalement, il atteint le sommet de la structure. Là-haut, au milieu de la structure, une sorte de plaque perforée avait été affixée, qui permettait de se tenir debout au milieu. Il se haussa jusqu'à la plaque, fit quelques pas en avant, et put enfin se redresser. Il était debout, sur la plateforme élevée au milieu du champ. La vue était superbe. Par contre, il n'y avait pas de rambarde, la plateforme restait ouverte. Ainsi, debout même sans être proche du bord, un petit vertige s'invitait quand même... d'autant plus que maintenant, les mouvements de l'ensemble au fil du vent se percevaient par des vibrations au niveau des pieds.
    Il préféra s'accroupir à nouveau, pour promener son regard dans l'air à côté du sommet. Il y cherchait un quelconque indice du point. Il ne savait pas s'il serait exactement sur la plateforme, ou à côté, et s'il était à un mètre, à hauteur d'homme, ou encore un peu au-dessus. Quelques nuages étaient apparus ; tels de petits morceaux de coton, ils donnaient l'illusion d'être tout autant de points blancs, et il devait changer d'angle et de position pour s'assurer que ce furent bien des nuages, et non pas une manifestation de l'indice. Avec déjà une autre question vague : si le point se trouvait juste au-delà de la plateforme, devrait-il s'y élancer, s'y jeter ? Si rien ne se passait, la chute serait bien dure... de cette hauteur, elle serait peut-être même mortelle, un saut de l'ange peu recommandable...
    Et soudain, il le vit.
    Le Point.
    C'était donc vrai...
    Il était presque invisible... on le devinait plutôt par un reflet, par la vague sensation que sous un angle très précis, un faux arc-en-ciel apparaissait dans un coin du ciel. En se déplaçant sur le côté, on retrouvait la même illusion d'optique en regardant au même endroit... C'était là, au milieu de la plateforme, à peu près à un mètre cinquante au-dessus, que le phénomène se trouvait. Immobile, incompréhensible ; une illusion presque vaporeuse, très difficile à percevoir. Mais maintenant qu'il savait exactement où elle se trouvait, il la retrouvait aisément, comme il le faisait : éloignant son regard un instant, puis l'y re-dirigeant pour se convaincre que ça ne fut pas une fausse impression.
    Le temps était venu de savoir ce que cela signifiait. Alors il se redressa. Il n'avait plus de vertige. Ou, plutôt : son vertige avait pris une autre forme — maintenant, il ne concernait plus la hauteur de la tour et le sol tout en bas, mais l'infini et l'indéfini de ce qui pourrait se trouver par-delà le point. Il s'y dirigea. Il était juste devant lui, maintenant. Fallait-il y apposer le doigt, la main, la tête ? Après de longs instants, il retint son souffle à nouveau et approcha sa main...
    ...stelfeR...
    ...une chatouille. La lumière changea aussitôt. Il revint à ses esprits, reconnut être toujours dans les hauteurs du champ. Par contre, il faisait maintenant nuit. S'était-il endormi sans même s'en rendre compte ? Le ciel était noir. Il s'aperçut qu'il n'y voyait aucune étoile... pas même la brillante, celle du petit chariot d'habitude si reconnaissable... Le ciel était noir et profond, encore plus immense que jamais. La brise demeurait. Les oiseaux ne chantaient plus ; sur la vallée flottait désormais un silence de mort. Il avait voyagé ; il en avait la certitude — il avait franchi un portail. Par contre, il ne savait pas si c'était dans le temps (quelques heures de plus ?) ou dans l'espace, ou par quelque autre dimension. L'horizon et le paysage était le même — la luminosité en moins et le silence en plus.
    Et puis il regarda à ses pieds. Et trembla.
    La tour était toujours là, certes. Mais elle n'était plus construite en barreaux métalliques. Elle s'était considérablement éclaircie. Car elle s'érigeait jusqu'ici, assemblée bizarrement par de grands os blanchâtres. Il était au sommet d'une tour d'ossements. Quelque chose d'incroyablement menaçant flottait dans l'air. Il frissonna. Il se demanda s'il devait descendre, ou à nouveau guetter à nouveau dans le ciel noir le point, avec l'espérance qu'en l'effleurant encore il rentrerait vers le premier seuil...
     
     
  3. Criterium

    Texte
    Le son de la claque avait été magistral ; il avait fouetté le silence aussi chaudement que la joue rougie.
    L'homme sale eut une faible plainte — comme celle d'un enfant n'ayant plus de larmes ni de voix ; par sa réaction si mesurée, il trahissait le fait d'être l'une de ces personnes n'ayant plus de détermination, plus de direction ; ceux-là qui avaient déjà abandonné leurs désirs pour sombrer dans une vague dépression, au fil des ballottements de leur vie. Lorsque les batteries sont à plat, la douleur n'est perçue plus que par réflexe physique. Peut-être étaient-ce aussi des restes d'alcool dans la circulation sanguine. Il était malingre ; la peau tannée par les longues années passées dans la rue, par les étés caniculaires et les hivers rugueux. Son gémissement restait faible un moment, puis s'étouffa.
    — "Bon, tu vas nous raconter toute l'histoire depuis le début, Dédé."
    Cette autre voix témoignait d'une énergie toute contraire. Affirmative, habituée à donner des ordres ; énergique et déterminé, l'homme ayant administré la correction ne tolérerait aucun écart. Il obtiendrait ce qu'il souhaitait — il était habitué à le demander, et si ce fût nécessaire, à l'exiger et à le prendre. Ainsi, le SDF assis sur la chaise, inconfortable, se plia immédiatement devant cette volonté impérieuse. De sa voix monotone, il articulait son récit tant bien que mal.
     
    J'étais à mon spot habituel, en face de la cathédrale. Contrairement à ce que l'on croit, les gens au sortir de la messe ne sont pas plus enclins à donner quelques pièces ; par contre, les touristes sont plus faciles à convaincre. Cela dépend des nationalités. Bref, c'était là que j'avais mes habitudes ; alors j'y restais de longues heures, même le soir lorsqu'il n'y avait presque plus personne. C'est ainsi que je remarquai récemment de petites manigances.
    Un groupe de jeunes avait choisi cet endroit pour une expérience. La fille du groupe se tenait devant une porte cochère, comme pour attendre quelqu'un. Ils devaient avoir contacté des hommes pour leur donner rendez-vous là ; ça devait être une sorte d'arnaque sur des sites de rencontres. Pourtant, leur but était complètement différent : lorsque l'une des victimes arrivait sur la place, reconnaissait la jeune femme, la saluait et se dirigeait vers elle — alors quelques membres du groupe se ruaient sur lui, mais ce n'était pas pour le voler ou lui faire les poches. Ils l'immobilisaient, et l'un d'entre eux avec un objet tranchant se chargeait de lui infliger une entaille, au bras ou à l'oreille. Ça n'était même pas pour faire mal ou blesser, mais clairement dans le simple but de faire s'écouler du sang. Le rouge tachait les pavés, l'homme était relâché, et celui-ci généralement s'enfuyait, parfois en criant des insultes. Les autres ne cherchaient pas à le poursuivre, ne répondaient pas aux injures ; la seule chose qu'ils avaient voulue, c'était celle-ci, la seule : faire s'écouler le sang.
    Alors l'un se penchait et récupérait les précieuses gouttes rouge-sombre dans un petit flacon, et y apportait une mention au marqueur noir.
    Je les avais entendu : ils appelaient cela un "prélèvement sanguin sauvage".
    Je n'avais jamais vu ça auparavant. Discrètement, je suivais les épisodes de cette saga — quatre, cinq, six occurrences... pourquoi voulaient-ils collecter tant de sang de personnes différentes ? Était-ce une collection d'un nouveau genre ? Ça ne pouvait pas être de la violence gratuite. Il devait forcément y avoir une raison derrière cela. — C'est la raison pour laquelle... et je le regrette maintenant... c'est pour quoi je me décidai cette fois à les suivre.
    Ils s'éloignaient de la place, redescendaient vers la ville en empruntant les petites ruelles, prenaient soin de vérifier les angles morts au-devant d'eux. Moi, les années passées à la rue m'avaient rendu invisible ; ça devait être pourquoi ils ne me virent pas. Pourtant, je les filais sûrement de façon grossière.
    Serpentant dans la rue jusqu'à d'autres collines, ils se rendirent jusqu'à une petite ruelle dans laquelle personne ne passait. Trop étroite même pour les voitures : ça devait être l'un des lieux les moins fréquentés de la ville, et pourtant si proche du centre. C'était sûrement la raison pour laquelle les quelques magasins ici avaient tous fermés ; les vitres peintes en blanc à la va-vite, les façades lentement abîmées par la lumière du soleil, et des pousses végétales entre chaque pavé... même un arbuste dans le caniveau... l'endroit entier était abandonné. — Ils avaient les clés de l'un de ces locaux, entraient dans le magasin désaffecté et se faufilaient jusqu'à l'arrière. Je ne pouvais pas y rentrer à leur suite ; là, ç'aurait été trop évident... alors je décidai de plutôt faire le tour du quartier pour voir si je pourrais trouver une fenêtre de laquelle je continuerais ma traque. Je ne trouvais rien, au début ; puis, essayant des portes au hasard, je m'aperçus que l'une des portes d'immeuble était en fait une vieille traboule menant aux cours intérieures. Certaines étaient séparées par des grilles. Je dus en escalader une pour retrouver la cour qui devait être située juste au bon endroit — et, m'abritant dans un amoncellement de pots en céramique dans lesquels poussaient de grandes plantes, je me retrouvai à l'endroit idéal : caché, en face d'une fenêtre, avec une vue directe sur l'étrange groupe qui s'affairait à l'intérieur autour d'une table.
    Je pensais qu'ils étudiaient tous ensemble un plan ; puis je m'aperçus que la table était jonchée d'objets hétéroclites. Il y avait là du matériel scientifique. Des boîtiers noirs, la collection de petites fioles, un ordinateur, des câbles, des outils, et tout un tas d'objets que je ne reconnaissais pas — du high-tech, ou d'autres outils aux fonctions trop spécialisées.
    Ce fut une réalisation soudaine, en observant celui qui devait être le leader du groupe passer de l'ordinateur à la manipulation du prélèvement le plus récent. Ils avaient fait ces emprunts pour aussitôt utiliser le fluide — et que pouvait-il contenir d'autre ? — Ils séquençaient l'ADN de chacune de leurs victimes.
    Cette pensée me terrifia — ils volaient bien quelque chose... mais pourquoi ?
    Je n'arrivais pas à trouver de raison à ça. Étaient-ils engagés illégalement par une compagnie d'assurance pour vérifier si telle ou telle personne aurait caché des prédispositions à une maladie ou au cancer ? Le risque n'était-il pas incompréhensible ? Et puis, donc les victimes seraient traquées et choisies ? Ça ne tenait pas. Un laboratoire secret de hackers-biologistes qui devait agrandir leur base de données ? Ça ne tenait pas non plus : ceux-là auraient facilement trouvé des volontaires, parmi les étudiants rêveurs, les artistes et les hippies modernes.
    Une idée me vint et me terrifia beaucoup plus...
    ...ça ne pouvait être que cela : ils ne pouvait pas être humains. Ils étudiaient les humains.
    Aussitôt, j'avais l'impression que les reflets de la lumière, à travers la vitre sale, trahissaient que leur peau était un masque caoutchouteux, une vulgaire réplique... ils ne clignaient jamais des yeux... et puis les plis de leur visage n'étaient pas tout à fait corrects...
     
    — "Tu dérailles, Dédé, je te préviens, je vais t'en coller une si tu te mets à raconter n'importe quoi !"
    La voix impérieuse demandait une suite et exigeait qu'elle soit crédible, ou tout du moins plausible. Le narrateur avait instinctivement levé le bras, dans un geste vain de se protéger d'une nouvelle gifle ; mais celle-là n'était pas venue. D'un ton de plus en plus hésitant, il tenta de continuer son histoire...
     
    Je le jure — dès que j'eus cette réalisation, cette conviction que le groupe n'étaient pas des êtres humains comme nous, ce fut comme si soudainement ils avaient détecté ma présence ; ils l'avaient lu en moi. J'étais sûr de n'avoir fait aucun son, aucun mouvement ; ça n'avait été qu'une pensée — et c'était exactement comme si cette pensée avait causé un son, sur un autre plan, en l'occurrence même un vacarme. Je jetai un coup d'œil aux alentours, incrédule, incapable de comprendre si quelque chose s'était passé que je n'aurais, moi, pas perçu... Toujours est-il que... tous se tournèrent... vers moi. Mais... ça n'avait été que leur tête qui avait tourné : leurs corps, eux, étaient encore orientés vers la table couverte des ustensiles scientifiques. Et maintenant... ils me fixaient, tous. — Tous. J'étais horrifié. — J'étais figé sur place.
    Regards inexpressifs... comme les yeux vides... et pourtant je sentais quelque chose, tout en étant planté là, parmi les plantes, incapable de bouger. Comme si celles-ci avaient développé de petites branches, des vrilles ou des tentacules... et me fouillaient la tête... de l'intérieur. Elles... ou eux... C'était horrible. Comme une chatouille à l'intérieur du crâne — impossible à arrêter — incontrôlable — qui fouillait, fouillait... et me faisait mal.
    S'ils prenaient le sang d'autres, que me prenaient-ils donc...
    J'avais l'impression qu'ils avaient planté des pailles dans ma boîte crânienne et sirotaient, sirotaient une sorte de jus qu'étaient mes processus mentaux... comme si l'on grillait ma myéline comme du bacon... C'était horrible, horrible. Vous ne pouvez pas comprendre.
     
    — "C'est ça ta version des faits ? Tu vas vraiment vouloir nous faire croire que..."
    — "Oui, je le jure ! Vous n'étiez pas là, vous ! Ils n'étaient pas normaux !"
    L'homme fort hésitait à administrer derechef une autre grande claque, ou à d'abord hurler. Un instant, il avait dû avoir envie de faire les deux à la fois. Finalement, il opta pour la seconde, qu'il suivrait certainement de la première :
    — "C'est ça qui expliquerait donc pourquoi on t'a retrouvé allongé au sol, en face de la cathédrale, après avoir coupé un passant au cutter ? Donc c'est pas toi ? Ce sont des mystérieux aliens ? Tu nous prends vraiment pour des bleus... - Pas de chance pour toi, le type que tu as éraflé travaille pour le Ministère de l'Intérieur... Tu as vraiment mal choisi ton coup, Dédé."
    La nuit s'annonçait fort longue.
     
     
  4. Criterium

    Texte
    Quelle sensation étrange que de s'endormir dans un lit inconnu. Les draps qui n'ont ni la texture, ni la couleur à laquelle l'on s'est habituée ; le matelas qui semble différent, un peu moins doux, plus ferme ; l'odeur du tissu lavé par d'autres produits. Les angles de la lumière qui éclairent la petite pièce sous un jour trop différent pour que l'on puisse s'imaginer être chez soi ou en terrain connu. Et un silence qui paraît lui aussi différent. Même une fois glissée sous la couverture, la position ajustée jusqu'à trouver quelque compromis — tout paraît bizarre, et le silence est trop profond. L'atmosphère est autre. Il fait nuit noire. J'éteins la lampe, et c'est l'obscurité qui m'enveloppe. Jusqu'à ce que, petit à petit, les yeux s'habituent à la pénombre, et se ré-étonnent de l'agencement inconnu. Les fragrances deviennent plus prononcées, dans le noir ; mais c'est juste le plancher boisé, les draps propres, et la seule odeur plus familière : les cheveux fraîchement lavés. Dans ces moments — une question revient toujours.
    — Comment me suis-je retrouvée là ?

     
    La veille. — Quelques souvenirs me revenaient ; l'après-midi venait déjà de toucher à sa fin, et je me trouvais dans un minuscule appartement étudiant, à l'autre bout de la ville. Nous nous étions retrouvées toutes les quatre serrées dans la salle de bain, tentant de partager un recoin de l'unique miroir, afin de soigneusement apporter la dernière touche au maquillage. Un petit trait, une petite pointe, un rire, un parfum ; nous nous apprêtions à partir danser dans un endroit inconnu.
    Nous : — moi, bien entendu ; Maria, l'étudiante slovène ; Ana, la fleuriste brésilienne ; et Capucine, l'étudiante Erasmus belge.
    Nous avions été invitées à l'une de ces fêtes dont nous ne connaissions ni la raison, ni le comment, ni le pourquoi ; ç'avait été un contact rencontré par hasard par Maria qui s'était révélé être l'un des organisateurs coutumiers de ces soirées. Il nous avait immédiatement invitées, n'hésitant jamais lorsqu'il s'agissait d'ouvrir les portes à quatre jeunes étudiantes de plus.
    Le son d'un portable qui vibre.
    Maria se précipita vers le sofa, récupéra avec dextérité le smartphone, puis elle se précipita vers l'au-dehors tout en répondant d'un ton enjoué :
    — "Allô ? Tu es déjà là ? J'arrive, on est prêtes."
    En un instant, elle avait disparu ; quelques bruits de pas jusqu'à l'ascenseur, le vague ronronnement d'une mécanique... pendant que de son côté, Ana pestait, n'étant manifestement pas encore prête. — "Parfois j'ai l'impression qu'elle nous emmène quelque part juste pour ne pas se présenter seule en soirée". Je l'écoutais, un peu gênée. À la fois le fait de ne pas aimer parler de quelqu'un qui n'était pas là ou qui venait de partir, car je préférais le faire en face si nécessaire, ou un silence patient ; mais surtout, le fait de réaliser soudainement qu'elle avait en fait parfaitement raison. Je ne connaissais pas bien Maria, mais les quelques occasions précédentes s'étaient terminées à peu près de la même façon : on partait ensemble, on se séparait peu de temps après être arrivées ; puis, elle rencontrait un homme qui lui plaisait, et elle oubliait toutes les autres personnes. Moi, je faisais comme pour mes amies : discrète, j'essayais de lui parler brièvement, lui posant les quelques questions : "Tu vas bien ? Tu restes ? Tu as besoin de quelqu'un pour te débarrasser de lui ? Non — tu nous appelles s'il y a besoin ?"... — Et elle, n'ayant pas compris que l'on faisait cela pour elle, à la fois pour sa sécurité et pour sa liberté : — "Mais non, ça va, au revoir." — Cet "au revoir" qui m'écartait, qui avait prit congé, cela m'avait fait mal déjà à l'époque.
    Ana, enfin prête, semblait avoir lu dans mes pensées : — "Tu vois, tu es d'accord avec moi, j'ai raison." — "Oui". L'aveu.
    La porte s'ouvrit à nouveau : Maria et l'un de ses amis. Les tons redevinrent gais ; nous n'étions pas là pour se faire des reproches, mais pour aller danser dans quelque endroit original. Tous les futurs étaient possibles. Découvririons-nous une piste agréable ? Rencontrerions-nous des personnes étonnantes ? Ririons-nous de milles feux ? — Allègrement, nous voulions déjà nous en convaincre, et donc c'était déjà un peu le cas.
    L'ami : — "Vous êtes prêtes ? Je suis garé en double-file, il faut qu'on file."
     

     
    La musique nous transportait. Les basses vibraient fortement ; c'étaient à la fois celle du kick, qui nous agitait, nous faisait sautiller — parfois d'un rythme simple, parfois de la cadence plus langoureuse d'un dembow... — et celle des mélodies à basse-fréquence, celles-là qui noient toutes les autres lorsque le volume est trop fort et l'esprit devient chamanique... Selon les fréquences, le son résonnait différemment avec son propre corps ; parfois simple caresse, parfois brise entre la peau et l'habit ; parfois presque saisissante. Le toucher de la note était plus net que le toucher d'un inconnu effleuré. Nous dansions.
    — Nous entrions en communication sur un autre mode.
    Chacune un peu différemment ; je voyais au loin Maria danser avec un homme de grande taille, plutôt beau. Elle alternait des grands mouvements qui l'amenaient souvent un peu trop près de lui ; lui, maniait la position de l'équilibriste qui devait rester proche, réceptif, mais sans laisser le corps prendre les commandes pour ne pas l'enlacer trop tôt. Pour un regard extérieur, il s'en tirait plutôt bien. Un peu plus loin, Capucine dansait dans un groupe de ses amies, qui nous avaient rejointes. Elle avait déjà trop bu ; elle sursautait, tressautait, puis s'élançait sur un pas incertain à droite et à gauche. Toutes riaient ; c'étaient encore les instants où il n'y avait que ces sautilles enjouées.
    À côté de moi, Ana ondulait, cherchant un endroit auquel perdre son regard. Parfois le recoin d'une ombre au plafond, ou le reflet de l'une de ces barres métalliques qui portaient les couleurs sautillantes dans la foule ; parfois le sol pour voir où mènerait le prochain pas de danse ; et parfois un ou une inconnue, mais alors c'était une silhouette au loin, plutôt qu'une présence trop proche. De temps en temps, elle vérifiait quand même que des visages connus étaient là ; moi ; quelques autres connaissances ; et lorsque ses yeux croisaient les miens, elle les refermait en me souriant, peut-être rassurée. À vrai-dire, je faisais presque la même chose, tout en étant entrée dans cette transe. Heureusement, la personne qui s'occupait de la musique n'interrompait pas la magie de ce son, qui était perçu à la fois par l'ouïe et par le toucher. — —
    Personne ne savait combien de temps s'était écoulé ainsi, à danser et à ondoyer. Il me semblait que je venais de rouvrir les yeux, et que cette fois-ci, la scène était devenue différente ; pourtant, à l'évidence, chaque petite variation avait dû s'inviter petit à petit, étape par étape — mais c'était comme si elle formaient un tout seulement maintenant, finalement visible. Ou alors, la transe qui s'était momentanément estompée ; à cet instant, il me semblait que peu de gens dansaient encore. Un titre mal choisi, et c'était tout le monde qui se réveillait... Puis, du coin de l'œil, je vis Capucine qui tomba au sol. Nous nous approchâmes pour lui venir en aide ; sa peau était devenue blême, elle était malade. Sa meilleure amie l'emmena en vitesse au fond de la salle, là où se trouvait le corridor menant jusqu'aux lavabos et toilettes. Elle avait dû trop boire — à nouveau. Heureusement, elle était entre de bonnes mains. À ce bout de la salle, un peu sur le côté, nous aperçûmes Maria, toute occupée à embrasser sa conquête. Relativement près d'eux, l'ami qui nous avait conduit jusqu'au lieu les regardait lui aussi... l'air nostalgique. L'homme timide avait donc perçu des débuts d'espoirs, mais ceux-là trépassaient sous les baisers de la demoiselle, donnés à un autre. Pourtant, il continuait à les regarder, comme pour se faire le plus de mal possible, ou y étudier quelque chose. J'échangeai un regard avec Ana.
    — "Tiens ! Tu étais là depuis tout ce temps !"
    Une voix cassée, mais très familière, qui me parvenait juste d'en-dehors mon champ de vision. Je me tournai vers sa provenance. Il devait y avoir erreur sur la personne, car je ne le reconnus pas. Un homme grand, châtain clair, avec un sourire enjoué et des yeux qui pétillaient. Était-ce... Je passai en revue les quelques personnes pour lesquelles il me semblait me souvenir plus facilement du nom que du visage, plutôt que l'inverse ; mais rien ne me parut évident. Pourtant, sa voix m'avait semblé connue.
    — "Tu ne me reconnais pas, sans lunettes ?", perçut-il enfin.
    Je hochai la tête. Il devait s'approcher près de mon oreille, pour que je l'entende. — "Adrien" — y souffla-t-il. Cela prit un instant, mais alors le prénom évoqua, comme s'il avait tiré sur le fil qui amenait maintenant le reste de mes pensées, un souvenir. Effectivement, il avait porté des lunettes ; n'avait-il pas été... un collègue de travaux dirigés ? Quelque chose comme cela : le souvenir n'était pas si clair que cela, mais je me rappelai des interactions plaisantes, des rires. Je réalisai juste que je ne l'avais jamais vraiment tout à fait remarqué auparavant. Il rejoignit notre groupe, et ainsi, lorsque la musique reprit d'une manière qui nous plut à tous, nous partageâmes quelques pas de danse, quelques pas de transe. —
    Ç'avait été le dernier soubresaut de la piste musicale... Pas si longtemps après, nous comprîmes tous que la soirée se terminait. Toutes les personnes qui se connaissaient prenaient leurs arrangements quant au suite de la soirée. Capucine rentrerait, malade, avec ses autres amies. Maria nous avait ignoré, et venait de disparaître au-dehors avec l'homme capturé. Adrien proposa de nous ramener. — À l'intérieur, les couleurs des néons, la chaleur, les quelques gouttes de sueur qui perlaient encore à la peau. À l'extérieur, l'atmosphère était toute autre : le silence, maintenant accompagné d'un bruissement vague, évoqué par la musique trop forte ; un vent d'été qui paraissait froid ; les sons déformés de quelques personnes ayant trop bu, et en payant le prix dans les rues de la ville. Et le bruit du claquement de nos talons, en s'éloignant.
     

     
    Finalement, nous étions juste deux, dans un bus vide. Ana nous avait accompagnés sur un bout de trajet, jusqu'à être suffisamment près de sa rue pour nous laisser seuls, après s'être assurée, par quelques mots secrets, que cela me convenait. — Puis nous avions dû nous presser, et incroyablement, réussir à capturer le dernier bus de la nuit.
    Nous nous installâmes près du fond, à deux places côte-à-côte. Il n'était pas évident de savoir si nous y étions seuls ; sans doute pas, mais l'on ne devinait pas si les formes sombres çà et là à d'autres places étaient des manteaux abandonnés durant le reste de la soirée, ou des voyageurs endormis attendant le terminus. La lumière du bus était blafarde ; elle colorait l'intérieur du véhicule d'un ton froid, un jaune qui paraissait presque verdâtre. De temps en temps, à peine le temps d'un clignement d'œil, l'ampoule hésitait, comme si elle allait s'endormir comme les autres, devenir une veilleuse. Par la fenêtre, nous ne voyions que de rares points de lumière et nos reflets pâlis. Le trajet dura longtemps. Je m'étonnai de ne pas encore percevoir les premières lueurs du jour, à l'horizon ; mais à vrai-dire je n'avais pas vérifié l'heure... peut-être que tout s'était passé plus tôt, et plus rapidement, que j'en avais la sensation. Cela expliquerait pourquoi je n'étais pas fatiguée. Je me sentais en pleine forme. L'esprit un peu hypnotisé par les précédentes transes. — Longtemps.
    — "Terminus".
    Nous descendîmes. Je sentis encore sur le côté de mon corps le geste qu'avait eu mon compagnon : l'espace d'un instant, il avait posé, délicatement, la paume de sa main contre mon côté droit — juste à l'espace entre les côtes et la hanche. Le contact chaud m'avait presque fait frémir. Pourtant, je ne le voyais pas de cette manière ; mais ç'avait été un automatisme de mon corps. 
    Au-dehors : une place baignée dans une faible lumière orangée. Les caniveaux en pierres presque toutes délogées, et dans lesquels poussaient de petites touffes de plantes. Un muret ondulé, à la manière de ceux que l'on trouve dans certains jardins britanniques. Un vaste espace sombre, moitié-champ moitié-bois. D'autres bâtiments, comme ceux d'un village. Où étions-nous ? Nous ne reconnaissions pas du tout cet endroit. Soit nous avions pris le mauvais bus, soit nous avions été tout ce temps sur le trajet contraire, dans l'autre sens, jusqu'au terminus qui se trouvait peut-être à un lieu diamétralement opposé de celui où nous pensions nous rendre...
    Nous rîmes un instant, amusés du comique de la situation. Puis, je portai la main dans mon sac pour récupérer mon téléphone, qui me permettrait de rentrer ce soir, avec tel ou tel service. Le rire coupa court en m'apercevant que son écran noir ne s'allumait plus. Le verdict était clair : il n'y avait plus de batterie.
    Mon compagnon ayant eu le même mouvement — mais plutôt que vers un sac, il avait cherché dans une poche. Sauf que lui était moins chanceux : il s'aperçut qu'il n'avait plus le sien. Il devait l'avoir perdu. Ou alors, on le lui avait volé.
    À cette heure-là, et à cet endroit-ci, il n'y a plus personne au-dehors depuis des heures. Nous étions donc finalement seuls, loin, et quelque peu coupés du monde. Nous étudiâmes soigneusement la grande feuille couverte de chiffres indiquant les prochains horaires de la ligne de bus. Une pluie récente avait rendu l'exercice plus difficile que d'habitude, mais nous réussîmes toutefois rapidement à nous rendre compte qu'effectivement, il y aurait un problème. Car non seulement nous avions bien pris le dernier bus pour cette nuit, et donc nous ne pourrions pas rentrer — mais également, et surtout : cette ligne-ci n'avait pas cours le samedi ni le dimanche. Rentrer par ce moyen prendrait donc deux jours d'attente. Nous devions trouver un autre moyen de transport, et comme il n'y avait personne à qui poser une question, nous serions au minimum coincés ici jusqu'au matin.
    L'homme étouffa un juron. Il conservait une façade calme, mais je sentais qu'immédiatement son sens de l'humour en avait pris un coup, apparemment fatal. Il ne pensait plus au contact effleuré, à la sortie du bus, ou dans certains virages. Maintenant, c'était le "Que faire ?" qui lui occupait l'esprit.
     

     
    L'attente devenait interminable, et l'homme n'avait plus vraiment de sujets de conversation. De plus, les nuits étaient encore froides. Je voyais que de temps en temps, son corps tremblait quelque peu, et cette fois plus du tout du fait d'être reparti de soirée avec une jeune femme. Non ; il devait avoir froid. Je m'étonnai de ne pas ressentir la même chose — tout du moins pas encore — puisque nous étions tous les deux encore en tenue de soirée ; et mon tissu était certainement plus fin. Je me demandai soudain si c'était une autre raison, m'inquiétant soudain que l'on attrape tous les deux un rhume ; tentant de me souvenir si j'avais un jour entendu parlé d'un risque plus grand dans les brumes pré-matinales, comme celles que je voyais se former à l'orée des champs.
    — "Je vais aller vérifier s'il y a quelqu'un là-bas", fit-il soudain.
    Alors que je faisais un pas pour l'accompagner, il indiqua d'un geste qu'il n'y en avait pas besoin, comme s'il allait rapidement courir jusqu'à l'angle de la rue, pour se réchauffer les jambes, jeter un coup d'œil, et revenir. Ce serait plus difficile en sandales. Il s'éloigna prestement, tourna dans une rue parallèle. Et puis plus rien.
    L'attente devenait interminable, et plus les minutes passaient, plus je me sentais mal à l'aise ; seule et vulnérable, en pleine nuit, à un arrêt de bus en bout de ligne dans une partie de la ville que je ne connaissais pas. Le froid semblait encore plus prononcé, une fois seule. Je n'avais ni ma montre, ni de téléphone en état de marche, et donc je ne pouvais juger que subjectivement du temps qui s'écoulait de plus en plus lentement. — Un long moment après, je commençai à sentir pointer un grand doute en moi : m'avait-il simplement abandonnée ?
    Je n'y tins plus, et m'éloignai de l'arrêt de bus pour suivre ses pas. Une fois à l'angle, je pus voir au loin des deux côtés de la rue parallèle : personne. Il avait disparu.
    Voilà que j'étais seule.
    Ce fut à ce moment-là que je ressentis finalement un frisson — cette fois de froid. Était-il vraiment parti ? M'avait-il plantée là ? Mais pourquoi, s'il était parti à pied, pourquoi ne pas m'emmener ? D'autant plus si je lui plaisais, alors pourquoi m'abandonner ? Un instant, je commençais à me demander s'il n'était pas dans l'une de ces maisons — pourtant sans lumières aux fenêtres — en train d'arranger quelque chose pour nous aider à retourner en ville. L'instant d'après, j'avais peur qu'il lui fût arrivé quelque chose ; et encore un instant après, je me rendais à l'évidence qu'il avait dû m'amener jusqu'ici de manière préméditée, j'avais dû lui faire une remarque que j'avais oubliée mais pas lui, et qu'il voulait me faire payer de cette façon cruelle, peut-être même il y a longtemps à l'université. Il avait dû prévoir cet instant depuis le début de la soirée, dès cet — "Adrien" dit à l'oreille. Et maintenant, il devait bien rire de moi... Peut-être dans l'une de ces maisons, à m'observer dans le noir depuis une haute fenêtre, refrénant la tentation de m'adresser une remarque moqueuse. Et pourtant, il n'avait vraiment pas eu l'air d'être comme ça... J'alternais ainsi scénario avec scénario. Pour autant, j'étais toujours seule, perdue, dans un endroit froid et solitaire. Je ne pouvais pas attendre ici toute la nuit. Il fallait bien que j'aille quelque part, ne serait-ce, au début, qu'en rond autour des maisons silencieuses pour me réchauffer les jambes. — J'attendis un dernier instant, rejoignis l'arrêt de bus une fois, puis revins jusqu'ici. Personne. D'accord. En jetant parfois un coup d'œil aux lucarnes des hauteurs — au cas où j'y devine un visage — je décidai de partir. Je m'éloignai, d'un pas plus assuré que je ne l'étais.
     

     
    Soudain, des rires.
    Je me figeai et rejoignis une ombre. Le regard alternant entre les façades et la rue. Toutes les lumières des habitations étaient éteintes ; impossible de savoir si ce quartier était inhabité ou si tout le monde y dormait d'un profond sommeil. Dans la rue, les lampadaires créaient de petits îlots dans la brume. Celle-ci était encore faible, mais elle enveloppait déjà l'horizon avec le ciel ; on avait l'impression de naviguer entre les ombres. Les rires venaient d'un peu plus loin dans la rue. Puis, l'écho des pas me parvint. Je m'abritai dans ma cachette ; l'on n'avait pas pu me voir. Les voix se rapprochèrent.
    — "Ah mais oui, quelqu'un comme lui, il fera toujours ça..."
    — "Quel mec bête..."
    Les deux voix d'hommes semblaient faire écho avec les pensées sombres de tout à l'heure. Mais je me rendis vite compte qu'ils parlaient d'autre chose. Les pas étaient un peu irréguliers, les voix hésitantes ; ils devaient être fatigués ou éméchés. J'aurais peut-être pu leur demander des indications ; mais la situation me paraissait trop dangereuse. J'étais trop vulnérable, dans un endroit trop solitaire. Cela me paralysait. Je retins mon souffle lorsqu'ils passèrent à quelques mètres de moi, sans me discerner parmi les ombres.
    Je ré-émergeai du seuil de porte comme une infiltrée en territoire ennemi. Puis, petit à petit, mes pas devenaient moins hésitants, et se rapprochaient de la direction qui me semblait la plus habitée. C'était là qu'il pourrait y avoir une aide potentielle, ou peut-être, au moins, le plan d'une autre ligne de bus, active en fin de semaine. Ou même un taxi ; je devais avoir assez pour le trajet du retour. En passant de rue en rue — ralentissant avant chaque angle mort — je passais en revue ces différents possibles, avec l'impression d'être perdue dans une ville-fantôme. Tout restait sombre, sans vie. Je pris une nouvelle rue parallèle.
    Une lumière !
    Là, au coin à l'intersection de deux rues, un établissement était encore ouvert. Il n'y avait personne au-dehors ; ce n'était pas un lieu de fête. La lumière, trop franche, très blanche, permettait de voir à l'intérieur sans être vue. Je m'approchai et jetai un coup d'œil pour décider de si rentrer ou non. Il y avait quelques personnes. Au comptoir, un homme, grand, brun, avec une barbe qu'il devait venir de tailler, car les angles y étaient encore trop nets. C'était le barman. À côté de lui, deux autres hommes plus âgés qui semblaient à moitié endormis : immobiles, avachis sur leurs tabourets, contre le zinc. Dans l'espace étroit où avaient été placées quelques tables, qui ressemblaient à celles d'une école plutôt que d'un bistrot, un groupe de jeunes personnes, manifestement des fêtards désormais sans énergie, avalant un repas nocturne avec appétit. Trois hommes, trois femmes. La présence du groupe et le fait qu'il soit masculin/féminin me rassura ; je décidai d'entrer et de les rejoindre.
    La porte faisait tinter une petite cloche. Mais même sans le son aigu, l'effet aurait été le même : tout le monde s'était tu, et tout le monde m'observait. Étonnés, fascinés que quelqu'un puisse les rejoindre à cette heure. Qui plus est : une inconnue, en tenue courte et fine, l'air fatiguée, apparue comme de nulle part dans les froideurs de la brume.
    — "Bonjour..." fis-je par automatisme, devant tant d'yeux.
    Finalement, je m'installai à côté du groupe. M'apercevant qu'ils servaient encore du café à cette heure, et qu'une nouvelle carafe venait d'être préparée, ce choix me parut la meilleure option ; je resterais alerte, ne pouvant pas imaginer absorber une seule goutte d'alcool fort dans ces circonstances. Comme prévu en prenant ce siège-ci, le groupe m'associa à leurs bribes de conversations. Après ce qu'ils appelaient pudiquement leur "grosse soirée", ils s'apprêtaient à rentrer chez eux en voiture. Ils étaient sympathiques et accueillants. J'hésitai. Je leur dis que je pensais à appeler un taxi pour rentrer. En même temps, il aurait fallu attendre ici, et je trouvai les piliers du zinc de plus en plus louches — je préférerais rester avec le groupe. J'hésitai à nouveau, de moins en moins certaine de la meilleure option.
    — "Si tu veux, tu peux venir avec nous."
     

     
    — "Est-ce que vous avez un chargeur de téléphone ?"
    J'avais espéré un instant que je puisse utiliser l'allume-cigare du véhicule pour au moins pouvoir rallumer l'objet. Malheureusement, personne n'en avait un dans la voiture. À cinq à l'intérieur (l'un des couples avait choisi de partir ailleurs, j'étais restée avec ceux-là), la position n'était pas la plus confortable.
    Le véhicule serpentait un peu trop rapidement dans la brume des routes de campagne. Nous étions seuls sur la route ; là encore, c'était comme si nous nous étions retrouvés à l'heure des plus profondes solitudes, d'autant plus que nous nous éloignions encore un peu plus de la ville. Ils devaient habiter plus loin, dans l'un de ces petits villages où pour le prix d'un studio en ville, on acquérait toute une métairie et même ses dépendances. Ou alors ce serait un squat dans une vieille usine désaffectée, me demandai-je soudain, réalisant qu'avec la poisse de cette nuit tout pouvait encore arriver. Et — presque comme pour le confirmer — le conducteur cria :
    — "Il y avait un véhicule de gendarmerie feux éteints !"
    Je me retournai. De longues secondes passèrent, à se demander si soudain les feux colorés s'illumineraient, ou qu'une sirène se mettrait à hurler juste derrière nous. Mais pour l'instant : rien. Je ne comprenais pas vraiment pourquoi le conducteur, qui n'avait jusque là que conduit un peu trop vite, se mettait à multiplier les virages dangereux. Avait-il quelque chose à se reprocher ? Il devait être nerveux et véritablement vouloir échapper à un danger qui n'existait peut-être pas... jusqu'à... dans un crissement, je vis le véhicule glisser sur la route — trop de gravas qui râpaient contre les pneus — et, heureusement avec une relative douceur au vu du freinage, la dépassa pour se retrouver dans le bas-côté. L'horizontale était devenue diagonale. L'une des femmes s'était serrée contre moi ; son parfum me vint désagréablement aux narines, c'était surtout l'odeur de trop de mojitos — qui j'espérais n'allaient pas revoir le jour, car il ne manquerait plus que ça.
    Petit à petit, se contorsionnant tels des équilibristes vers le côté gauche de la voiture, nous nous en extirpâmes tous. Aucune égratignure ; plus de peur que de mal. Tout le monde était indemne ; par contre, la lumière blafarde de la lune était suffisante pour s'apercevoir qu'il serait presque impossible de déloger le véhicule de sa position, en tout cas certainement pas en pleine nuit, et le tout sans garantie qu'il roule encore après cette embardée. Il avait l'air en bon état, juste en équilibre précaire.
    — "Ils vont venir, il faut qu'on taille !" cria le même homme, décidément craintif.
    Peut-être n'était-ce pas la première fois que les autres entendaient cela : toujours est-il... qu'ils s'enfuirent tous en courant dans la pénombre, et dans des directions différentes. L'un à travers champs, les autres longeant la route. La soudaineté de cette fuite m'estomaqua. — Je me retrouvais plantée là, seule, droite, sans presque rien, et encore plus loin de la ville qu'aux autres étapes de mon périple. L'aventure nocturne continuait.
    Bon. Je n'allais pas rester là. Je commençai à suivre le chemin de la route d'un pas rapide. Le silence de la campagne était particulièrement prenant ; je n'entendais pas de bruits d'insectes, tout au plus les doux bruissements des feuillages. Un seul son, rythmique, qui ponctuait ce calme de la nuit : le claquement de mes propres pas. Un vent se levait petit à petit, et ballottait les arbres. À nouveau seule. Je commençais à avoir vraiment froid.
     

     
    Combien de kilomètres avais-je parcouru ? Je ne savais pas. La cadence de la marche, le silence de la campagne nocturne, la route grise dans un décor gris, tout m'avait rapidement amené à un état hypnotique, dans lequel j'aurais pu marcher des heures. Tout autour, les arbres, les arbustes, les champs, tous cachés dans la pénombre lunaire. Mes yeux s'étaient rapidement habitués à celle-ci, aussi mon pas n'hésitait plus. Je longeais la route, espérant que tôt ou tard elle croise quelque habitation où je pourrais demander de l'aide — ne serait-ce que passer un appel. La direction avait été choisie au hasard, je n'étais pas sûre si je m'éloignais de la ville ou m'en approchais ; ou alors, ce serait peut-être la découverte d'un village, peut-être comme ces lieux pittoresques, isolés de tout, encore figés à un autre siècle... Je ne savais déjà plus si j'avais débuté cette marche il y a cinq minutes ou il y a plusieurs heures. Pourtant, je ne me sentais pas fatiguée. Et j'étais toujours étrangement calme.
    J'avais déjà remarqué, un jour d'enfance où je m'étais perdue dans les bois avec une amie, cette aptitude à ne pas paniquer devant l'imprévu. Elle avait rapidement craqué, crié, pleuré ; je n'avais eu aucune réaction. Et en peu de temps, j'avais retrouvé le sentier, et il n'y avait plus de problème. La peur ne m'avait pas même effleurée. Aujourd'hui encore, dans cette nuit sans fin, je me sentais dans un état similaire ; presque une transe — sans émotions négatives : juste l'action. Mais la marche étant méditative, mille pensées me passaient en esprit. Je revoyais des scènes de nos danses, des soirées précédentes aussi ; je me demandais où s'était retrouvé Adrien — dire que l'on aurait pu tout simplement passer la nuit assis quelque part à discuter, au lieu de ça — et je commençai à jouer avec des pensées superstitieuses : était-ce parce que j'avais avoué que Maria m'irritait ? Ou alors était-ce le contraire, un signe qu'elle portait la poisse, et qu'il faudrait l'éviter, la prochaine fois ?
    Une lueur orange apparut soudain, très proche.
    Je venais de passer quelques grands arbres feuillus ; ainsi je n'avais pas vu, dans le noir, que je m'étais approchée d'une sorte de petite maison. Isolée, perdue ici, juste par-delà ce qui paraissait être une prairie. La lumière, ce devait être quelqu'un, éveillé à cette heure imprécise de la nuit.
    Je me demandai si avec toutes mes péripéties j'allais avoir la malchance suprême, celle de tomber face-à-face avec l'antre glauque d'un tueur en série, peut-être même déjà occupé à des travaux de découpe... et si c'était le cas, j'allais droit dans la gueule du loup... Alors, avant de toquer à la porte, je m'approchai discrètement de la fenêtre éclairée, pour jeter un œil à l'intérieur.
    Une cuisine. Moderne, propre ; une corbeille avec des fruits encore frais. Le frigidaire était couvert de petits motifs aimantés, dont je ne devinais pas la signification. Sûrement des mots, arrangés comme dans un poème. Au début, je n'y voyais personne ; et alors, je sursautai alors qu'une forme ouvrit la porte et me parut être trop proche. C'était un homme. Il ne m'avait pas vue. Il aurait eu une de ces frayeurs... deviner les contours du visage blême d'une inconnue à la fenêtre de sa maison, isolée en campagne... ç'aurait été comme l'apparition d'une banshee, un sombre présage. Par réflexe, j'avais fait deux pas vers l'arrière, pour rester cachée dans le noir. Mais je réalisai aussitôt une chose imprévue.
    — Avait-ce réellement été le hasard qui m'avait ballottée çà et là, jusqu'à cet endroit si improbable, si lointain et si imprévu ?
    — Avait-ce été autre chose ? Une perception, un appel, un sixième sens ou quel que fut le nom que l'on aurait pu lui donner ?
    Car cet homme, je le reconnaissais. C'était Ewen. — Un très bon ami.
    Grand, châtain clair, une barbe légèrement taillée ; l'expression du visage exactement comme je me la remémorai, cette sorte de neutralité bienveillante avec à la fois un presque-sourire et un petit soupçon de ruse. Cela devait venir de son habitude d'alterner à l'envi le jeu et le sérieux ; il avait développé ce sens de l'humour particulier, qui aimait nous remettre devant nos tropismes, nos façons de pensées, nos désirs inconscients ; à la manière d'un koan. Si ma nuit se terminait avec quelques-uns de ces contes, en partageant une tisane — alors tout ce périple en aurait valu la peine. Je l'observai un instant se servir un grand verre d'eau... Je réalisai également que c'était la première fois de la journée que je me retrouvais avec quelqu'un en qui j'aurais entièrement confiance. Non — ça ne pouvait pas être un hasard. Nous devions avoir des choses à nous dire.
    Les pensées légères, je me dirigeai donc prestement vers la porte et toquai avec empressement.
    Il devait être tout aussi étonné que moi. Il ouvrit, eut une pause, ce silence imprévu — certainement estomaqué par mon apparition nocturne — et puis il esquissa un large sourire, tout en m'invitant d'un geste à entrer chez lui.
    — "Mais... c'est toi... Flora !"
     
     
  5. Criterium

    Poème en prose
    Il y a un point au plus profond de son être. — Où est-il ? Est-il même en soi ? — Est-il en moi...
    C'est la gravité, c'est le serpent, c'est une lueur, c'est une boule de feu. C'est tout cela à la fois. — Une grande chaleur.
    Une flamme dont je devinais la présence, mais dont je sens à présent les caresses. Quelle est sa couleur ? — À toutes les ores...
    Les grandes colonnes des glaces montagneuses. Le plateau de neige qui enveloppe la vision de sa blancheur. Celle qui luit.
    Peut-être les premières phosphorescences — les soudaines brillances — le tintement des pièces d'or. — L'inattendu et le lot.
    Peut-être le son d'une cloche, perçu plutôt qu'entendu, mais qui a bel et bien retenti — quelque part, au-dehors. Et pourtant bien en moi.
    L'appel. — L'invitation. — Comme si l'on était à la fois celle ayant poussé le cri muet, et celle l'ayant ouï. L'ayant su.
    La méditation. Le corps qui à peine obéit ; le cœur qui murmure un oui ; l'en-cours qui nous éblouit. L'ayant bu.
    Cette force qui petit à petit semble s'agrandir, comme pour imposer sa radiance ; car elle s'est éveillée — tôt.
    Alors, avec un frisson, laisser sa chaleur tout envelopper ; le point devient sphère, elle devient nerf, elle devient peau.
    Avec elle, l'on n'a plus jamais froid.
    Celle douce de soie.
    Ce mot.
    གཏུམ་མོ
  6. Criterium

    Texte
    Un appel. Pourquoi, à vrai-dire, ai-je répondu ?
    — "Bonjour Alexandre. Je vous appelle au sujet de votre oncle T**, qui est mourant."
    Ces temps-ci, qui utilise encore son téléphone pour passer des appels ? Ils sont devenus des petites fenêtres sur le monde, à la fois l'aide-mémoire, l'ardoise, l'encyclopédie portable et la balise qui nous file. Si un numéro inconnu parfois nous appelle, nous devinons déjà qu'il va s'agir du bateleur d'une assurance ayant obtenu notre nom sur une liste achetée à l'étranger. Quelle fut alors ma surprise en entendant ces mots — une voix non-robotique, et la mention d'un oncle que pourtant je ne me connaissais pas.
    — "Et vous êtes ?"
    — "Je suis son fils, Jean." — Puis, après une pause : "Votre cousin."
    — "Êtes-vous sûr de ne pas faire erreur ? Il ne me semble pas avoir d'oncle."
    Mais il avait répété mon nom, mon adresse, et suffisamment de mon arbre généalogique pour que je dusse me rendre à l'évidence : un pan de la famille m'avait été caché, et aujourd'hui le secret (ou l'omission) avait été brisé, semble-t-il dans des circonstances malheureuses. L'inconnu — Jean — me demandait de me rendre chez eux, car l'un des derniers souhaits de cet oncle inconnu aurait été de rencontrer l'autre partie de la famille. Je réfléchis un instant, mais rapidement acceptai. Je n'étais pas particulièrement sentimental, aussi cette révélation trop soudaine ne m'avait pas autant déstabilisé que l'on aurait pu le croire ; non, c'était plutôt quelque sensation se rapprochant de la curiosité — ou plutôt de l'incrédulité — qui faisait en sorte que je voulais aussitôt apprendre de quoi il en retournait. Il me donna une adresse, et raccrocha.
    Une voix familière me rappela où j'étais :
    — "Alexandre... ça va ? Tu vas bien ? Tu as l'air blême. C'était qui ?"
    Derrière elle, la pause du monde extérieur cessa, et les autres sons reprirent. Le pépiement des oiseaux en cette fin de printemps ; le brouhaha d'un début de foule dans les vieux quartiers de la ville. À cette heure-ci, tout le monde s'affairait aux terrasses : les locaux et les touristes se mêlaient, mais seuls ces derniers s'étaient rendus dans les petits antiquaires qui vendaient des vieilles pièces en toc ; l'art du kitsch et du pittoresque. Les employés étaient sortis des bureaux, et profitaient de la lumière du vendredi pour boire un verre avant de rentrer chez eux. À côté de nous, trois jeunes parlaient de sports extrêmes ; de l'autre côté, deux jeunes femmes se demandaient où se rendre cet été. En face de moi, sirotant un jus d'agrume, une jeune femme brune, au regard inquiet. Le nez retroussé, le visage fin, le menton pointu. Je la connaissais... Pourquoi est-ce que son nom m'échappait, tout d'un coup ? Je regardai entre mes mains. Une grenadine... Oui, c'était bien là une boisson que j'appréciais ; ça, je m'en souvenais... est-ce que je venais d'avoir une sorte de moment d'absence ? L'appel téléphonique avait-il donc été rêvé, lui aussi ?
    — "Tu m'inquiètes, que se passe-t-il ?"
    Après une courte pause, je réalisai que j'avais enfin à nouveau le contrôle de mon visage. J'avais dû avoir eu l'air endormi, inexpressif. Je souris à la jeune femme, marmonnai quelques mots pour dire que tout allait bien, que j'avais juste l'impression d'avoir rêvé quelque chose, "comme un court-circuit", plaisantai-je. Elle eut l'air de ne pas savoir s'il fallait rire ou s'en inquiéter encore un peu plus ; n'était-ce pas là un symptôme possible d'un mal neurologique ? — "Mais non, tout va très bien..." — pause — "...Faustine."
    Comment avais-je pu oublier son prénom, l'espace d'un instant ? Ça n'était pas comme si je connaissais beaucoup de Faustines... Non, une seule. (Elle). L'impression d'oubli momentané me paraissait similaire à celle qui survient parfois pendant la lecture d'un livre : un mot simple, au hasard, qui soudain paraît inconnu. Que l'on étudie sous toutes ses formes, par ses sonorités surtout, sa signification ayant momentanément disparu — avant de revenir d'un coup. Sans doute un simple neurone qui se réveille après les autres, un peu plus paresseux. Je portai la boisson fraîche aux lèvres ; pour donner un peu de grenadine au retardataire, le garder éveillé. Puis j'expliquai ce qui venait de se produire à... Faustine.
    — "Figure-toi que je viens d'apprendre qu'il y a une partie de la famille que je ne connaissais pas."
    — "Vraiment ? Mais c'est intéressant !"
    — "Oui ; il paraît que j'ai un oncle et un cousin. Sans doute d'autres. C'est bizarre ; je n'en avais jamais entendu parler... J'imagine que c'est cela, un secret de famille... Toujours est-il que cet oncle va très mal, et voudrait me rencontrer."
    Elle m'encouragea à le faire — je voyais qu'elle était curieuse ; peut-être pas tant de la découverte elle-même, mais juste du fait qu'il se soit agi d'un secret ayant été révélé. Cet attrait des choses cachées... Ou alors : elle indiquait par là qu'elle voudrait bien, elle aussi, rencontrer une partie de ma famille, car elle ne l'avait jamais fait. Nous étions simplement amis. Parfois, pourtant, je me demandais si elle venait de m'adresser un clin d'œil signifiant plus ; ou si je m'imaginais encore des choses. Du coup, nous étions coutumiers de cette petite danse qu'ont les amis un peu trop proches mais ne sachant jamais exactement ce qu'ils formaient vraiment ensemble. Peut-être que pour un observateur extérieur, c'était évident, et que je loupais toutes les perches pourtant claires qu'elle me tendait subtilement ; mais en même temps, peut-être que c'était exactement le contraire et que le moindre pas de ma part vers sa direction serait pris comme la faute de goût trahissant l'homme lourd souhaitant la séduction. Cela commençait à me faire mal à la tête — j'usai d'un prétexte pour rapidement prendre congé. Sans me demander cette fois quelle était la signification de l'angle exact de sa bise pour me dire au revoir.

     
    On m'avait donné rendez-vous à côté de la Gare Saint-Paul. Je devais rendre un livre à un ami, et c'était sur le chemin. Cela devait déjà faire quelques années que je n'avais pas revu le mystérieux Jérôme. Je ne savais pas exactement quel métier il exerçait ; il voyageait sans cesse, sans jamais vraiment révéler où, mais au cours de conversations l'on apprenait qu'il s'était rendu un peu partout en Europe — à Prague, à Vienne, à Kiev — et l'on devinait qu'il connaissait trop bien quelques autres continents pour ne pas y avoir passé du temps. Sûrement l'un de ces métiers où il faut rencontrer les gens directement, où que se trouvât leur entreprise.
    Aussitôt le pont traversé, je repérai sa grande silhouette parmi les autres. Il y a cette sorte de sixième sens qui permet de remarquer qui est la personne que l'on s'apprête à rencontrer, presque sans y penser ; une impression étonnante — même si je savais bien qu'en fait ça devait être la seule silhouette n'utilisant pas la rue comme un simple moyen de se déplacer d'un endroit à l'autre, ni même pour y flâner ; la seule personne immobile, attendant. M'attendant moi. Il me vit. Il n'avait pas changé.
    Nous nous rejoignîmes en quelques enjambées et nous nous serrâmes la main. Il me proposa de prendre un verre. Je n'avais qu'à moitié envie d'enchaîner grenadine sur grenadine, aussi lui indiquai-je que j'étais ce jour-ci assez pressé, mais que j'acceptai de prendre un simple café pour la route.
    Une fois assis, je déposai sur la table le livre. Je l'avais lu, mais il y a longtemps ; je m'apercevais au même instant que je n'en avais plus vraiment de souvenir — il y a des lectures qui viennent et plaisent, mais repartent sans laisser de traces... — aussi j'espérai qu'il ne me pose pas de questions dessus, pour savoir si je l'avais aimé...
    — "Est-ce que tu l'as aimé ?" demanda-t-il.
    Je bredouillai un "oui" qui masquait à peine cet embarras soudain.
    — "Quand même, ces histoires de familles où soudain l'on se découvre une autre branche dans l'arbre généalogique... C'est intéressant, non ? Imagine si cela nous arrive !", fit-il.
    Je sirotai le café sans un bruit avec une forte impression de déjà-vu. Est-ce que l'histoire déjà oubliée se rapportait à ce même thème ? C'était évident si l'ami en parlait ainsi. D'un geste nonchalant je me ré-emparai du livre, et parcourus la quatrième de couverture : — Un récit fantastique dans lequel un jeune soldat, rentrant de la Grande Guerre, découvre qu'un pan de sa famille lui avait été caché à sa naissance... quels secrets voulait-on donc lui dissimuler, quelles peines voulait-on donc lui épargner ?
    Même en redécouvrant ces mots, le souvenir de la lecture ne revenait pas de lui-même. Pourtant c'était comme si j'avais soudain envie de le relire, plutôt que de le lui restituer. Je feuilletai à nouveau quelques pages, espérant tomber sur un passage qui me rappellerait quelque chose.
    — "Mais enfin, pourquoi le comte a-t-il donc fait cela ?"
    — "Fait quoi au juste ?"
    — "Vous le savez très bien ! Sachez donc que ceux qui jouent au docteur Faust se découvrent toujours tôt ou tard le contrat qu'ils passèrent avec Méphistophélès !"
    Je reposai l'ouvrage. Toujours sans souvenirs, mais avec l'impression qu'une force supérieure se moquait quelque peu de moi, en multipliant les synchronicités. Toutefois, cela me dessina enfin un sourire aux lèvres, et je pus reprendre la conversation de façon fluide :
    — "Eh oui ! Imagine ! De nos jours, ce serait évidemment un peu différent... Imagine donc : comme par exemple si un numéro inconnu qui t'appellerait et t'apprendrait l'existence d'un oncle caché. Canard noir de la famille ? Secret trop lourd à porter ? Oncle qui a voyagé, disparu, et que l'on a préféré oublier, au moins de mentionner à ses enfants ?", répondis-je, moi-même devenu quelque peu joueur.
    Jérôme n'y décela pas l'ironie qu'au juste, j'y avais réservé surtout envers moi-même. Nous partageâmes un instant, puis la note, et peu de temps après je m'éloignai, gravissant petit à petit la grande rue qui serpentait depuis la gare jusqu'aux collines.
    Un instant plus tard, je me dirigeais vers l'adresse découverte plus tôt aujourd'hui. Il fallait gravir des marches, se faufiler dans des petites rues, pour passer dans les hauteurs, là où derrière les jardins se cachaient des ruelles et des maisons plus secrètes... Je me disais que cela convenait bien que ce pan de la famille habite là. Je poussai une petite grille qui semblait donner sur un jardin potager, m'apercevant finalement qu'il y avait bel et bien là le passage permettant de rejoindre la rue Karénine, dont je n'avais jamais entendu parler auparavant. Là, on longeait une haie verdie, puis un muret du XVIe — on devinait encore le tracé d'anciennes fenêtres, murées, aux différences dans les couleurs de la pierre — pour rejoindre la rue pavée, qui ressemblait à une simple cour intérieure allongée. Par curiosité, je regardai combien de numéros s'y trouvaient ; mais je n'y vis que le 2, 3, le 5 et le 7. Les autres manquaient. — Je m'approchai du 5. Une belle porte vitrée. Une maison aux murs rosâtres, recouverts en grande partie de lierres. Je toquai.
    — "Alexandre ?"
    L'homme qui m'avait ouvert m'avait immédiatement reconnu. Il avait une voix similaire à celle du mystérieux appel téléphonique ; j'en déduisis qu'il devait s'agir de Jean. Donc, mon cousin. Pourtant, aucun air de famille ; il était très grand, presque deux mètres à vrai-dire ; le visage fin, allongé, et les cheveux blonds, yeux clairs. Plutôt le type britannique que nordique. Son regard n'était pas très expressif ; je pensai tout d'abord que cela était dû aux circonstances, et à un naturel phlegmatique. D'un simple geste, il m'invita à entrer.
    Le salon de la maison était minuscule, et encombré d'objets divers. Tout y était comme trop serré ; j'avais l'impression d'être entré dans un monde parallèle. Pourtant, ça n'étaient que quelques détails : une nappe en dentelle verdâtre, une grande armoire remplie de bols aux motifs entrelacés, les fauteuils qui étaient couverts non seulement d'un morceau de tissu, mais également d'un plaid et d'un morceau de dentelle, le dessus de l'armoire qui supportait le poids de nombreux récipients cylindriques, une bibliothèque de petite taille présentant, derrière les vitres, des livres brochés dont le temps avait effacé les titres... Le tout respirait un autre âge. Une odeur de cannelle flottait dans la pièce.
    Il m'amena dans la pièce attenante. Dans celle-là, les rideaux étaient tirés, et ne laissaient filtrer de la lumière du jour qu'une demie-pénombre, dans laquelle il était difficile de distinguer les traits de la personne qui s'y trouvait. C'était une sorte de bibliothèque ; dans un coin, un bureau massif, en bois sombre, était encombré de papiers et de vieux livres. Aux quatre murs, des étagères portaient une variété très hétéroclite d'ouvrages ; à certains endroits les tomes étaient tous reliés à la manière du XIXe, à d'autres l'on devinait les modernes petits formats, ou encore des vastes piles de feuilles volantes placées dans des dossiers fermés à la ficelle. L'oncle avait dû être une sorte d'académique, ou un érudit aux intérêts fort divers. Là encore, c'était un capharnaüm. Sur certaines étagères, on devinait les jeux de reflets d'une sorte de collection de fioles. — Avec effroi, je m'aperçus que la silhouette sombre, immobile sur un fauteuil, était celle de mon oncle inconnu.
    Une voix rauque, à peine voisée — elle tenait plus d'une sorte de respiration, qui devait coûter à l'homme de douloureux efforts — me parvint soudain depuis cet angle.
    — "Ah... Alexandre... Mon neveu... J'ai tant de choses à vous dire..."
    Je m'emparai d'une chaise, et la plaça à côté de lui, dans la pénombre, pour l'entendre avec plus d'aisance. J'espérai aussi qu'ainsi il s'épargnerait des efforts trop déplaisants pour sa gorge souffrante, et pourrait continuer à faible volume. Il continua, avec sa mélopée étrange, faite d'inspirs et d'expirs :
    — "La vie me quitte... Mais auparavant il faut que l'on parle, tous les deux... Car il y a... un certain... Contrat... une sorte de testament... dont il faut que l'on s'entretienne..."
    Un battement de cœur me sembla arriver à contre-temps, comme si à ces mots je venais d'avoir une palpitation. Par une sorte de prescience insoupçonnée, je devinais qu'il s'agît là de quelque chose en rapport avec les quelques phrases que j'avais retrouvées dans le roman rendu à mon ami. Je devinais... effrayé : la marque — ou plutôt une légère odeur de soufre — le clin d'œil du Diable.
     
     
  7. Criterium

    Texte
    Il fait nuit noire. Les petites routes de campagne n'ont pas le même aspect, la nuit tombée ; il y avait dans ces régions quelque impression sinistre qui recouvrait le paysage. Je ne pouvais pas m'empêcher de me dire, en négociant le virage, que j'étais bien content d'être là en voiture, et pas à pied à longer les champs. Ceux-là étaient rendus sombres et gris par la pénombre. Il n'y avait personne, l'endroit était la solitude-même ; mais l'imagination peuplait chaque ombre de buisson d'un rôdeur. Aucune lumière au loin ne trahissait la présence d'une maison ou d'une cabane — la région était résolument solitaire.
    À chaque tournant, à chaque route passant de l'asphalte au sentier de gravas, je me demandais si j'approchais vraiment, ou si j'étais passé dans un deuxième monde où tous les chemins se ressemblent et où la route devenait un grand labyrinthe sans issue. Les répétitions d'un Sisyphe du siècle moderne. Une sorte de circuit fermé à travers champs ; un paysage en tons de gris, presque onirique. Du gris clair, du gris foncé, beaucoup de noir ; des presque-couleurs dans la petite zone qu'illuminaient les phares.
    Et puis soudain, la route coupait à travers la forêt. De part et autre, les grands conifères semblaient tout envelopper de leur ombre menaçante. La forêt était prête à ré-absorber le chemin qui avait osé la traverser, et approchait ses racines et ses feuillages centimètre par centimètre... Ici, il faisait encore plus sombre qu'ailleurs dans le paysage quasiment désert. De longs kilomètres défilaient ainsi, monotones — longeant les pins presque menaçants. Tout au bout, enfin, pour la première fois depuis ce qui semblait désormais avoir duré des heures : un petit point de lumière — artificielle, différente.
    Une lumière ambrée. — J'étais arrivé.
    La haute-grille avait été laissée ouverte. On devait forcément en surveiller l'entrée ; pourtant, je ne voyais personne. Je continuais sur l'allée principale du domaine, et arrivai rapidement à un grand espace, en face du manoir, où une dizaine d'autres véhicules étaient garés. De belles automobiles, remarquai-je malgré la pénombre. Les châssis étaient noirs et sobres, mais je vis bien que la voiture à côté de la mienne était une Audi A9. C'était certainement la première fois que j'en voyais une ; le modèle était donc déjà en circulation ?
    Un homme en costume, grand et imposant, s'approcha silencieusement de moi. Je sursautai devant cette soudaine découverte d'une autre silhouette humaine. Je réalisai rapidement qu'en effet, toute une équipe avait été disposée aux alentours du domaine. L'on en devinait les ombres mouvantes, à peine perceptibles, le long des arbres noirs et murets. Ils rôdaient, faisant leur ronde silencieusement.
    — "Bonsoir Monsieur. Puis-je vous demander votre nom ?", me demanda-t-il très - trop - poliment.
    — "Monsieur de Ferlan."
    — "On vous attend", répondit-il. Il n'avait pas eu besoin de consulter une liste ; un bref instant, je me demandais ce que cela pouvait augurer.
     

     
    La musique s'était estompée, une fois la porte du bureau refermée. Je ne pouvais pas m'empêcher de me dire que cela montrait bien que la porte était donc plus massive qu'elle ne le paraissait, peut-être renforcée ou avec quelque mécanisme d'insonorisation placé au niveau des gonds. C'était donc une pièce dans laquelle il était particulièrement important que les discussions y fussent confinées... Je me doutais donc qu'il ne s'agirait plus juste de simples mots d'esprit échangés après un tintement de flûtes de champagne.
    J'étudiai le visage des personnes présentes.
    Il y avait Monsieur O**, qui m'y avait invité à le suivre. Celui-ci s'était dirigé vers un petit meuble, et en avait sorti un nouveau verre, et une bouteille de ce qui semblait être du cognac. Du regard, il me demandait silencieusement si je souhaitais ce "rafraîchissement". J'avais vu que tous les autres ici en avaient ; alors par politesse j'acquiesçai, d'un simple hochement de tête — ce qui me donnait, de plus, une minute supplémentaire d'observation.
    Déjà assis dans un fauteuil confortable, l'air toujours renfrogné qu'on lui connaissait — à travers joies et peines, tout du moins s'il ressentait les émotions humaines, ce dont je n'étais pas sûr — il y avait Charles V**. Il avait bien vieilli, depuis notre dernière rencontre ; pourtant ses cheveux avaient toujours tous été de cette teinte gris clair, presque blanche — alors c'était peut-être un effet de la lumière sur les plis de son visage, ou une mine un peu plus sombre que d'habitude. Il attendait, presque immobile, mais l'on sentait que c'était là un homme qui avait des choses à nous dire.
    Dans un autre coin, deux jeunes hommes se tenant debout et très droit ; tous les deux bruns, bien habillés ; l'un d'entre eux avait l'air un peu plus nerveux. Cheveux un peu plus longs, coupe moins réglementaire. Je ne le connaissais pas. Son collègue, en revanche, c'était Henri F**, qui malgré ses jeunes années occupait déjà une position importante à la SI. — Il devait donc s'agir de son assistant, et l'on allait parler de choses sérieuses.
    La cinquième personne consultait les ouvrages d'une bibliothèque. Un homme très grand, blond ; il devait avoir à peu près trente-cinq ans. J'étais sûr de l'avoir déjà vu quelque part ; pourtant, aucun souvenir précis — je ne me rappelai pas du tout de ce qui causait cette sensation, qui devenait désormais une sorte de déjà-vu. Qui était-ce ? Je l'observai un peu plus longtemps que les autres. Les cheveux courts ; les yeux que l'on devinait marron (malgré la demi-lumière ambrée du bureau) ; sa pochette de costume qui alternait des tons abricot et turquoise. Il prit un tome et en feuilleta quelques pages. Je remarquai les lettres cyrilliques sur la couverture ; c'était quelque chose comme : А. Андреев - история Крыма. Il reposa le livre et se rapprocha finalement de nous — tandis que Monsieur O** me tendit le verre avec une larme de cognac.
    — "Vous apprécierez, c'est un Louis XIII."
    Un instant de silence passa. L'alcool était fort et au goût trop fumé. Puis, comme d'un commun accord entre toutes les personnes présentes, nous coupâmes court aux formalités. Ce fut à nouveau Monsieur O** qui rompit le silence, endossant sans doute le rôle du facilitateur pour cette discussion.
    — "Charles voudrait vous présenter Monsieur Sokolov."
    Ah ! Ça me disait quelque chose. Nous nous serrâmes la main. Je sentis l'un de ses doigts presser l'intérieur de mon poignet ; un geste peu commun, et volontaire. D'autres n'auraient rien remarqué, mais j'étais particulièrement sensible à ces petites choses. Pourtant je n'arrivais pas encore à replacer son visage dans un autre contexte.
    — "Je suis ravi de faire votre connaissance, Monsieur de Ferlan."
    Étonnant — il n'avait pas du tout un accent russe, ni même slave, comme attendu. Non ; on aurait dit... du portugais brésilien ? Étrange. Mais alors, comme un simple détail déroulait finalement tout un fil d'associations, comme une dernière pièce de puzzle qui se place : je me souvins de notre première rencontre. Ç'avait été à New York, il y a quelques années. Nous n'avions pas vraiment eu l'occasion d'y parler. Pour autant la toile de fond restait quelque peu nébuleuse ; je n'arrivais pas tout à fait à me remémorer quelle fut la discussion qui m'avait fait le remarquer. Mais ç'avait forcément dû avoir un rapport avec l'un de mes intérêts peu communs. Comment s'appelait-il, déjà ? ...
    — "Alexandr, n'est-ce pas ?" fis-je.
    Il sourit. "Je vois que vous vous souvenez de moi."
    — "Et bien, c'est très bien. Voilà qui nous facilitera peut-être la tâche", ponctua Charles, comme pour inviter tout le monde à immédiatement aborder le vrai sujet.
    — "Nous avons un problème sur lequel vous pourriez sans doute nous porter assistance. Nous avons... un ami..." — j'y entendais : un agent — "...qui s'est retrouvé coincé dans le monde du rêve."
     

     
    On a souvent entendu parler des recherches secrètes menées par la CIA ou par le KGB durant la guerre froide. Manœuvres parfois inconséquentes sur l'échiquier mondial, et parfois au contraire, aux conséquences qui allaient déterminer l'avenir de certains pays — ceux qui par hasard ou malchance étaient situés trop près d'un front toujours mouvant. Afghanistan, Nicaragua, Yémen, Turquie... — De nos jours, tout le monde sait que certaines de ces officines eurent recours à des techniques plus "originales" pour localiser telle ou telle ressource d'intérêt ; ou alors pour assister dans certains programmes spéciaux — l'interrogatoire, par exemple. Il était donc tout naturel que, dans la droite lignée des nombreux essais amorcés par les "services" dès la Renaissance — puis surtout au XIXe et XXe siècles — consistant à tester un panel de substances psychotropes pour provoquer la suggestion ou la clairvoyance, ceux-ci se tournent alors vers les autres régions mystérieuses de l'âme humaine. Les rêves.
    C'était encore un domaine liminaire, que personne n'osait prendre au sérieux en public. Pourtant, il constituait le nouveau continent sur lequel s'aventurer.
    Tout avait commencé avec les expériences menées par un scientifique ukrainien à moitié fou, il y a quelques décades. Ayant possédé lui-même une capacité étonnante à induire le rêve lucide, il avait décidé, non pas de se contenter d'en explorer les infinis, mais plutôt d'essayer d'initier le plus de personnes possibles à ce nouveau domaine, avec l'aide de techniques de son invention — et qui se révélaient particulièrement efficaces pour en ouvrir la porte. Avec une équipe — un groupe d'amis et de passionnés — ils avaient tenté d'en comprendre les fondations, les phénomènes.
    Et puis tout avait basculé — un jour, ou plutôt : une nuit.
    Ils s'étaient aperçus qu'ils pouvaient interagir les uns avec les autres dans le monde onirique. C'est-à-dire : qu'il ne s'agissait pas d'illusions créées par un cerveau en sommeil, mais bel et bien d'un second plan d'existence, jusque là insoupçonné. Un deuxième monde.
    Un nouveau continent. — Et dont l'exploration présentait elle-même quelques risques. C'était à peu près ce que promettait Inception... sans les règles.
    Évidemment, une section spéciale dans chaque pays avait alors veillé discrètement à ce que rien ne s'ébruite — et quelques individus ayant certaines "aptitudes" étaient initiés, dans des pièces sombres, aux techniques de Rodogovich. C'était un monde étrange dans un autre monde lui-même étrange ; et bien peu de personnes en haut lieu savaient réellement si ces efforts avaient été couronnés de succès étonnants ou une succession d'échecs — comme attendu, selon le présupposé.
    — "Je vais devoir vous prier, s'il vous plaît ! Simple formalité — je vais vous demander de me présenter le 'petit livre turquoise', pour bien savoir qui ici a le droit d'en connaître."
    Car ce nouveau terrain — mon terrain de mission spéciale... — devait rester une chasse gardée, un secret.
    Alexandr Sokolov sourit comme un homme qui s'y était évidemment attendu, comme quelqu'un de bien au fait du phénomène. Il me tendit un petit objet de la taille d'un passeport. Turquoise. Un carnet bien reconnaissable. Je feuilletai jusqu'à trouver, en deuxième page, le symbole convenu — un hibou stylisé. Je passai le doigt dessus ; l'on pouvait y sentir le relief de l'encre, un léger détail provenant de son impression par un intaglio très peu répandu ; un signe qui ne trompait pas qui en était au fait. — Voilà donc un Initié bien inattendu, pensai-je, en lui rendant le carnet.
    Je savais que O**, Charles V** et Henri F** étaient déjà au courant. Chacun me montra, au moins de visu, le passeport approprié. Le collègue du dernier, cependant, en réponse à un signe de tête, nous quitta sans un mot. L'assistant nerveux n'avait pas encore entrée dans tous les cercles... Il ne restait donc plus que nous cinq.
    — "Pouvez-vous expliquer la situation un peu plus précisément ?", commençai-je enfin.
    — "Certainement. Mon ami s'appelle... Andreï, sans doute. (Nous devinions qu'il s'agît d'un pseudonyme). Il a reçu la formation Rodogovich habituelle. Il présentait quelques facultés naturelles, ce qui a grandement facilité son apprentissage, qu'il attribuait à des expériences d'enfance qui s'apparentaient à ce que l'on appelle la terreur nocturne. Ce n'était donc pas un débutant — vous savez bien que ceux-là peuvent se retrouver terrifiés dès leur premier passage, et alors on ne peut plus rien en faire... Bref : Andreï réussit également quelques premières missions, en conditions réelles. La dernière s'inscrivant dans le cadre d'une collaboration... (il tourna le regard vers Charles) ...nous pouvons en discuter sans problèmes, bien que je vous épargne les détails — mais c'est plus pour vous, pour aller droit au but. Andreï devait se rendre au Bhoutan, dans les régions montagneuses du nord-ouest ; à côté de Laya. L'environnement se révélait géographiquement propice pour... entendre quelques informations intéressantes en provenance de Chine."
    — "Le Bhoutan plutôt que le Vietnam ou la Mongolie ?" interjeta Henri F**.
    — "Oui... disons que cela se déroulait dans un cadre qui ne nécessitait pas sa présence aux abords d'une autre frontière."
    — "Je vois", fis-je pour l'encourager à continuer.
    — "Andreï eut quelques interactions étranges avec les habitants de la région. Les 'Layap'. Il faut dire qu'il ne devait pas passer inaperçu, un russe parlant parfaitement le dzong-kha... Ils l'accueillirent sans problème. Ce peuple pratique encore de nos jours une coutume bien particulière : l'exclusion des personnes impures. En cas d'événement considéré comme une souillure spirituelle — mort, divorce, perte d'un proche ou même d'un cheval — la personne est alors ostracisée durant une certaine période, interdite de participer à la vie commune, et même de parole. Je ne vous dis pas cela pour faire une conférence d'ethnologie. Car ce qu'il s'est passé, c'est qu'après quelques semaines là-bas, Andreï conduisit alors sa toute première 'sortie' dans le monde du rêve, pour explorer l'onirique de la région. Eh bien — le lendemain, quelle ne fut pas sa surprise de découvrir que c'était lui qu'on avait ainsi exclu..."
    — "L'a-t-on donc surpris !"
    — "Impossible, il a été entraîné à dissimuler les projections sous l'apparence du sommeil profond."
    — "Mais alors..." fit Charles, le regard encore plus sombre que d'habitude.
    Je complétai sa pensée tout haut : — "Alors : on l'a surpris sur le plan du rêve."
    — "Oui", conclut Alexandr Sokolov — avant que nous ne ponctuâmes tous cet échange avec un long silence. Nous réalisions bien les implications de tout cela. Les techniques spéciales n'étaient donc pas seulement l'apanage de certains individus spécialement entraînés et formés pour cela ; mais il s'avérait — à vrai-dire, comme certains l'avaient soupçonné dès le début — que certaines personnes vivant dans le cadre de sociétés traditionnelles possédaient elles aussi une faculté à explorer le monde onirique. Car il ne s'agissait pas simplement de rêves lucides comme les autres, sans aucun lien avec une réalité physique ; ici, il était question d'une sorte de quatrième dimension, dans laquelle seuls certains étaient aptes à se mouvoir.
    — "Que s'est-il ensuite passé ?"
    — "On sait peu de choses. Andreï renouvela l'expérience, avec le même effet, et craignant que les Layap ne travaillent secrètement pour le gouvernement chinois, décida d'ajuster sa position d'observation. Il devait rester dans le district de Gasa, donc décida de passer jusqu'à un autre gewog (village) en altitude, Lunana. Le voyage se fit sans problème, il put trouver des guides pour l'aider à faire la traversée, des immigrés tibétains. Une fois là-bas, la mission fut facile. Je vous passe les détails. Andreï rentra, en pleine forme physique. Par contre, mentalement, l'épisode à Laya l'avait clairement affecté. Il disait qu'il sentait une Présence le suivre jusque dans ses rêves normaux. Une présence qui venait de cet endroit-là."
    — "L'un des phénomènes oniriques bien connus de personnification de la Peur ? Il me semblait pourtant qu'il y a un protocole approprié pour cela."
    — "Justement ! Ce n'était pas ça. Il connaissait évidemment tous les 'trucs' que l'on enseigne même aux débutants afin de ne pas transformer un rêve opérationnel en cauchemar. — Non : apparemment il s'agissait de quelque chose d'autre. Or... Andreï fut placé en période de récupération, chez lui, en repos sous observation. Et un soir : il disparut. Envolé. Plus personne. Il s'était endormi — et n'était plus là. Les caméras de surveillance n'ont rien trouvé. Impossible qu'il soit parti physiquement. C'est comme si son corps physique avait été aspiré par-delà cette quatrième dimension. Ainsi : il s'est perdu dans le monde du rêve."
    — "Je vois."
    — "Avez-vous jamais entendu parler de faits similaires, Monsieur de Ferlan ? 'On' m'a dit que vous y aviez eu des aventures plus étranges que de coutume."
    — "Oui, je vois bien de quoi vous voulez parler."
    Le silence qui suivit cette discussion se fit quelque peu pesant, pendant que chacun se représentait mentalement les faits, et que personne ne voulait être le premier à dire quelque chose. Je compris que l'on attendait une nouvelle réponse de ma part. On me demandait donc d'enquêter.
    — "Je vais devoir rendre visite au lieu où cela s'est passé, si toutefois c'est possible."
     

     
    Ça avait pris du temps, mais le voilà enfin, cet étrange bâtiment. Un immeuble aux murs d'abord blancs, suffisamment vieux pour que ceux-ci acquièrent désormais l'apparence d'avoir toujours été gris. À côté des autres dans cette zone industrielle, un peu à l'écart pourtant, il donnait l'air de simplement proposer quelques bureaux pour des sociétés aux moyens encore limités, et à la trajectoire incertaine. Sur un petit panneau, quelques logos modernes en complétaient l'impression : Costonax, Groupe Vocoro, Flimex... aucun des noms ne m'évoquait quelque chose. Ce n'était qu'en se rapprochant de la structure, en étant immédiatement accosté par des gardes dont l'on devinait à quelques gestes et à quelques ombres qu'ils étaient lourdement armés, que l'on pouvait se demander si l'immeuble ne servait pas de couverture à autre chose. Mais dans certains milieux, il s'agissait déjà d'un secret de polichinelle, car nous savions tous que c'était là un bâtiment des russes. Je n'osais pas imaginer toutes les procédures qui avaient dues être menées pour que je pusse me trouver là, au-delà du checkpoint, juste devant la porte de l'immeuble.
    Sous escorte, cependant.
    À l'accueil, un homme à la carrure imposante et au visage fermé m'attendait. Il devait faire plus de deux mètres.
    — "Bonjour Monsieur. Je m'appelle Henri."
    Son accent russe était si prononcé qu'il était presque incompréhensible ; son véritable prénom n'était certainement pas Henri, me dis-je immédiatement.
    Suivis de quelques gardes, il m'amena vers une petite pièce au fond d'un couloir du rez-de-chaussée. Les murs étaient crème, aux portes toutes identiques, et ne portant chacune qu'un numéro à trois chiffres. Contrairement aux hôtels, ceux-ci n'étaient pas consécutifs : l'on se serait attendu à 101, 102, 103... mais selon un code qui m'échappait, je prenais en note mentalement une suite inédite : 445, 549, 948... Il devait exister un manuel — peut-être un petit carnet — qui traduisait chaque nombre. Forcément ; comment réussir à s'organiser, sinon ? Mais nos services devaient évidemment déjà en connaître la clé ; je n'étais pas venu ici pour cela. Derrière la porte 440, une pièce minuscule, ne contenant qu'une table et une chaise inconfortable. On aurait dit une pièce d'interrogatoire. Pas de miroir sans-tain cependant ; seuls les murs blanc-crème, nus.
    — "Simple précaution, Monsieur".
    Il sortit de sa poche de veston un tissu épais, noir. Je compris que l'on allait me bander les yeux pour que je ne retienne pas la disposition des lieux, le temps que l'on m'emmène jusqu'à la pièce ayant servi de chambre pour Andreï. Avec des gestes simples mais adroits, Henri plaça et noua le tissu. Je ne voyais plus rien. Nous ressortîmes, nous marchâmes jusqu'à ce qui devait être un ascenseur, attendîmes... marchâmes de nouveau, jusqu'à un autre ascenseur... et ensuite de suite au moins quatre autres fois. Je compris que l'on me faisait marcher en rond, afin que je perde tout repère ; seulement alors, nous nous dirigeâmes jusqu'à quelque autre endroit — pour lequel il était désormais impossible de savoir s'il se trouvait à un étage et lequel, ou même sous terre.
    Lorsque l'on m'ôta le bandeau des yeux, je me trouvai dans une petite pièce très simple, dépourvue de fenêtre. Un lit basique mais confortable, une armoire, un bureau encore encombré de livres (mais que je devinais soigneusement rangé, afin d'éviter que je ne découvre quelque document que je ne devrais pas), un petit miroir, une porte ouverte menant à une minuscule salle de bains. La chambre d'Andreï pour son debriefing au retour du Bhoutan. Elle avait des airs de prison.
    — "Mes instructions sont de vous laisser ici seul. Tapez à la porte et je reviendrai."
    Henri sortit. L'instant d'après, le cliquetis des clés m'indiqua qu'effectivement — tout comme dans une prison — la chambre était plutôt une cellule. J'étais enfermé. Je jetai un coup d'œil vers les quelques livres laissés sur la surface du bureau. Ma maîtrise du cyrillique était juste suffisante pour m'apercevoir qu'il s'agissait là de littérature ; il y avait Pouchkine, et, un peu plus étonnamment : Странная жизнь Ивана Осокина par Ouspensky, ce qui me donna une légère sensation de déjà-vu. J'imaginai qu'au retour d'une mission, les seules lectures autorisées devaient être de la fiction ou de la poésie. Je feuilletai rapidement les tomes. Aucune marque, aucune inscription. Non ; l'enquête matérielle avait déjà été faite.
    Je m'assis en tailleur sur le lit, yeux fermés, et petit à petit me concentrai jusqu'à me rapetisser en moi-même, petit à petit, toujours un peu plus, jusqu'à provoquer consciemment l'état de transe qui porte en lui la clé entre la veille et le sommeil. De longs exercices m'avaient permis — bien que leur maîtrise m'avait pris des années, même plus d'une décade — de savoir effectuer une projection à la suite d'une simple méditation, indépendamment de mon propre cycle de sommeil. — —
    Lorsque je rouvris les yeux, la luminosité ambiante, étrange, légèrement blanchâtre et comme si elle provenait du sol plutôt que du plafond, m'indiquait que j'étais bien passé dans le monde du rêve. Dans celui-ci, la porte était grande ouverte...
    Je sortis.
     

     
    Le lendemain soir, dans le bureau capitonné se retrouvaient Monsieur O**, Charles V** et Henri F**. Leur mine était sombre, et à nouveau de longs silences étaient de mise. Ils préféraient souvent, évitant le regard les uns des autres, agiter l'alcool fort de leur verres en cristal. Au moins le cognac était le même ; leurs certitudes, elles... Ce n'était pas qu'Alexandr Sokolov n'eût pu les y rejoindre ; l'étrange diplomate russe avait disparu lui aussi, du jour au lendemain. Ce type de disparition, dans une ambassade, signifie généralement une procédure d'exfiltration d'urgence. C'était d'ailleurs sous ces termes que l'envisageait toute une section de la SI — tentant alors de démêler les fils ayant pu entraîner ce protocole de la dernière extrémité. Cependant, au vu de ses révélations au sujet d' "Andreï", dans ce bureau-ci l'on était tenté d'émettre une autre hypothèse, aussi rocambolesque pût-elle être... Ce n'était pas forcément une puissance étrangère qui l'avait exfiltré. — Eux savaient que cela pouvait se faire d'une toute autre manière. Non pas l'élimination pure et simple, dans une pièce secrète de l'ambassade (bien que ce soit une possibilité) ; mais plutôt : empruntant les chemins oniriques.
    Ce qui occasionnait d'autres questions ; y était-il parti de son plein gré, y avait-il été contraint par quelqu'un ou par quelque chose... et si cela... avait-il disparu comme Andreï, poursuivi par une Présence qui avait poursuivi l'agent depuis les hautes montagnes d'un dzongkhag du Bhoutan ?
    Les "nouveaux continents", découverts par les explorateurs au fil des siècles, n'avaient-ils pas tout présenté une chose en commun ?
    — C'était celle-ci : le fait qu'ils aient tous été habités. Au minimum, précédemment visités.
    Et maintenant que Monsieur de Ferlan était lui aussi introuvable...
     
     
  8. Criterium
    Il est tard. La rame de métro arrive dans un crissement sauvage. Sifflement souterrain et infernal — les freins hurlent et immobilisent la machine. Alors c'est le moment où dans le brouhaha les voyageurs nocturnes montent et descendent, troquent leur place du quai à la rame. Au lieu de l'écho des longues galeries dans lesquelles tout résonne, c'est maintenant l'espace étroit de l'intérieur du métro, lequel aussitôt repart à grand bruit et à toute vitesse. Les gens gardent le silence; chacun regarde à ses pieds, ou plus souvent — son téléphone. Même dans les recoins obscurs l'on discerne les petits écrans bleus. Par habitude, par attente; chacun veut juste arriver à destination.
    Il y a des moments où l'on sent immédiatement, instinctivement, que l'on vient de pénétrer dans un endroit où quelque chose ne va pas. C'est comme une électricité dans l'air; comme une odeur inconsciente qui nous met à l'alerte. Peut-être que l'on sent réellement l'adrénaline; ou peut-être que l'on la devine au tracé de certains visages. Alors on cherche tout de suite du regard d'où l'impression peut bien provenir; et bien souvent — comme maintenant — on remarque tout de suite quelqu'un d'étrange : un homme aux cheveux en désordre, dont les mains font de petits mouvements nerveux. Il a l'air sale; il a l'air énervé; pourtant pour le moment rien de spécifique ne le singularise — c'est encore juste un instinct. Je suis sur mes gardes.
    Alors l'on se demande si ce n'est pas comme un monstre qui attend que l'on fasse un mouvement de recul, ou que l'on se retourne, pour soudain surgir. Il doit y avoir un déclic, c'est certain; l'événement déclencheur doit être écrit quelque part dans le script — mais si je suis une actrice de film d'horreur, on a oublié de me le faire savoir... Je me demande si les autres personnes ressentent la même impression et se cachent dans leur écrans — surtout faire comme si de rien n'était! — ou si réellement il sont si absorbés dedans qu'ils se sont engourdis. Impossible d'en faire de même; toute l'attention se focalise sur le lieu où ça va se produire, tout en commençant à s'éloigner. Et...
    — Le cri.
    Un hurlement. Inarticulé. Il vient de l'homme aux cheveux sales. Ses mains tremblent encore plus — ce n'est pas par peur, mais plutôt à force de contracter ses muscles par à-coups. — Personne n'a bougé — Tout le monde a forcément entendu. Aucune réaction. L'homme se lève et grogne, il hurle à nouveau; ses frissons ne sont pas normaux et évoquent immédiatement la pathologie. L'inconnu est-il fou? - D'une voix rauque, il croasse, éructe; ses yeux s'allument et semblent scruter autour de lui, tout en fixant les gens non pas comme s'il les regardait en face, mais plutôt dévisageait un point un peu plus éloigné situé juste derrière eux. Il passe nerveusement de l'un à l'autre, cherchant quelque chose... cherchant quelqu'un... à l'affût, aux aguets. — Je ne peux pas le quitter des yeux, c'est trop dangereux; même en tentant de dissimuler le regard... et donc arrive soudain l'inéluctable: l'homme me remarque. L'espace d'un instant, les yeux dans les yeux... — Je vois son regard de fou furieux. L'étincelle y est éteinte; mais ce n'est pas le regard vide comme ceux fatigués des autres voyageurs fatigués et effacés: — les yeux sont trop largement ouverts, et les pupilles ne sont pas de la bonne taille; le blanc de l'œil est rougi, anormal. C'est comme si l'homme lui-même ne me voyait pas, mais qu'à travers son œil de poisson mort m'avait remarquée quelque chose monstrueuse. — Aussitôt il grommelle. Puis le grognement devient un cri, rauque et cassé. Une syllabe sans fin et qui me glace le sang: car je le sais bien, ce qu'il hurle ne peut être que mon nom.
    Personne n'a bougé. Personne n'a dit mot. Il me semble qu'il n'y a en fait personne dans ce métro; ces gens immobiles sont des reflets et des ombres... Je suis donc bien seule. Seule — moi et le monstre. — Alors je recule tout en gardant la forme à l'œil, par des pas vers l'arrière, en tentant de garder l'équilibre avec la rame qui file à toute vitesse dans le noir. À chaque pas vers l'arrière, l'être hideux s'avance d'autant, boitant et tremblant, agité de spasmes maladifs. Il sue. L'odeur des gouttes qui perlent sur son front est mauvaise; elle rappelle à la fois celle du soufre et du sang. Et le cri, le cri, qui se module et reprend, perce les oreilles de son horrible craquement. Sa mâchoire s'ouvre et se ferme nerveusement. Je vois des dents jaunes, presque ambrées. Mon cœur bat trop fort et semble vouloir me briser la poitrine, lorsque je réalise le détail le plus horrible: les dents — les dents ocres et affreuses — sont toutes taillées en pointe.
    Il approche, il approche!
    Il faut se retourner et courir. S'enfuir le plus rapidement possible tout au fond de la rame. Espérer que les jambes ne flanchent pas, secouées par le trajet du métro et tremblantes de peur. Aller tout au bout, le plus loin possible; sans penser aux bruits désarticulés de la masse hurlante qui me suit de plus en plus rapidement — dont les cris paraissent encore plus insensés maintenant qu'il est dans mon dos et que je ne le vois plus. — Courir, courir.
    Un coup de frein brutal manque me faire tomber; j'ai attrapé quelque chose à temps. Les portes s'ouvrent. Je me rue au-travers, peu importe la station... Sur le quai, de nouvelles ombres; certains montent, d'autres descendent, tous les voyageurs ont cet air absent de ne pas être tout à fait en vie. Personne ne le remarque-t-il donc?... Pourtant la chose vocifère, aboie et s'égosille avec des monosyllabes qui ne font aucun sens; le fou furieux est lui aussi sorti de la rame, et malgré le fait qu'il se déplace d'une façon bizarre — claudiquant, clopinant en diagonale avec des pas inégaux — il est beaucoup plus rapide que je ne le pensais. Ses bras s'agitent de soubresauts très vifs, très tendus; leur disposition est étrange, comme s'il avait deux coudes successifs. L'odeur est de plus en plus forte. Impossible de rester là; il faut fuir plus vite et plus loin. J'espère que la station est suffisamment grande.
    Alors je cours dans les couloirs sombres. Ils sont sales, et il y a de moins en moins de monde à cette heure tardive. Les tunnels s'entrecroisent; c'est une immense station, là où ils deviennent labyrinthiques et connectent de nombreuses lignes par d'innombrables galeries plus ou moins accessibles. On a dû adapter d'anciennes catacombes; sans aucune raison apparente il faut parfois gravir quelques marches, parfois en descendre un nombre toujours impair; tourner dans une direction pour aussitôt devoir tourner vers l'autre. Le cri s'est peut-être éloigné, mais dans ce dédale il résonne tant contre tous les murs, se réverbère jusqu'à envelopper tout le couloir et toutes les directions de sa note distordue, que l'être me semble toujours trop proche.
    — À droite, plus vite; mes jambes me font mal. — Sauvée. C'est un quai, une autre rame. Il y a du monde. Un métro arrive. La foule s'anime. L'horrible crissement des freins fait taire toutes les conversations, étouffe même l'écho qui s'est enfin éloigné. Les gens échangent leur place; ils montent, ils descendent, ombres agitées, anonymes qui se pressent. Je ne sais pas s'ils me voient vraiment, essoufflée, monter dans la rame, prendre de grandes respirations tout en sentant les jambes tremblotantes, encore brûlantes de l'effort. Les portes se referment, la rame part d'un coup brusque d'accélérateur. Sauvée.
    Mais il y a des moments où l'on sent immédiatement, instinctivement, que l'on vient de pénétrer dans un endroit où quelque chose ne va pas. L'air ici aussi est électrique; une odeur que je reconnais flotte dans l'espace clos. Une odeur que je ne voulais plus sentir. Là, rabougri dans un coin, une forme humaine enveloppée dans une sorte de manteau lacéré commençait à bouger, à se remettre sur pattes. Les efforts faisaient suer ce que je pensais être un clochard — mais qui d'un coup, soudain, vif et nerveux, relève la tête et me fixe du regard. C'est le même fou — il hurle! Sa bouche grande ouverte laisse à nouveau voir ses dents hideuses et pointues. Ses pupilles sont haineuses. Mais personne ne le voit-il donc? Pourquoi est-ce que personne ne réagit? Est-ce la peur, et le stade final où, à force de se terrer, plus personne ne peut ni voir ni entendre les autres? - Il essaie de se relever, mais chute encore et encore, et donc se traîne sur le sol... Ses jambes ne marchent-elles plus? Est-ce un autre monstre? — Lorsque son manteau s'accroche quelque part et tombe alors, révélant son corps affreux... il me semble que je deviens folle... Il n'a pas de jambes... mais est-ce là ce qui lui sert de membres inférieurs? Au-dessous du ventre, ce n'est plus une forme humaine: c'est comme une viande recouverte de vers... et ce sont ces appendices qui le traînent — ces innombrables petits tentacules... Je cours, je fuis... Mais maintenant je le sais bien: son hurlement ininterrompu, son monosyllabe incompréhensible qui perce les oreilles... C'est forcément mon nom.
  9. Criterium

    Texte
    La station A∇ ne répond plus.
    Silence radio. — — Seulement : — *cccrrrrrr crrr — crrrrrrr cccrrr crr — crrrrrrrrr crr cccrrrrccrrrrr*
    C'est un bruit blanc qui grésille.             

     
    — La station ne répondait plus, et c'était un problème. À cette distance, elle constituait un point de routage essentiel pour toutes les communications en direction de Mars ou de la Terre. Sans ses émetteurs, des messages pouvaient certes être transmis, mais plus lentement, plus faiblement ; et surtout à la merci du mouvement des planètes et des astres — toute syzygie imprévue pouvant brouiller les transmissions pendant des heures entières. Ce qui embêtait le plus les ingénieurs du groupe, c'était surtout que le silence ne fût pas seulement celui de l'équipage — il y avait toujours un équipage minimum de deux hommes à bord — mais surtout celui des machines. La station avait évidemment une sorte de transpondeur, et d'autres types de balises ; un autre module indépendant était lui-même censé pouvoir toujours répondre à un "ping" sur ondes radio, et ce selon divers protocoles DTN. Or, tous ces équipements étaient eux-mêmes silencieux. Aucune communication.
    Une observation visuelle, en revanche, n'avait fourni aucune information : les lumières de la station fonctionnaient parfaitement. Aucun dégât détecté dans la structure extérieure. Aucun nuage d'astéroïdes à proximité ; pas de bandes sur les scanners de fréquence — qui auraient indiqué un brouillage radio causé par quelque imprévu cosmique. Pas de vent solaire, pas de pulsation étrange. Le vaisseau flottait doucement sur la même orbite, trajectoire inchangée. Juste le vide, et le silence.
    Un signal lumineux, bref, vif et rouge. — Réunion générale en "salle de crise".
    Il fallait traverser le bâtiment pour s'y rendre. Il y avait plusieurs manières de le faire, étant donné le point de contrôle était construit d'une manière modulaire, comme une grille, que l'on pouvait étendre ou réduire selon les besoins. La technique avait été perfectionnée en Antarctique, puis testée sur la Lune, sur Mars ; il suffisait de déposer plus de "modules", comme de gros containers, pour ajouter de la surface. C'était le pré-fabriqué du XXIe siècle, la "brique" spatiale. Ce point-ci, un avant-poste, avait déjà été quelque peu étendu, et devait avoir nécessité plus d'une vingtaine de ces pièces détachées... Sa forme générale était devenue celle d'un octogone, avec quelques diagonales pour lier certaines arêtes ou segments entre eux : ainsi, il y avait plusieurs manières de se rendre en tout autre lieu. La "salle de crise" — un simple bureau avec quelques écrans et quelques contrôles, vraiment — se trouvait non loin du mess, mais un peu plus éloignée de la salle de contrôle. C'était voulu : un défaut de cette dernière, voire une destruction, et l'on aurait pu transformer, avec quelques efforts toutefois, la salle de crise en second contrôle. La redondance était une résilience. Les couloirs étaient blancs, longs ; de grands tuyaux accompagnaient le tracé, remplis de câbles pour les communications, une sorte d'Internet réduit à cet endroit-ci — là encore, tout module perdu n'influerait en rien sur les autres. Cette prudence caractérisait tous les avant-postes. Entre chaque grand container, un petit sas grisâtre, anguleux — ces murs-là faisaient penser à la carapace d'un pangolin — qui ré-orientait vers le prochain lieu, avec l'angle souhaité selon l'agencement de la grille.
    Quelques couloirs blancs, aseptisés... personne. Cela faisait bizarre de traverser ainsi le module des "chambres". Toutes les vitres teintées, noires, ne reflétant qu'une image en miroir des lumières trop franches du long hall blanc... On avait l'impression d'y être seul au monde. Non, il n'était pas seul ; il y avait bien quelques autres personnes, bien peu en vérité... ils y étaient seuls à plusieurs, d'une certaine manière. Au-delà, un autre sas. Il avait toujours l'impression — comme la première fois — en passant ces seuils gris, moins éclairés, qu'il quittait définitivement le lieu d'où il provenait, comme si à tout instant l'accès pouvait se sceller, interdire tout retour. N'avait-il pas eu tant de ces longs cauchemars où les lumières s'éteignaient une par une, les accès eux aussi condamnés un par un, dans une station entièrement vide, et cette sorte de "présence" s'approchant de plus en plus de lui ? ... Rien qu'à y songer à nouveau, son corps frémissait. Et maintenant la station qui ne répondait plus... comme un mauvais rêve qui s'est échappé, et qui s'écoule désormais vers le monde réel. — Un tournant, une porte. Il était arrivé. Les autres étaient là.
    — "Vous êtes le dernier, Ian."
    — "J'étais à l'autre bout de la structure" fit-il par réflexe. Sa première tentation était de toujours s'excuser, pour tout et contre tout ; il avait lutté pour maintenant s'affirmer plus simplement.
    Il s'assit à côté des trois autres personnes : tout le monde était là. Étions-nous donc si peu nombreux ? La pièce paraissait grande, mais c'était une illusion due au fait que nous n'étions que quatre. Il y avait Luc, le "chef" de la station. Nous l'appelions par son prénom plutôt que par son grade, mais chacun savait que c'était lui l'officier et le responsable ; de plus, il avait cette qualité de leader naturel qui le rappelait sans qu'il ne fallût d'efforts ou le réitérer. Éléna, la scientifique-ingénieure, surdouée mais parfois taciturne. Moi, le "consultant" — c'est-à-dire, l'homme-à-tout-faire. Nos deux autres collègues étaient "là-haut" — il fallait monter régulièrement sur la station en orbite pour s'assurer que tout était opérationnel. Quand étaient-ils partis, déjà ? Le temps ici s'écoulait d'une manière différente, fluide, difficile à saisir ; alors cela faisait peut-être une semaine, un mois, je ne savais pas. Ça me paraissait plus. Et soudain : le silence radio. Il y avait eu un problème inattendu, et nous ne savions pas de quoi il en retournait. C'était très inquiétant — on voyait bien au ton de Luc que lui aussi n'avait jamais croisé de cas semblable, et la tension nerveuse le rendait encore plus directif que d'habitude. Maintenant tous réunis, il résuma la situation générale. Silence de A∇ sur toutes les fréquences utilisables, aucun ping, aucun signal. Station a priori intacte selon une observation externe. Il lista toutes les hypothèses auxquelles il avait pensé, nous demandant de lui en proposer de nouvelles si nécessaire.
    Nuage de radiations cosmiques qui n'aurait pas été détecté par les instruments, ni de la station, ni de la surface ? C'était à son avis le plus probable. Si ç'avait été le cas, l'équipage avait peut-être été irradié, et il faudrait faire un compte-rendu médical le plus rapidement possible. Attaque ? C'était très peu probable, qui irait jusqu'ici ? Nous étions aux bords de l'univers explorable. De plus, il aurait suffi de perforer le vaisseau avec un projectile ou un laser, les armes habituelles, ce qui aurait entraîné sa destruction. Les réseaux étaient par ailleurs complètement étanches, impossible d'imaginer une cyber-attaque. Un simple bug informatique, mais avec une conséquence catastrophique sur les systèmes essentiels ? C'était là aussi plausible. Aucun d'entre nous n'arrivait cependant à comprendre ce qui aurait pu causer une telle mal-fonction. Éléna s'y connaissait très bien et elle trouvait le scénario assez improbable. Le silence suivit la réunion tendue ; nous n'étions sûrs de rien. Une nouvelle brève tentative d'établir le contact avec la station résulta encore une fois en cet étrange grésillement, qui crépitait dans les casques et écouteurs dont nous ajustions le volume à fond, espérant entendre, au loin, un faible signal distordu qui aurait été une voix formulant une réponse. Mais non — c'était le bruit blanc, et si l'on l'écoutait trop longtemps l'on se mettait à avoir des illusions auditives, des impressions de syllabes là où il n'y avait qu'un signal vide. Sur d'autres fréquences, le bruit tenait plutôt du son des vagues... Un lointain souvenir, déjà.
    — "Je pense qu'il n'y a pas d'autre choix : il faut envoyer quelqu'un à bord."
    Le silence qui s'ensuivit devint rapidement assez pesant. Nous n'étions que quelques personnes, et nous savions tous que toute mission de ce type constituait une prise de risque. Il ne s'agissait pas d'une simple sortie hors de la structure, comme ces maintenances de routine que nous faisions tous régulièrement ; celles-là étaient autant pour s'assurer que l'extérieur ne présentait point de dommages que pour admirer les paysages incroyables de cet horizon étranger, et le ciel éternellement sombre qui enveloppait le tout d'une aura irréelle. Là, il s'agissait d'un décollage ! Une longue procédure pour sortir le matériel, des checklists conséquentes, l'envol, l'abordage de la station en orbite... une erreur de calcul et, si l'on eût la chance de réatterrir, l'on courrait le risque que ce fût à une centaine de kilomètres. Ce n'était pas une procédure triviale. Néanmoins, Luc avait raison ; il fallait que l'on sache ce qui n'allait pas. Si l'équipage était en détresse, le temps était peut-être compté. Tout faisait partie d'une balance entre différents risques : et en l'occurrence, la balance était celle entre le risque — jugé minime — d'une personne s'y envolant pour aller vérifier sur place le problème, et le risque — plus immédiat et conséquent, étant donné l'absence de réponse radio — de perdre les deux hommes à bord en sus d'avoir apparemment déjà perdu les capacités de communications de la station en orbite. C'était évident qu'il s'agît là de la bonne démarche. Mais qui envoyer ?
    Nous avions tous du travail important à faire ici. Nous sentîmes rapidement que ç'aurait été prendre trop de risques que d'y envoyer Luc ou Éléna, ces deux-là possédant des qualités irremplaçables ; alors ce serait entre Ian et moi. Nous nous regardâmes. Il me sembla déceler dans ses yeux une lueur étrange... Je restais coi un instant, réalisant petit à petit que celle-ci était celle de la peur. Pourquoi avait-il si peur ? Après tout, il avait lui aussi, comme nous tous, effectué cet envol à de nombreuses occasions...
    Je me portais finalement volontaire.
     

     
    Un envol.
    Le hublot tourné vers le ciel — la Nuit. Belle, sombre, infinie. 
    Petit à petit, un point lumineux qui s'approche.
    Deux lettres.
    A ∇
    La station s'agrandit de plus en plus. Les deux objets s'approchent, semblent suspendus dans le vide
    — un vide noir, sans haut, sans bas, une matrice sans directions.
    Procédure d'abordage.
     

     
    Un bruit sourd, métallique — la résonance du contact, qui à chaque fois, si douce fût-elle, faisait courir une vibration le long des parois. À la fois un expir de soulagement en réalisant que l'abordage s'était déroulé sans encombre, et à chaque fois aussi, une légère frayeur : et si ç'avait été cette fois-ci que le système de docking glisse et la manœuvre échoue ?
    J'avais beau être entré dans plusieurs de ces vaisseaux par le passé, les mêmes mots me revenaient toujours à l'esprit au moment d'ouvrir la porte et de passer le sas. Une remarque, entendue il y a longtemps, un souvenir d'enfance ; ces descriptions toujours étranges de l' "odeur de l'espace" — une expression assez mal-nommée au demeurant, puisque l'on entendait par là l'odeur de l'air dans une station en orbite. J'avais entendu le terme pour la première fois en lisant de vieilles descriptions de l'International Space Station. Tant d'astronautes étaient passés par celle-ci, lorsqu'elle était toujours en service ; pourtant, aucun ne semblait pouvoir se mettre d'accord sur les mots à mettre sur l'odeur qui y flottait à bord. L'espace si renfermé, les remplacements fréquents de personnel, les diverses expériences : tout devait y avoir contribué. Pour certains, c'était l'odeur du renfermé, une sorte de mélange entre sueur et vieux habits ; pour d'autres, quelque chose de si différent, de métallique et de chaud ; pour d'autres encore, cela évoquait la viande fortement grillée. J'entrai, et refermai le sas. Un regard vers l'indicateur : l'air semblait respirable, aucune anomalie détectée.
    J'ôtai mon casque — réalisant immédiatement que j'avais commis là une erreur dans le protocole, j'aurais dû demander d'abord aux autres en surface. J'avais pensé à l'odeur de l'air, ç'avait été un réflexe automatique, comme la dernière fois que j'étais parvenu ici. Je jurai intérieurement, me promettant de ne plus prendre de risque inutile comme cela, par inattention... Si le problème était venu de quelque élément non-détecté dans l'atmosphère de la station, j'aurais échoué dans ma mission et causé de nouveaux problèmes — à tout le monde. Mais, heureusement, tout allait. L'air était tout à fait normal. Je re-découvris, comme la toute première fois, ce que moi j'y sentais : l'odeur de l'ozone, l'odeur de soudure (dont je n'avais jamais su si c'était celle de la chaleur, de l'étincelle, ou de l'étain).
    — "Alpha, alpha, je suis à bord."
    — "Très bien, situation ?" — grésilla l'oreillette.
    Il y avait très peu de "pièces" dans la station. On y deviendrait claustrophobe. Impossible d'y jouer à cache-cache ; et pourtant, je ne vis personne. Aucune trace de l'équipage. Les lumières étaient encore allumées, certains systèmes mis en stand-by. — Je fis une brève inspection du tableau de bord où se trouvaient les contrôles des transmissions. Tout avait l'air en ordre... et pourtant, essayant quelques fois d'envoyer un signal, je m'aperçus que celui-ci n'était pas émis. Ça ne pouvait pas être un brouillage, car ma propre radio marchait parfaitement.
    — "Alpha. Aucune présence à bord. Transmissions kaputt, raison inconnue."
    — "... aucune présence ?" — la voix qui répondait avait eu une hésitation, trahissant l'incompréhension.
    C'était effectivement très étrange. Je commençais à entrevoir un autre scénario : un composant essentiel des transmissions avait soudain cessé de fonctionner. L'équipage a dû se demander duquel il s'agissait, et décidé de vérifier à l'extérieur s'il était possible de le réparer. Pourtant cela n'avait aucun sens, car déjà en me disant ceci je m'apercevais immédiatement des impossibilités. Déjà il était impossible qu'un seul composant tombe en panne et affecte l'ensemble des systèmes de transmissions, ainsi que les balises. Ensuite, toutes les combinaisons de sortie étaient en place, rangées dans des petites boîtes cubiques arrangées dans une armoire près du sas. Et ils ne seraient de toute manière pas sortis à deux — et certainement pas sans nous contacter (cela, certes, si ç'avait été possible à partir de leurs radios personnelles). Mais non — tous disparus. Incompréhensible.
    — "Je ne comprends pas la situation."
    — "Veuillez confirmer."
    — "Je confirme, station entièrement vide, systèmes internes en état de marche, mais tous les comms sont à zéro. Aucun équipage à bord."
    — "Re-vérifiez chaque recoin."
    Je ne comprenais pas comment j'eusse pu ne pas remarquer quelque chose. Consciencieusement, je regardais à nouveau chaque détail de chaque tableau de bord, chaque armoire, chaque recoin des quelques "pièces" du satellite. Rien du tout. Je m'étais même demandé, horrifié, si je n'allais pas découvrir quelque couche de poussière quelque part, peut-être vaguement de forme humaine... j'imaginais qu'il fût possible qu'une sorte de rayon cosmique pût griller des tissus organiques et abîmer quelques composants des transmissions. Je ne voulais pas vraiment croire à ce scénario épouvantable, mais je m'apercevais que c'était pour le moment la meilleure explication qui me venait à l'esprit. Je ne trouvais pas de poussière, pas de traces, pas d'indices. J'imaginais donc que le rayon ait pu être si puissant que les deux hommes avaient été... atomisés ? Je frémis en réalisant que si ç'avait été le cas, c'était eux, cette odeur d'ozone qui flottait dans la pièce... Nulle tombe, nulle cendre — ils avaient totalement disparu. Comme s'ils n'avaient jamais existé. Une annihilation complète, totale. Ça ne pouvait être que cela... ce vide total, qui me rappelait le vide de l'espace et qui m'angoissait de plus en plus...
    — "R.A.S." — "Revenez."
     

     
    L'atmosphère à la surface était raréfiée, mais suffisante pour qu'y soufflent des vents et des brises. Celles-là étaient parfois violentes, tout du moins pas si chaotiques ou turbulentes ; nous avions étudié un peu le phénomène, et il apparaissait qu'il s'agît d'immenses vents dans une seule direction, qui se mettaient à souffler soudainement puis s'étendaient, pendant des heures, sur des milliers de kilomètres. Nous ne savions pas pourquoi ni comment ; comme c'était assez irrégulier, le phénomène ne se révélait pas trop gênant, mais nous évitions les sorties ou les envols pendant ces épisodes. Aujourd'hui — un mot qui avait perdu sa signification, étant donné qu'il n'y avait plus de journée, et que nos rythmes n'étaient plus cadrés sur 24 heures — nous n'avions pas prévu que débuterait l'un d'entre eux. La brise n'était pas si forte. Cependant, revenant depuis la station, elle fut suffisante pour décaler le lieu du réatterrissage d'à peu près un kilomètre. Le module se posa en douceur. Il faudrait marcher.
    Je re-vérifiai tous les équipements. Nous reviendrons ici avec le matériel nécessaire pour transporter tout ceci vers la structure. Je soufflai avec soulagement — si le vent eût été violent, j'aurais pu être décalé de dix fois cette distance. Cela aurait rendu le retour difficile, éreintant. Et si ç'avait été de cent fois la distance... ç'aurait été moi, la personne à secourir.
    Même si ça n'avait pas été ma faute, cette fois-ci, je pestai intérieurement à nouveau — nous avions déjà cet énorme et incompréhensible problème quant à la station A∇, alors je ne voulais pas devenir un second problème et laisser mes trois collègues en plan, à confronter toute la situation ainsi. D'autant plus que même si nous demandions des renforts de personnel, si ceux-là étaient acceptés, il faudrait plus d'un mois pour que quelqu'un s'approche d'ici. Je me souvenais de ces anciennes histoires, de la découverte de l'Amérique, des vaisseaux qui exploraient tous les continents du monde, mais avec des trajets qui prenaient des mois et des années... Nous étions à nouveau à cet âge-ci. L'âge de l'exploration. Sauf que la mer sur laquelle nous voguions n'était pas plate, mais une immense et éternelle noirceur, un espace vide, et solitaire.
    Je revérifiai ma combinaison. Tout était en place. Une pression sur un bouton, et je sortais enfin à la surface. Ça allait, je voyais la station en surface devant moi, pas si éloignée que cela. Par-delà, l'horizon si étrange : le ciel toujours noir, l'étendue désertique, la roche et la poudre ayant partout ce ton si particulier, cette teinte similaire à l'ocre rouge. Je n'entendais pas mes pas crisser sur les gravas ; c'était comme si je me déplaçais les oreilles bouchées. — Lentement. Pas par pas. — La combinaison était légère, mais je n'avais pas l'habitude des sorties aussi longues ; cela me faisait presque mal à la tête, et il était inconfortable de couvrir une longue distance. Je sentais que je pouvais le faire — c'était juste lent, et assez épuisant. Peut-être que les rafales momentanées ralentissaient elles aussi ma marche ; c'était déstabilisant de les sentir m'opposer une résistance, mais sans entendre les sons du vent... Petit à petit, je m'approchai, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus que quelques pas de plus à faire.
    Mes jambes me faisaient de plus en plus mal — l'acide lactique, l'effort. Je commençais à me dire qu'il fallait décidément que je me ré-entraîne.
    — "Alpha, je suis là." — Pas de réponse, ils devaient m'attendre à l'intérieur.
    Je m'approchai du côté de l'un des containers, celui que nous utilisions le plus souvent sur la face occidentale lors de nos sorties de routine. Une sorte de valve à desserrer, un panneau de contrôle extérieur — le code d'accès, et la LED verte qui indiquait que le sas était vide donc utilisable. Parfait. Je m'occupais de la procédure pour desceller la porte, et avec un grand effort l'ouvrit vers l'extérieur. Par chance, celle-là ne se situait pas à contre-vent — sinon, il aurait été impossible de passer par là, et j'aurais dû faire tout le tour de la station pour y ré-accéder... Bientôt, le sas, le ré-équilibrage, et puis pouvoir enlever cette combinaison qui me paraissait de plus en plus lourde. Effectivement, j'étais en sueur, mes habits étaient trempés.
    Personne pour m'accueillir, cependant. Ils devaient tous être soit en salle de contrôle, soit dans la salle de crise. Je me dirigeai rapidement vers la première — personne. Je dus alors traverser la station entière pour rejoindre la seconde — passant le mess, passant également par le module contenant la petite pièce où nous aimions partager un café, mais ces deux endroits étaient eux aussi vides. La porte était fermée ; y toquer ne serait jamais entendu. À coup sûr, ils devaient encore s'y trouver, et avaient oublié de laisser l'accès ouvert — le protocole étant de refermer la salle lors des réunions. Il s'y trouvait une sorte d'interphone.
    — "Je suis là, ouvrez."
    Aucune réponse. — Un message écrit sur notre propre intranet, sur la page nous servant d'une sorte de "tchat" général : aucune réponse. Personne ne l'avait utilisé aujourd'hui — j'y voyais encore le dernier message, datant de tout à l'heure — quand ? une heure, vingt, cinquante ? — et qui avait accompagné l'alerte initiale : "Rouge : Réunion salle de crise, tout personnel". Après la réunion, tout le monde avait été trop affairé à s'occuper du décollage pour faire quoi que ce soit d'autre ; donc ils étaient forcément encore dans la salle.
    Finalement, je décidai de simplement essayer le code d'urgence sur la porte.
    2 6 4 0 3 6 7
    Un cliquetis se fit entendre, la porte se déverrouillait pour seulement quelques secondes, le temps d'ouvrir le mécanisme. — J'entrai.
    La salle était complètement vide.
    Sur la table, la tasse de café de Ian. Une gorgée y restait ; le liquide était froid. Mais aucune trace de lui. Quelques documents, le manuel des protocoles d'abordage laissé à proximité, au cas où nous en aurions eu besoin. Le stylo d'Éléna déposé sur une feuille volante. Tout était parfaitement en place — mais j'étais seul. Il n'y avait plus personne.
    Une sourde angoisse me saisit à la poitrine.
    Je fis trois fois le tour de toute la structure. Je laissai un message sur le terminal, j'appelai dans le système connecté aux haut-parleurs parsemés à certains endroits-clés. Aucune réponse. Personne. Tous les systèmes fonctionnaient. Mais il n'y avait plus personne. J'étais seul, seul comme dans un cauchemar.
     
     
  10. Criterium
    Ils avaient bravé le désert et les montagnes pour se retrouver dans l' "Autel Au-Dessus".
    C'était un lieu sacré. Une sorte de petite plaine bordée par les montagnes, qui ressemblait à un vieux cratère. Les gens parlaient avec un grand respect de l'endroit. On ne se souvenait plus de qui, ni de quand l'on était venu ici pour la première fois et reconnu qu'il y flottait un certain pouvoir; était-ce la vue et d'être entouré de collines qui nous forçaient à regarder le ciel et ses étoiles — était-ce la propriété particulière qu'avait le son de la voix en résonnant contre ces surfaces — ou était-ce quelque phénomène magnétique qui n'était perçu qu'inconsciemment — nul ne le savait vraiment; mais tous, jeunes et vieux, analphabètes et lettrés, sensitifs et carapacés, tous pouvaient y sentir ce quelque chose qui donnait à l'Autel son aura. Certains préféraient l'appeler tout simplement l'almaqan almurtafi', le "Haut-Lieu".
    À des moments précis de l'année, l'on s'y retrouvait pour y célébrer la Parole.
    Des petits groupes convergeaient, s'installaient en silence, formant un grand cercle dans le cratère comme dans un amphithéâtre. Un très long silence s'ensuivait. Puis, à chaque fois, un signal inconnu devait être perçu — et une personne, une seule, se levait et commençait à parler à voix forte, scandant un long discours que tous écoutaient. Ce n'était jamais la même personne. Chacun avait conscience que les mots prononcés ici revêtaient quelque chose en plus: un poids, une signification, une substance; c'était un peu de tout cela à la fois. Le langage n'y était pas cryptique — ce n'était pas un oracle — mais tel un oracle tous y prêtaient une attention particulière; écoutant chaque mot prononcé. Une fois que le long discours était fait, le ciel avait souvent eu le temps de s'assombrir... Alors, de petits groupes conversaient à voix basse de ce qu'ils venaient d'entendre, débattaient, y recherchant quelque chose. L'on installait des tentes, des sacs de couchage, l'on échangeait jusqu'à tard dans la nuit, puis l'on s'endormait; et très tôt le lendemain, dès les premières lueurs du jour, chacun repartait vers d'où il était venu.
    Ce jour-là, l'homme qui s'était levé était un inconnu.
    Personne ne se souvenait l'avoir vu auparavant; il leur ressemblait, il avait le même teint, les mêmes cheveux, la même barbe, la même langue — pourtant, il avait un petit accent, qui ne provenait pas juste du ton solennel que l'on adoptait à cette occasion. Il était très grand; son visage était étonnamment allongé. Venait-il d'un pays proche? — Il parlait:
    "Vous êtes venu ici pour entendre et pour voir. — Vous avez des oreilles; mais vous n'entendez pas! Vous avez des yeux; mais vous ne voyez pas! — La brise du vent, le tintement de la cloche; les teintes du ciel, les changements de la terre... Les entendez-vous — les voyez-vous? Non. Alors le monde moderne vous a donné des 'outils'. Votre vision nécessite l'assistance de cet outil que l'on appelle 'lunettes'. Votre ouïe se fait aider de cet outil de l' 'oreillette'. — Et pourtant... Le myope voit-il mieux avec les lunettes du presbyte? Le sourd qui n'entend plus de chant des oiseaux et le sourd qui n'entend plus la terre trembler échangeraient-ils leurs oreillettes? Ces outils sont des béquilles, ce n'est pas eux qui vous feront véritablement voir et véritablement entendre..."
    "La science des modernes nous dit que nous n'entendons que quelques vibrations — le son des tremblement de terre jusqu'au tintement des cloches les plus fines... — Elle nous dit que nous ne voyons que quelques vibrations — le rouge du réchaud jusqu'à la pourpre améthyste... — Quelques vibrations parmi un infini inconnu, dont la majorité ne sont ni vues ni entendues... Deux gouttes d'eau dans l'océan que nous ne voyons pas et dont nous n'entendons même pas les marées."
    "Imaginez la puissance de l'homme qui véritablement verrait, entendrait cet océan! À lui n'échoit aucune soif. Et pourtant... Parfois... Ne le sentez-vous pas, ne le percevez-vous pas — inexplicablement — un déjà-vu — une ombre — un pressentiment — une prémonition — n'avez-vous pas l'impression qu'une rare vibration inconnue, échouée on ne sait comment, parcourt l'univers et vous touche? N'avez-vous jamais ressenti cela? Vous ne la voyiez pas... vous ne l'entendiez pas... et pourtant vous perceviez quelque chose... Alors: ne possédez-vous donc pas en vous-même un secret? — Un sens secret... — Qui vibre aux subtiles vibrations. Une bouche muette, que l'on a tue. À quoi bon les outils, si le véritable sens reste caché! Le véritable outil est celui qui permet d'exhumer le trésor. Un troisième œil et une oreille intérieure, et le second cœur... Les facettes de ce sens occulte. — À travers celui-ci... Vous voulez véritablement voir. Vous voulez véritablement entendre."
    Long silence d'un soleil qui se couche — l'ambre sur l'horizon.
    Les hommes réfléchissaient. Leurs expressions sont toujours difficiles à suivre, car ils étaient maîtres d'eux-mêmes; cependant on aurait pu y percevoir tout d'abord une incrédulité et une appréhension. Était-ce un imposteur? Les phrases scandées une par une avaient pourtant éveillé quelque chose qu'ils ne percevaient pas encore tout à fait. Et à la mention du sens secret, chacun en avait petit à petit acquis la certitude. Chacun sentait que le trésor était proche.
  11. Criterium

    Texte
    Une entrevue avec mon amie Mélanie, la fan de new age. — Je ne savais jamais vraiment comment me préparer à ces moments passés ensemble. Elle faisait partie de ces personnes très énergiques, survoltées, dont l'esprit sautille sans cesse ; capable d'être scotchée sur son smartphone mais quand même de suivre deux autres conversations à la fois, ou bien souvent le contraire : gardant l'œil sur une possible notification en provenance de l'un des réseaux sociaux pendant qu'elle faisait autre chose. À chaque fois, son surplein d'énergie prenait le contrôle sur le déroulement des conversations. Était-ce une qualité ou un défaut ? Je crois que ça dépendait des situations. Il fallait être "Yin" lorsqu'elle était si "Yang".
    C'était sûrement pour cela que je redoutais d'être seule avec elle. En groupe, il était plus facile de 'diluer' cette énergie ; l'on pouvait s'y mettre à plusieurs. Pourtant, elle disait des choses très intéressantes, passionnantes même, et il y avait toujours de la vie dans ces moments ; mais il y avait comme une dernière résistance, une peur d'être annihilée si je me retrouvais seule avec elle. Peut-être un soubresaut de l'ego. — En pratique, cela se traduisait par le fait qu'inconsciemment ou non, j'arrivais à chaque fois avec dix minutes de retard — me disant qu'une troisième personne arriverait peut-être dans cet entre-temps, et formerait la médiation qui aiderait à lier nos caractères et nos énergies — elle si extravertie, et moi timide, plus silencieuse.
    Cette fois-ci, pourtant, nous n'étions que toutes les deux. Rendez-vous dans une sorte de café-restaurant.
    Elle sirotait une grande boisson sucrée. Au comptoir, cela s'appelait encore un "café", mais dans le grand gobelet on voyait surtout de la crème, et des traces de caramel. À côté d'elle, mon Americano à la noisette faisait presque conservateur. Elle m'accueillit comme toujours : un grand cri enjoué, les bras grands écartés, s'ouvrant toute entière pour se prendre un instant dans les bras, une bise, un compliment sur un accessoire ou le choix d'un habit (aujourd'hui : le top)... Puis, nous nous assîmes à deux tabourets surélevés, côte-à-côte à la table-haute de la devanture de l'établissement. Nous pouvions voir les passants et les promeneurs de la rue, jusqu'à l'intersection avec son petit parc juste au-delà ; parfois nous imaginions les conversations que les uns et les autres avaient, comme par jeu, en se basant sur leurs gestes et leur body language. — C'était un jeu que nous aimions beaucoup toutes les deux ; on pouvait y laisser libre cours à l'imagination, et cela entraînait à chaque fois de grands rires, ce qui modulait aussi beaucoup le contraste habituel entre nos types d'énergies. Une plaisante manière de briser la glace.
    Et puis, soudain, elle me parla de sa dernière découverte.
    — "Tu as entendu parler des codes secrets de la vie ?"
    — "Codes ? ... Tu veux dire : être un homme beau, riche et puissant ?"
    — "Mais non, pas ça, ça c'est la vie en easy-mode. Moi je te parle d'un truc caché dans le jeu, un cheat-code."
    Elle rigola, alors j'en faisais de même, sans vraiment savoir ce qu'elle y trouvait de si drôle ni ce qu'elle allait bien me sortir de nouveau.
    — "Ça s'appelle les codes de Grabovoï. C'était un mathématicien fou, russe. Il a étudié les nombres et il a trouvé des nombres qui donnent des pouvoirs secrets."
    Ça y est, elle était devenue complètement folle. Rien qu'en entendant les prémices, je savais déjà qu'il devait s'agir là d'un exercice spirituel un peu occulte, un peu perché, du type de ceux qui refont surface de temps en temps sur les réseaux sociaux. L'amour, l'argent, la confiance en soi, la mort : à chacune de ces grandes dames parvenait une incantation secrète. Parfois c'était un exercice de respiration imaginé par Coelho sur le chemin de Compostelle ; parfois une idée d'art-thérapie ; parfois une véritable technique issue du yoga ou du chamanisme et qui s'était retrouvée là, isolée de son contexte, mais gardant de sa puissance. — J'imaginais donc quelque chose de ce type.
    Elle sortit un petit carnet à spirale. Elle me montra une liste de nombres, écrits avec de grands chiffres dans des encres colorées, d'une graphie d'enfant. J'en lus quelques-uns :
    888 412 1289018 — Amour.
    1001105010 — Paix.
    83585179 — Beauté.
    8277247 — Célébrité.
    404 — Trouver quelque chose qui n'existe pas.
    Je n'avais jamais entendu parler de ce type de numérologie jusqu'alors. C'était étrange : parfois des fragments occultes si obscurs prenaient soudainement le devant de la scène, et devenaient alors des tendances, des modes. Parfois même littéralement, comme le petit bracelet rouge de Madonna. Je ne savais pas d'où ces nombres, eux, provenaient, mais s'ils étaient arrivés jusqu'à Mélanie sans que par ailleurs je n'en entende rien, ça devait forcément venir de là. Instagram, TikTok, une page à la mode... Comme les robes-pantalons, comme la gavroche.
    — "Comment est-ce que tu les... actives, j'imagine ?", demandai-je, curieuse.
    — "C'est très simple et très puissant. D'abord il faut choisir le code que l'on souhaite. Ensuite, il faut le "manifester"... ça veut dire l'activer, comme tu le dis. Pour ça, d'abord le mémoriser, quitte à l'écrire dans son journal intime. Ensuite, il faut aussi l'écrire sur un bout de papier, que l'on place sous l'oreiller. Puis, l'écrire une troisième fois, sur un autre bout de papier, et celui-là chaque matin : le porter à son cœur, fermer les yeux et réciter une affirmation".
    Elle griffonna de tête un code sur une nouvelle page du carnet, le déchira, le plaça contre son cœur en fermant les yeux. Il était visible à chaque mouvement qu'elle faisait tout cela sans aucune hésitation, en y croyant dur comme fer, alors que c'était manifestement une nouvelle technique qu'elle venait tout juste d'apprendre.
    — "J'attire la Santé vers ma vie, j'active le code 9187948181 afin qu'il se manifeste, sans faire de mal à quiconque, pour le bien de tous. Merci, merci, merci."
    Elle rouvra et les yeux et me sourit. J'étais subjuguée.
    Je ne savais pas quoi penser du nombre, mais je savais bien qu'une phrase affirmative simple, positive, et clamée sans aucun doute, sans aucune hésitation, était absolument efficace. Ainsi je n'avais pas besoin d'être persuadée que cela marchait ; en même temps, cela m'étonnait, je n'avais pas pensé jusqu'alors mêler de cette manière affirmation positive et numérologie. J'avais l'impression que c'était la version mathématique du Ho'oponopono.
    Un instant silencieuse, et à nouveau imaginative.
    Je me demandais si ce serait là, dans ces chiffres venus jusqu'ici par une voie étrange, jusqu'à moi, que je trouverais peut-être une sorte de message secret, un nombre qui me frapperait l'esprit, comme pré-imprimé quelque part en moi ; un code qui n'était qu'à moi, un code dédié, personnel.
    Elle devait avoir une longue liste de tous ceux-là, ayant recopié apparemment sur des pages et des pages toute une suite de chiffres, le tout dans ce carnet spiralé. La curiosité, mais aussi cette sorte d'expectative, sachant à l'avance que j'allais y trouver quelque chose — ne serait-ce qu'un indice — me fit lui sourire et proposer, presque timidement :
    — "Tu me les montres ? ..." 
     
  12. Criterium

    Texte
    Rester immobile. Pas un mouvement. Silence — l'attente devient interminable. Dans le noir, j'ai l'impression de percevoir mes os qui grincent, à peine perceptiblement, et pas tout à fait avec un son ; car à chaque fois que je tends l'oreille, je n'entends que les lourds coups du sang qui lentement tambourine en moi. Un rythme annonciateur d'une vague et sourde menace. Plus tard, battra-t-il plus vite... Je ne sais pas. Alors, pour m'accompagner dans cette attente, je me remémore les événements qui m'entraînèrent à me cacher ici, dans un recoin sombre et surélevé d'une vieille loge de théâtre. Au balcon, qui surplombe la scène.
    — C'était avant-hier ; je marchais dans les environs avec un ami. Nous ne pensions que nous dégourdir les jambes, et profiter d'un verre en terrasse ; alors nous avions traversé toute la petite ville à l'allure si étrange. Tout s'organisait le long d'une rue principale qui aurait pu ou dû s'appeler "Main Street". Là, les façades bigarrées les unes à la suite des autres, alternant les couleurs... Lavande, blé, orange, beige, carnation... Toutes étaient trop pastel, l'on y devinait à première vue les charmes touristiques, imposés plutôt que proposés. Un regard plus tard, les enseignes confirmaient. De temps en temps, le cri d'un goéland ou l'odeur iodée dans un brusque coup de vent rappelait que la ville se trouvait en bord de mer, et que juste quelques rues plus loin, une falaise surplombait la plage. Un lieu tranquille, un lieu de passage.
    L'un des bâtiments avait une décoration étrange : une étoile à cinq branches, décorée comme si elle fût une rose des vents.
    La plaque dorée contre le mur ne donnait pas beaucoup d'information : "Centre de Recherches de L** — 468." - Le numéro était étonnant, car il ne correspondait pas à l'adresse ; il devait donc codifier le centre lui-même, et par conséquent en révéler d'autres.
    — "C'est clairement quelque chose de maçonnique", me dit tout simplement l'ami, comme si c'était évident.
    Je lui demandai ce qu'il voulait dire et comment il le déduisait, et par quels indices. Il me fit la remarque que j'avais sûrement dû remarquer que dans les environs, l'on trouve parfois la même étoile ornant à quelques belles maisons secondaires, le long des routes menant à des résidences cachées en campagne ; souvent sur le garage, ou sur un mur, là où l'on eût imaginé une fenêtre. Il me dit qu'il suffisait de garder le Nord (comme lui apparemment) pour s'apercevoir que c'était toujours au mur occidental, donc que ça n'était pas une simple décoration, mais bien une marque. Et que les loges de divers Rites sont indiquées, dans l'inventaire, par des numéros à 3 chiffres. Cela était bien connu. — Donc : il y a un groupe et ils se réunissent là le vendredi soir.
    Ce n'était pas la première fois qu'il m'étonnait de la sorte — mais ce fut celle où je pressentais que j'allais immédiatement agir sur cette information. S'il le savait déjà, je ne le devinais pas encore ; ç'aurait aussi bien pu être une remarque lancée en l'air qu'un message m'étant adressé. Le soir-même, je me retrouvais dans la bibliothèque située juste en face du curieux bâtiment, à étudier des livres sur l'histoire de la région. Je m'aperçus en consultant un vieux plan que le bâtiment avait été un théâtre jusqu'à la guerre, ensuite racheté par un anonyme, sans doute pour s'en faire un hôtel particulier. Depuis, nulle trace, nul commentaire. J'imaginais un britannique excentrique y fonder un centre de recherches spirituelles pour véritablement y abriter une loge peut-être irrégulière. Et, au détour d'un autre vieux plan, j'appris que la cave du théâtre communiquait avec celle du bâtiment d'en face — en d'autres termes, cette même librairie. Coïncidence ? Autre signe ? — Désormais ce qui me restait à faire était clair, presque pré-déterminé.
    — Voilà la raison pour laquelle pourquoi j'y retournai le lendemain soir, me fit enfermer dans la librairie après son heure de fermeture, et m'aventurai parmi les souterrains jusqu'à trouver l'accès — incroyablement, sans croiser de porte close. D'autres devaient utiliser les mêmes tunnels.
    Rester immobile. Le silence. L'obscurité qui j'espère perdurera. J'attends.

    Trois coups résonnent.
    Comme les sourds et puissants coups portés à une porte, un peu trop lentement pour augmenter l'effet dramatique ; et en même temps, la résonance qu'aurait eu un bâton cognant l'estrade de la scène. C'est le signal ; la séance est ouverte. Un instant plus tard, je vois quelques silhouettes s'avancer vers la scène, y déposer d'étonnantes pièces de mobilier — deux colonnes en papier mâché, un tabouret portant une pyramide, cinq fauteuils les uns à côté des autres et dont les dossiers sont très hauts ; des outils disposés sur d'autres petites tables que je n'avais pas encore remarquées ; l'attirail nécessaire au cérémonial qui allait s'y jouer. Là-haut dans les pénombres des hauteurs, je peux tout voir, sans que l'on ne me voie ni me discerne. Les ombres, le corps abrité par un tissu, le souffle retenu : suffisamment au loin, contemplant la scène.
    Les silhouettes se disposent, trouvent leur position d'attente. Comme par écho. Mon ami avait raison ; ils sont vêtus de tabliers portant l'équerre et le compas, et certains portent des symboles en guise de pendeloques à de larges colliers, et les cordons.
    On frappe — cette fois comme quelqu'un qui nerveusement toquerait à la porte.
    — "Qui ose frapper à la Loge de manière irrégulière !" tonne une voix de basse.
    — "C'est un profane, Maître, qui demande à être accueilli au Temple."
    J'allais assister à une cérémonie d'initiation...
    Malheureusement je ne connaissais pas suffisamment les différences entre les obédiences pour y identifier les indices permettant d'en savoir plus sur ce rite-ci. En revanche, la disposition des lieux me renseignait déjà assez pour savoir qu'il devait s'agir d'une loge irrégulière. Je n'avais jamais entendu parler d'un Maître s'asseyant sur un fauteuil disposé derrière le voile tendu entre les deux colonnes ; celles-là, je savais bien qu'il s'agissait de Jakin et de Bohas — et le voile, je savais bien que c'était celui d'Isis ; mais justement, devait-il prendre sa place ? Lui, le vieil homme d'aspect austère, à la barbe blanche taillée en bouc ? Et la disposition des objets et éléments de mobilier, qui différait de tout ce dont j'avais eu connaissance jusqu'alors. — Le rituel, quant à lui, conservait son caractère ; toutes les interactions se faisaient à trois — on n'adressait pas la parole à un autre directement, mais chacun prononçait des mots appris par cœur pour demander une "permission" à tel autre de s'exprimer envers autrui. De cela l'on devinait qui étaient le Premier et le Second Surveillant sans même devoir ciller sur leurs ornements. La scène se déroula de manière bien floue — des mots dictés au nouvel adepte, qui les répétait d'une voix ferme ; génuflexions, circonvolutions abritant une histoire dans quelques gestes... Pour qui possédait quelques bases en symbolisme, il était transparent de déceler dans cette danse une sorte d'allégorie du parcours à tâtons du profane — d'ailleurs les yeux bandés — qui cherchait et cherchait, et avait trouvé sa première étape : d'autres marcheurs, suivant une même voie... le symbole d'un certain travail qui devait se faire en groupe... des premiers pas à plusieurs... jusqu'à que cela se produise.
    Une formule, déclamée sur le même ton que les autres. — La Loi du Silence ; une dague posée contre la poitrine de l'inconnu. — "Ce fer toujours levé pour punir le parjure..."
    Et soudain, un cri étouffé, comme un raclement de gorge — un nuage rouge qui me voile les yeux... Je ne vois plus... Il me semble être sorti de mon corps tant je me tassai en moi-même, immobile, silencieux, et en réalisant ce qui venait de se produire. Je croyais que ce rite était symbolique ; le serment solennel mais la sentence ne s'appliquant plus, en plein XXIe siècle... et pourtant : pour une raison obscure, l'homme qui venait de lui faire jurer le secret et l'esprit de fraternité, avait aussitôt plongé le glaive dans le corps du profane. Le coup avait été sec et profond ; la lame avait touché le cœur, et il en était mort sur-le-champ. — Je venais d'assister à un meurtre.
    Durant des heures, cloîtré dans ma cachette, j'attendais impatiemment qu'ils finissent, qu'ils partent, puis patientai encore un peu plus pour s'assurer que les couloirs et les accès se vident... y croiser même un retardataire n'aurait rien auguré de bon, fût-il seul et sans arme.

    — "Aucune personne n'a disparu dans la région, et votre histoire est délirante. Il n'y a même pas d'accès entre la bibliothèque et le centre de recherches, qui est un simple club littéraire."
    C'était peine perdue ; l'on ne m'écoutait pas. Après de nombreuses hésitations, j'avais décidé d'aviser les autorités compétentes, toutefois pas de cette même ville ; redoutant de me retrouver face-à-face avec l'un des inconnus de la veille, j'avais pris la route jusqu'à la suivante — et ç'avait été là que je racontai, étape par étape, ce à quoi j'avais assisté durant la nuit. Les visages restèrent fermés. Je me dis tout d'abord qu'il devait être fréquent que des originaux viennent se plaindre du groupe, par méfiance, par calomnie, par sentiment anti-maçonnique partagé entre conspirationnistes — puis réalisant que je m'incriminais moi-même sans pour autant fournir de preuve... — tout au plus j'espérais provoquer ne serait-ce qu'une vérification, ou une fouille — et finalement, j'en venais même au doute terrifiant que l'homme auquel je m'adressais faisait peut-être lui-même partie du réseau. Il m'écoutait, mais il ne m'écoutait pas pour autant ; il semblait épier autre chose. Cela me mit vite mal à l'aise. Pour lui, je devais être fou ou suspect.
    Alors je bredouillai une excuse à propos de médicaments, de ne pas être très sûr, d'avoir eu une impression — m'esquivai avant que l'on ne pose trop de questions — me ruai dans ma voiture sans donner d'identité. Surtout pas. À ce moment-là, je m'attendais presque à apercevoir la lumière d'un gyrophare dans le rétroviseur, une centaine de mètres plus loin. Mais rien. Peut-être n'avais-je été qu'un excentrique de plus leur demandant d'aller jeter un œil au lieu. Peut-être le feraient-ils. Pourtant je n'étais pas fou ; j'avais bien vu, sur la scène du théâtre, la représentation sanglante. À vrai-dire... l'avais-je si bien vu ? Ou alors, deviné, peuplant les ombres de vagues fantômes ? Avait-ce été une véritable pièce de théâtre, sans crime, une répétition organisée par un groupe d'amateurs séduits par les cérémonials des loges ? Cela expliquerait le mobilier inhabituel, les longues phrases apprises par cœur, les erreurs possibles dans le rituel... Ou alors, un rêve, un rêve bien étrange toutefois... Cette sorte de rêve dont l'on se demande s'il n'a pas été imposé à nous par une volonté extérieure.
    Garant le véhicule à l'orée d'un bois, sur une route de traverse, je tentai de joindre l'ami.
    Aucune réponse.
    Un répondeur. — "Vous êtes bien au ***".
    Des doutes qui reviennent. Est-il occupé ? Écoute-t-il ? — Qui écoute ? Alors c'est un message plus cryptique qui est laissé :
    — "Allô. Tu n'es pas là ? Dommage. J'aurais bien aimé parler d'Oreste et du reste."
    Je sens que selon sa réponse mes souvenirs se métamorphoseront de nouveau.  
     
     
  13. Criterium
    Une grande salle aux murs d'hôpital, blanc crème, sans décorations. L'espace est subdivisé en plusieurs espaces de travail par des paillasses recouvertes d'un capharnaüm de matériels scientifiques. Il y a des pipettes, des tubes, des éprouvettes, des appareils, des récipients; des boîtes — énormément de boîtes. Certaines sont en carton, griffonnées de la main d'un technicien: "PCR v5 sept.-oct." ou encore "Échantillons Steph 2019". D'autres, plus colorées, sont des kits provenant de diverses entreprises de biotechnologie: Zymo, Eppendorf, Bio-Rad... Des grandes boîtes vertes, rouges et bleues. Sous les paillasses, de nombreux petits frigidaires, certains à 4°C et d'autres à -20°C. C'est au fond de la pièce que l'on trouve l'énorme armoire frigorifique qui conserve d'autres échantillons à -80°C... Celle-là fait du bruit: le condensateur; son bourdonnement se mêle à ceux des lumières constamment laissées allumées. — Fait-il jour, fait-il nuit? On ne sait pas, la lumière est la même, le son est le même; tout au plus pouvait-on le déduire quand au bruit de fond se mêlait celui de conversations brèves et techniques, lorsque se tenaient plusieurs chercheurs dans la pièce.
    — Mais en ce moment, aucune voix ne s'y faisait entendre. L'homme était seul. Il s'affairait sur sa paillasse, préparait une lame de verre à accueillir l'échantillon qui le tracassait tant. Il avait soigneusement lavé la lame, de toutes les manières qu'il pouvait: éthanol, tissu, brève exposition à une flamme... la surface devait être impeccable. — Enfin, il est prêt. Il se place au microscope, ajuste le bouton rotatif qui contrôle la focale des lentilles précises et précieuses. Voilà; l'échantillon apparaît nettement, et il peut l'observer à nouveau — encore une fois face à l'énigme.
    Il voit le mycélium. De longs filaments; on distingue nettement les séparations entre les cellules allongées.
    Pourtant certains filaments semblent déconnectés, s'élargissent ou diminuent de taille le long de la maille. D'un geste plein de précautions, il meut l'échantillon avec de minuscules pinces, les yeux rivés sur l'objectif du microscope pour voir l'effet que le mouvement entraîne. D'habitude, l'on voit distinctement les filaments bouger dans la direction que l'on a choisie; simplement comme un objet, comme si l'on poussait un tissu avec une baguette — mais là, justement, l'effet n'est pas le même.
    Certains filaments rapetissent, d'autres s'agrandissent, des petits cercles apparaissent et disparaissent; l'ensemble se meut plus ou moins dans la direction voulue, mais il y a ce pétillement inexplicable, cette disparition soudaine de files entières de cellules qu'il gardait pourtant à l'œil... alors que d'autres paraissent soudain se matérialiser de nulle part. - C'est incroyable, irréel; pourtant dans le laboratoire rien ne change - le même bruit blanc, la même lumière blafarde... ce sont seulement les mains de l'homme qui tremblent. Il tente de comprendre.
    Peut-être... si un objet en trois dimensions passait par un plan habité par des êtres bidimensionnels, ceux-là n'en apercevraient que des intersections; les doigts d'une main seraient des cercles apparaissant, changeant de taille, des objets distincts et pourtant liés entre eux par quelque relation secrète, puisque le mouvement de chacun, et de l'ensemble, affecte tous les autres. Par analogie, un objet en quatre dimensions passant sur notre plan apparaîtrait comme de multiples sphères, apparaissant, changeant de taille, toutes liées inexplicablement ensemble. Ainsi, un tube sur ce plan pouvait apparaître comme une sphère plus ou moins allongée, ou encore comme un cône, selon le quatrième angle... — Et d'une manière ou d'une autre, c'était exactement ainsi que lui apparaissait le mycélium du champignon qu'il étudiait depuis quelque temps. Mais il y avait un problème. C'est que c'était impossible. — Était-ce impossible?
    Alors il observait, cillait des yeux comme pour donner un temps de répit à son cerveau qui ne pouvait pas à la fois accepter que ce fût impossible, et que pourtant il le voyait très distinctement. Chaque mouvement qu'il opérait sur l'étrange mycélium avait le même effet, de le mouvoir dans la direction voulue; mais tout comme celui-ci allait un peu sur les côtés en même temps, celui-ci allait également un peu sur les côtés... d'une dimension qui n'était pas possible; ce qui donnait ces effets magnifiques et incompréhensibles sur cette maille biologique.
    Pourtant l'échantillon n'avait rien d'extra-terrestre; il s'agissait juste d'une autre moisissure, récupérée d'on ne sait où, quelque part au Yémen. La forme des hyphes était semblable à celle habituellement vue chez les hétérocaryons basidiomycètes, avec de minuscules anses connectant les cellules attenantes au niveau de chaque septum. Rien ne différentiait le champignon de ce que l'on aurait vu en mettant un petit morceau écrasé de mycélium de bolet au microscope. Et pourtant... celui-ci poussait en longueur, en largeur, en profondeur, et en... perfondeur?
    L'espace d'un instant, il cru devenir fou en pensant au fait que depuis cet autre plan, des présences l'observaient, guettaient chacun de ses gestes...
  14. Criterium

    Texte
    Je me souviens bien que 'ça' avait commencé au printemps. — Des détails restaient, m'en fournissaient tous les indices : la lumière, les feuilles qui revenaient aux arbres et cachaient à nouveau pudiquement les maisons les unes des autres, les pépiements des oiseaux dès les premières heures du matin... une légère brise par la fenêtre, fraîche, pleine de promesses, et qui venait jusqu'au bureau pour me caresser l'épaule. C'était là que j'avais l'habitude, chaque matin, d'y écrire les rêves dont je me souvenais — puis, soit aussitôt, soit un peu plus tard le soir, je rédigeais une nouvelle entrée dans ce journal intime. Les pages alternaient donc entre l'onirique et le réel. Le tout donnait l'impression que j'y intercalais des poèmes.
    Peut-être était-ce cette façon de suivre deux mondes à la fois qui par moments affectait ma façon de penser ; pourtant, j'étais une personne pragmatique, pas du tout portée aux hallucinations. Je savais quand même bien différencier le réel de l'irréel ! En retournant à n'importe quelle page au hasard, il restait facile de savoir (à supposer que je ne m'en souvienne pas) si une scène avait été vécue ou rêvée. Par contre, je trouvais cela intéressant de voir à quel point certains fils de la pensée semblaient moins discontinus que l'état de conscience : on les voyait se suivre, lentement, presque indépendamment, dans une image ou dans un symbole, faisant écho à telle ou telle situation ou rencontre... Plusieurs fois je me suis interrogée sur ce "moi" inconscient qui maniait les symboles dans mon dos, à son rythme, pour soudainement me les chuchoter un jour à l'oreille de sa voix intérieure : — "Pense à ci, pense à ça ; peut-être ainsi...". — Certains pensent que la conscience est une illusion en "plus" ; pour moi il s'agissait plutôt d'une illusion en "moins".
    J'allais me mettre à écrire.
    Mais au lieu de cela, je vis quelque chose sans immédiatement saisir quoi. Mes mains tremblèrent. Une crainte vague, pas encore affirmée. Je venais de réaliser qu'il y avait un imprévu. Quelque chose qui n'était pas à sa place. J'attendais un instant, immobile, pour saisir quoi exactement. — Une lente remontée des eaux profondes. Au début simple impression ; rapidement, réalisation concrète — et effrayante.
    Je m'aperçus que je n'avais aucun souvenir d'avoir rédigé la page précédente. Celle d'une scène bien réelle ; un café avec E., une ruelle à l'autre bout de la ville, des interrogations sur quelques personnes dont je ne reconnaissais que quelques noms... Des lieux, des faits ; — Sauf que... je n'avais jamais écrit cela et je n'avais jamais vécu cela.
    Je feuilletai le journal, recherchant dans les autres entrées si la mémoire me jouait des tours. Tout d'abord, pas d'impression similaire ; je me souvenais bien de ci, de ça... Là, un rêve sur un arrêt de bus auquel chacun attendra au moins une fois dans sa vie ; à côté, les rencontres que j'avais faites au dernier jour d'une conférence professionnelle... Tout ça me restait clair à l'esprit. — Jusqu'à ce que... là encore, une page complètement oubliée, et de la vie réelle qui plus est ; aucun souvenir pour aucun des événements qui y sont racontés. Je ne les avais jamais vécu. Des gens inconnus, des lieux inconnus. Impossible, je m'en serais souvenue.
    C'était comme si on me faisait une blague — quelqu'un avait modifié ou ajouté à mon propre journal.
    — Quelqu'un mais qui ?
    Je guettais les lettres, comme si elles allaient se mouvoir d'elles-mêmes. Mais c'était ridicule. Alors je prenais plutôt une loupe, et examinais chacune des caractéristiques de mon écriture manuscrite. La forme des a, la forme des r. Les hampes, les boucles. La taille ; les quelques ligatures auxquelles on ne pense pas, mais que la main trace automatiquement — le "th", le "fi", et d'autres encore. J'avais beau ciller les yeux et mesurer au millimètre près les majuscules — littéralement : j'avais sorti une petite règle —, tout était exactement comme il devait l'être. C'était bien de ma main.
    Ou alors... tout était un peu trop parfait pour être normal. — Ça ne pouvait être que de la main de quelqu'un qui sût imiter mon écriture à la perfection, donc. Puisque ça ne pouvait être moi-même, ni même ce moi inconscient qui aurait confondu rêve et réel — et sans laisser de trace mentale.
    Je passai en revue la liste des personnes auxquelles j'avais adressé des lettres manuscrites. Les suspects. Ma famille, quelques ami∙e∙s, et puis bien entendu mon compagnon.
    — Lui ?
    ...mais alors ? — Ça m'apparaissait clairement : ça ne pouvait être que lui. Il connaissait ma graphie, il venait me rendre visite régulièrement ici, et c'était bien la seule personne qui aurait pu y rester des heures dans ma chambre sans que je ne me méfie. Il avait donc le moyen et l'opportunité... Je ne savais pas qu'il était capable d'imiter d'autres écritures à la perfection... lui avec ses pattes de mouches, si petites et si distinctives... s'était-il aussi entraîné à imiter des signatures ? — Le moyen et l'opportunité... Par contre, quel pouvait bien être son motif ? Et quitte à me faire une blague, pourquoi comme cela ? C'était une invasion de ma vie privée, c'était particulièrement irrespectueux, cruel, et une manière de me rendre folle — ce qui ne correspondait pas à sa personnalité... pas vraiment ? ... ou alors, peut-être, parfois, certains indices... Il allait falloir que je ré-interprète tout, que j'examine les vieux souvenirs, que j'entrevoie la possibilité que lui aussi ne soit pas vraiment lui-même, en tout cas pas celui que j'avais connu.
    Par ailleurs : n'était-il pas censé venir me voir — aujourd'hui ? - Je me rappelai d'une invitation au restaurant puis à regarder un film chez l'un ou chez l'autre.
     

     
    J'entendis les battements, vifs, brefs, d'une main qui toquait trois fois à la porte. L'on s'étonne parfois que les animaux de compagnie devinent avant même de les voir l'arrivée d'untel ou d'un autre ; certains supposent l'odorat ou la prescience. Pourtant, si l'on y faisait particulièrement attention, l'on s'apercevrait que nous possédons nous-mêmes cette faculté — il suffit d'y rester réceptive. À un mouvement d'air à peine perçu, j'avais deviné que l'on allait toquer. À la durée de l'intervalle entre chaque coup, j'avais deviné que c'était lui.
    De pas très légers, je sautillai jusqu'à la porte, lui ouvrit en grand — c'était bien lui — et nous nous fîmes une bise.
    Il était grand, brun, il avait vêtu une belle veste ; une chemise bleue, l'air un peu taciturne qu'il avait toujours. Je le trouvai une fois encore beau et élégant.
    — "Bonjour Mademoiselle", me fit-il comme d'habitude, d'un ton à la fois doux et taquin.
    — Émotion soudainement duelle. Comme si deux fils en moi se suivaient en parallèle, et qui rendaient impossible de simplement l'expliciter en disant juste "ambivalente". Une partie de moi le revoyait, lui, comme bien souvent lorsque nous nous reposions les yeux l'un sur l'autre en nous retrouvant, comme à la première fois ; l'évidence. L'attirance. Les couples amoureux ont parfois ce bon signe : à un regard échangé, l'on revoit toutes les raisons pour lesquelles nous sommes ensemble. Bref, en quelques mots : je suis toujours amoureuse. — Le second fil, c'est celui du décorticage logique et nerveux du matin-même : l'intrusion et l'énigme des entrées supplémentaires dans mon journal intime... et puis la déduction que ça ne pouvait être que de lui — sans en être tout à fait sûre... — un horrible mauvais tour, une ombre noire. Je ne lui dirai rien pour le moment, mais... j'étais méfiante.
    J'analysai à nouveau chacun des traits de son visage, tentant d'y surprendre une trace d'ombre. C'était difficile, puisqu'il n'était pas du genre expressif... Il remarqua mon petit jeu — j'étais restée immobile trop longtemps sur le seuil de la porte — et observait en retour mes yeux méfiants.
    — "Tu as l'air bien féline aujourd'hui".
    Il m'avait vu comme un chaton s'apprêtant à sautiller. L'image me fit rire ; le voile de méfiance s'estompa un instant, et la première émotion prit le dessus pour le moment. Alors seulement, nous nous éloignâmes d'ici, pour rejoindre les longues rues de la ville. Néanmoins je l'épiais tout le long du trajet, pour voir si j'allais surprendre sur son visage un indice trahissant ses indiscrétions secrètes. Je guettais.
    Le son des échos de nos pas le long des vieilles ruelles ; le brouhaha des passants aux heures vespérales.
    Nous nous rendîmes dans un restaurant japonais dans lequel nous avions nos habitudes. Le chef, toujours très jovial, nous reconnut tout de suite, et lança une salutation tonitruante comme il avait l'habitude de le faire avec certains clients. Une personnalité très solaire... il s'affairait derrière le comptoir avec de grands couteaux et des gestes sûrs. Sa femme avait un caractère beaucoup plus retenu, une voix plutôt fluette mais mélodieuse ; elle tenait tout particulièrement à être celle qui apportait aux tables les baguettes et une soupe au miso. Elle nous reconnaissait et nous faisait de grands sourires ; puis, elle prenait soin de nous laisser tous les deux tranquilles dans un coin tamisé de la salle — nous qu'elle voyait comme le "joli petit couple".
    Je jouai un moment avec les baguettes. Il l'interpréta comme un appétit enthousiaste ; il me fit à nouveau la remarque tendre que je pouvais survivre juste avec du poisson cru, comme s'il y avait un trait félidé qui re-surfaçait régulièrement en moi lors de ces occasions. Et effectivement, au début, la conversation fut enjouée et légère. Quelques nouvelles depuis la dernière fois ; quelques idées, et puis les mots sur les moments que chacun avait vécu de son côté les derniers jours, d'autres choses lues et vues. Tout se déroulait agréablement.
    J'orientai cependant la conversation ensuite vers l'écriture manuscrite. Soit pour laisser un indice subtil que j'avais bien remarqué quelque chose, et que je préférerais qu'il aborde le sujet de lui-même, si c'était bien lui qui s'était "amusé" à modifier certaines pages de mon journal. Soit pour percevoir s'il m'avait caché d'autres graphies, d'autres talents d'imitation. Je connaissais bien ses petites lettres si serrées ; certains de ses carnets ou documents professionnels donnaient une sensation d'être griffonnés hâtivement par une personnalité nerveuse et à demi-maladive. D'autres lui avaient déjà fait la remarque ; moi pas ; au contraire, je l'acceptais comme il était, je trouvais quelque chose de beau dans ces immenses pages couvertes des petits caractères. La seule fois où ça me posait problème, c'était si l'on rédigeait une liste de courses... là, je tenais à être celle qui prenait le stylo.
    Sous les assiettes de sushis, et au-dessus de la nappe vermeille, il y avait de fines feuilles de papier en guise de sous-plats. — Nous avions tous les deux toujours un stylo sur nous, je le savais. Alors je griffonnai une lettre majuscule, un grand "T".
    — "Comme ton initiale, comme Toi", fis-je, joueuse. — Je lui demandai s'il s'était déjà essayé aux belles majuscules cursives, ou s'il se rappelait des leçons d'enfant — n'avait-il pas lui aussi eu un professeur sévère tenant à bien voir la différence entre un "C" et un "T" majuscule ? - C'était une invitation ouverte à ce qu'il me griffonne quelques symboles. Je l'aiguillai subtilement jusqu'à ce qu'il tente d'imiter mon écriture, afin de voir comment il le ferait. Enfin, il tenta l'exercice. Un trait un peu trop lent, suivant le tracé de mon modèle. Je contemplai, un instant pensive, sa version de ces grandes lettres. C'était proche. C'était vraiment très proche.
    Là, un petit tremblement ; là, une hésitation sur le trait. Proche — mais pas exact. Si les modifications avaient été de sa main, soit il ne me montrait pas l'étendue réelle de ses capacités, soit il y avait passé des heures et sans commettre une seule erreur. Or c'était impossible ; avait-il passé des heures dans ma chambre sans je ne le remarque ? La seule éventualité aurait été qu'il se lève en pleine nuit et écrive dans l'obscurité, sans me réveiller, les soirs où nous dormions ensemble. J'aurais quand même — je pensais ! — remarqué une insomnie taquine ou un somnambulisme... ! — Mais alors quelle explication ?
    — "Ça va ? Tu es songeuse...", remarqua-t-il.
    — "Moui..."
    Il savait que j'avais parfois des petits moments d' "absence". Un long silence ; le regard fixé vers le lointain, scrutant toutefois un monde intérieur. Ça ne le dérangeait pas ; il restait tranquille, me laissait silencieuse, attendait que le moment passe. Il savait bien que ça n'était ni un ennui ni une façon de lui faire la tête, mais juste l'une de mes particularités, donc ça ne le déstabilisait pas ; il se contentait d'attendre.
    Le poisson était délicieux, et nous finîmes avec un saké chaud qui me mit des couleurs aux pommettes.
     

     
    En pleine Nuit. Un réveil en sursaut — comme dans ces rêves où l'on a l'impression de trébucher, et juste au moment de toucher le sol un soubresaut nous fait aussitôt rouvrir les yeux. La pièce était encore dans la pénombre ; à peine un fil de lumière sur les murs, un reflet du clair de lune. À peine un moment après s'être redressée, un doute méfiant s'invitait dans mes pensées, prolongeant un rêve oublié mais désagréable... Je cillai l'obscurité, redoutant de voir une silhouette obscure penchée à mon bureau, modifiant mes lettres. S'il y avait là un démon, je l'avais déjà affublé du nom du "Cacogramme". — Mais rien de tel. Mon compagnon dormait profondément, allongé du côté du lit à côté du mur. S'il s'était levé je l'aurais sans doute senti s'extirper de la couverture.
    Toutefois... une vérification s'imposait...
    Je me levai sans un bruit. Lui dormait encore, j'entendais sa respiration régulière. J'allai directement vers le tiroir qui abritait le journal, prenant bien soin de vérifier si les petites précautions que j'avais prises avaient quelque chose à me dire. Car dans un interstice du tiroir, j'avais inséré un petit bout de papier, soigneusement replié sur lui-même ; on ne l'aurait remarqué qu'en sachant qu'il se trouvait là. Si quelqu'un d'autre avait ouvert le tiroir, le papier serait tombé sur le côté. Je vérifiai — il était bien à sa place. Autre précaution : les quelques objets du tiroir avaient été placés dans un désordre organisé et millimétré. L'angle d'un stylo s'alignait parfaitement à 45° avec celui d'un papier à lettre coloré, d'autres marqueurs — des feutres-pinceaux aux couleurs métalliques que j'aimais beaucoup — étaient eux aussi soigneusement orientés les uns par rapport aux autres. Toute tentative de fouille aurait quelque peu déplacé l'arrangement, tout en restant invisible pour le non-initié. Là encore, tout demeurait à sa place. Je respirai. Soulagée.
    Je m'emparai du journal et m'approchai du rayon de lune, cherchant la dernière page.
    — Choc. Quelque chose n'allait pas — je me mis à trembler. Il y avait une entrée supplémentaire.
    Celle-là, cette fois, commençait par un rêve que je ne me souvenais pas avoir fait. Celui-ci n'était décrit que par quelques bribes... Des lieux de passage, des espaces liminaires, des transitions et des seuils : un grand couloir, qui finalement était une ruelle de la vieille ville ; un souterrain peut-être ; personne. Un restaurant vide. Des lumières restées allumées par endroits, qui alternaient entre ombres et couleurs. Personne. Le hall d'un manoir, trop long, s'étendant sur des centaines de mètres — trop loin — avec toujours le même tapis rouge bordeaux, les mêmes boiseries, et des portes fermées... Tout cela m'évoquait toutefois une sensation de déjà-vu...
    L'entrée se terminait par une note étrange : "Je me réveille. Je vais à ** aujourd'hui ; j'ai rendez-vous avec X." — Datée du lendemain. Enfin : d'aujourd'hui, étant donné qu'il devait être minuit passé... à vrai-dire, quelle heure était-il... deux heures, quatre heures ? ... aucun son et aucune manière de vraiment le savoir. Je ne savais pas où j'avais mis ma montre, dans le tas d'habits à côté du lit... et les aiguilles étaient trop petites, il aurait été difficile de les décrypter à la lueur de la lune... alors c'était toutes les heures à la fois... En tout cas, je ne savais pas que j'allais aller à cet endroit, ni qui était X.
    — Et lui — est-ce qu'il dormait encore ? — J'avais presque envie de le réveiller pour lui crier dessus — il avait dû voir mes petites préparations, les déjouer, et écrire un message cryptique dans la nuit, juste sous mon nez, pour me rendre folle. Est-ce qu'il me manipulait ? Est-ce qu'en fait il me haïssait ? — En même temps, je n'arrivais pas à vraiment le croire ; et puis je n'avais pas envie de faire une scène en plein milieu de la nuit — et si ça n'était pas lui... encore moins envie de passer pour une folle, déjà qu'il supportait tant de mes marottes... Ou alors... j'en avais donc une de plus ; peut-être en sus de ces moments d'absence, j'avais des pauses mnésiques, des sautilles, des interruptions. Peut-être ? ... Alors je ne fermai plus l'œil de la nuit, me demandant quelle partie de moi avait décidé par avance d'aller à ** — et surtout qui elle espérait y trouver... Une partie intérieure... seulement cela se diluait... ; alors une partie extérieure, plus étendue ? ...aurique ou éthérée, qui se manifestait de cette manière ? ...ou alors un effet de magnétisme... Je ne savais pas ; je ne savais plus.
     
     
  15. Criterium
    Partie 1 - 2 - 3
    Je lisais, accroupie dans un coin de mon salon. Les fenêtres étaient ouvertes, on entendait le pépiement des oiseaux du matin; je me sentais déjà beaucoup mieux après ces dernières journées qui semblaient toujours vouloir se terminer de façon nébuleuse. Il est plaisant de s'asseoir là, sur un tapis à même le sol, un livre ancien sur les genoux, frôlée par la brise. Le temps se diluait quelque peu, et je ne savais plus quand exactement j'étais revenue de chez Erwain - à l'aube, sans doute. Les lignes écrites captivent mon attention pendant un moment, puis tout glisse vers une rêverie méditative, imperceptiblement... un effet secondaire. Parfois je détaille un mot et l'épelle intérieurement jusqu'à ce que chaque lettre semble isolée, et le mot une coque vide dont j'ai oublié le sens; il disparaît, se transforme. Lorsqu'il revient, il porte une force différente, vidée de ses connotations — de ce double-tranchant qui à la fois affine et estompe le langage. Parfois je fais de même avec une phrase, la déconstruit et la reconstruit. Solve et coagula... Cette façon de lire, très rêveuse, ne convient ni à tout le monde ni à tous les textes; elle est très lente; mais elle devient un processus créatif — une lente capture. — Puis c'est le bruit d'un message qui arrive.
    — "Bonjour F., tu vas mieux? Je peux venir te voir?"
    C'était Xavier. J'acceptai. Il avait été très sympathique, hier, et dès notre première rencontre; et en fin de compte, j'étais déjà venue chez lui deux fois, il serait normal de lui rendre la pareille. De plus, l'appartement était bien rangé. — Quelques minutes plus tard, il était là. Il s'était sans doute levé tôt, avait dû boire un café dans les environs; il avait dû se trouver juste à côté. En passant le seuil, il me fit la bise — à nouveau je l'avais deviné hésitant entre joue et lèvre — et embrassait du regard le salon. C'était une petite pièce, assez claire dans ses tons; il y avait un canapé, une table basse entourée de coussins, sur le tapis — j'aimais à lire comme à l'instant, assise à même le sol, ou allongée. Deux étagères basses, couleur crème, étaient remplies de livres. Je l'invitais à entrer, il comprit un geste et retira ses chaussures.
    — "Tiens, j'ai pris cela"; il me tendit un sac avec deux croissants.
    — "Chouette, je vais préparer du thé... Merci."
    L'eau chauffait. Il s'était accroupi et parcourait du regard les titres d'une rangée de bouquins. Il avait l'air étonné, il ne reconnaissait pas les auteurs. Lévi, Khunrath, Wirth, Bois, Agrippa, Guaita... Il devinait qu'il s'agissait d'ésotérisme, il n'avait pas dû s'attendre à découvrir chez moi autant de livres consacrés à ce genre de sujet. Je devinais qu'il remarquait également les gemmes que je disposais à des coins choisis de l'appartement, parsemées. Le cabochon de malachite sur l'une des étagères; une améthyste sur un tabouret dans un recoin; l'œil-de-tigre sur le rebord de la fenêtre... Il jouait intérieurement à en déceler d'autres, je le sentais. Il avait également posé les yeux un instant sur une reproduction miniature accrochée au mur, du beau tableau de Leighton, Tristan et Iseult. - Il observait tout, curieux de découvrir mon domaine. Rompant le silence, un sifflement indiqua que l'eau était prête. Je revins avec des tasses et des petites assiettes pour les croissants. La cuillère à thé diffusait un parfum subtil; un mélange de plantes séchées, des fleurs de trèfle et de la verveine. Je lui souris; nous fîmes "tchin" en touchant nos croissants l'un à l'autre, et commençâmes à grignoter. Il continuait son observation de la pièce, comme un enfant curieux. Je le sentais timidement poser parfois les yeux sur mes jambes. Il faisait chaud, j'étais en short. — Ce n'est qu'après quelques instants qu'il parla à nouveau. – Il me dit que j'étais mystérieuse. Je souriais en silence, n'évitant pas le regard. Ces moments de quiétude ne me gênaient pas; j'appréciais l'instant – tout en attendant qu'il joue une carte.
    — "J'ai très envie de te connaître plus", me dit-il. — Et, après une pause: "J'attendrai le temps que tu voudras..." - Cette retenue me plaisait plutôt. En même temps, je sentais qu'il avait envie d'une sorte de clarification. Il ne voulait pas que son geste enhardi d'hier fût mal interprété; pour autant, il ne voulait pas nier les sentiments qui en étaient à la source. – Je sentais que l'on pourrait débuter ainsi une conversation qui pourrait définir le reste de notre relation; c'était le moment où l'on pouvait arrêter, commencer, ou même couper les cheveux en quatre avec des mots plutôt qu'avec des expériences. Or je ne savais pas vraiment ce que je voulais à cet instant... Réfléchis. L'impulsivité cohabite avec le plan - à quelle intuition se fier le plus? J'avais besoin de méditer un instant. D'un côté, je le voyais encore comme ce maillon ne sachant pas qui il est ni où il va - ce vaisseau tâché de la transmission d'une génération à l'autre, pourtant lancé à l'aveugle; c'était donc notre essence-même qui différait. D'un autre côté, il était agréable et plutôt attachant. Des navires différents peuvent faire un peu de chemin ensemble sur ce vaste océan — mais je n'allais pas le forcer à dévier de sa route, même s'il ignorait celle-ci... tout au plus peut-être avais-je pour rôle de lui donner une graine qu'il utiliserait plus tard. Lui n'infléchirait pas ma destination. — Qu'en conclure? Que veux-tu? Ç'aurait été trop facile de remettre un choix à plus tard; ça n'aurait eu que l'apparence de la tempérance, quand ça n'était qu'un délai. Le plus honnête et à la fois le plus difficile serait de lui faire comprendre, même bien imparfaitement, mon point de vue, ma perspective si différente de la sienne. Ça n'aurait été que de la lâcheté que de se soumettre à un rôle qu'il s'imaginait exister pour moi; pour lui; ç'aurait été efforts inutiles que de prendre le contrôle, l'emprise. Que veux-tu? - Voilà; s'il me posait la question, il n'y aurait qu'une seule voie qui fût satisfaisante, comme souvent: la vérité. — Il me toucha un instant la main, qui s'était arrêtée en l'air avec la tasse pendant que je me perdais dans ces pensées; cela me fit revenir dans la pièce. Il avait dû sentir, comme plusieurs fois auparavant, que mon esprit pouvait s'évader comme cela quelques secondes.
    — "Tu veux me demander quelque chose, n'est-ce pas?", fis-je d'un ton doux pour l'inviter à parler. Cela l'aida; il me demanda effectivement, d'un ton qu'il souhaitait à la fois affectueux et sérieux, la question: Qu'est-ce que nous étions? - Nous commençâmes à discuter de tout ça. Les mots me venaient plus facilement, une fois le sujet médité; je lui exposai ma vision des relations humaines. À la fois nécessaires, à la fois illusoires: nous partageons toujours des moments — et les illusions de nos constructions mentales. Celles-ci reconnues comme telles, seuls les moment restent. Je ne pouvais pas être celle qui s'était construite dans son esprit petit à petit. Toutefois... nous pourrions partager quelque chose. J'utilisais l'expression "faire un peu de chemin ensemble" en hésitant, celle-ci ne signifiant pas toujours la même chose pour tout le monde; pourtant c'était celle qui correspondait le mieux à ma façon d'imaginer ces relations. Il fallait utiliser des mots simples et clairs, ce que je fis; lui de même. À la fin de la conversation, je me demandais s'il avait tout à fait compris la portée de nos paroles. Il devait surtout être heureux, s'il se focalisait sur l'instant: d'accord; nous étions ensemble.
    Notre discussion devint alors plus légère, il me demanda si j'avais progressé sur mes projets d'écriture, et il me dit qu'il aimait bien l'aménagement de mon petit appartement. Il trouva sur la partie inférieure de la table un cabochon de grenat rouge et, me le montrant en souriant, me confia qu'il avait été étonné de voir que je m'intéressais tant à l'occultisme et aux pierres. Je lui exposai la version courte: qu'on trouvait parmi la fange de véritables perles, à la frontière où tant de courants se brouillaient ensemble: philosophie, science, mysticisme. Inutile de lui révéler que j'avais déjà depuis longtemps franchi le fleuve séparant l'intérêt académique et la pratique: que j'étais donc magicienne. Il s'en apercevrait en temps voulu... Je lui demandais également s'il aimait les randonnées. J'avais prévu de commencer à explorer les bois avec Erwain cet après-midi; nous pouvions en faire une activité ludique en compagnie de nos "+1" bourgeonnants. Moi, Xavier; Erwain, Gwenaëlle.

    * Il faut traverser le pont pour arriver aux collines du Nord de la ville. C'est un ouvrage ancien, en pierres claires; les constantes rénovations font presque briller le grès blanc, lorsqu'il fait beau comme aujourd'hui. En revanche, les maçonneries de l'entre-deux ne laissent plus voir distinctement ce qu'elles avait dû représenter il y a 150 ans. Gargouilles? Symboles maçonniques? Au-delà, une fois les travées franchies, un vaste escalier commence immédiatement à amener en haut de la colline, un peu vers la gauche; il n'y a là que quelques résidences. L'on pouvait, plus aisément, contourner le massif en pénétrant dans ce qui avait été un ancien village, maintenant annexé à la ville. Les rues chaotiques mènent à une sorte de grand-place, où l'on trouve maintenant les hauts-lieux de chaque centre urbain: commerces, supermarché, bars... C'est le chemin le plus court. Je traverse toutes les zones de cette ville-dans-la-ville, jusqu'à arriver à un curieux mélange de campagne et de résidences modernes parsemées çà et là; chacune avait une voiture garée à proximité, l'endroit n'est desservi que par un seul arrêt de bus. Par-delà, derrière le quartier, les bois. J'arrive à la place en face de l'orée — quelques bancs, un petit muret de pierre; le sol désherbé se transforme immédiatement en petit sentier étroit, encombré de racines noueuses et bordé de mousses.
    Je vis alors mes compagnons de voyage. — Erwain avait l'air imposant du druide ; un grand bâton de marche à la main, sac médiéval affixé à la ceinture en cuir. Gwenaëlle avait manifestement voulu s'assortir à lui, en blouse médiévale rouge, petite ceinture, longue jupe noire. Si ce n'étaient les maisons modernes que l'on voyait encore d'ici, l'on se serait senti à une autre époque avec ces deux-là... Nous n'eûmes pas à attendre beaucoup de temps avant de voir une voiture noire, au loin, s'approcher, ralentir, laisser descendre un homme, et repartir; je remarquai rapidement à sa démarche qu'il s'agissait de Xavier. Il était bien habillé, encore plutôt en tenue de ville qu'équipé pour une longue randonnée. Nous ne savions pas encore à quel point il faudrait sortir des sentiers pour trouver la plante, il fallait espérer que ce ne soit pas trop le cas! - Il s'approcha, me déposa un rapide baiser, et je le présentai au druide. C'est toujours un peu étrange de voir se rencontrer des personnes appartenant à des cercles assez différents de sa vie - ça peut très bien ou très mal se passer. Tout avait l'air, en l'occurrence, de très bien commencer. Erwain avait compensé son aspect impressionnant par une humeur enjouée, pour mettre Xavier à l'aise. — Un panneau de bois, à moitié effacé et vermoulu, présentait un tracé approximatif des sentiers traversant le bois. Nous l'étudiâmes quelques instants, décidant à peu près de l'itinéraire que nous pourrions suivre; il s'agissait d'explorer le plus de recoins possibles en commençant par ces points de repère. J'avais amené un minuscule spray, avec des huiles essentielles contre les moustiques: citronnelle, eucalyptus citronné... Gwenaëlle et moi nous en aspergions généreusement les bras, les jambes — et nous nous mîmes en route.
    Certaines parties du sentier sont si étroites et encombrées de racines qu'il faut progresser lentement et en file indienne, les yeux fixés au sol — le sol surélevé de chaque côté laisse voir ses couleurs brunes et ocres sous l'épaisse couche d'humus. L'odeur de la terre nous enchante. L'air est frais. À d'autres endroits, le sentier s'élargit et se recouvre d'herbe, les rayons du soleil revenant illuminer le sol; à ces moments, nous marchons côte-à-côte. Nous observons la nature à chaque endroit; régulièrement moi ou le druide pointons une fleur du doigt et la nommons à nos amis. Cette petite plante à fleurs jaunes et aux feuilles taillées en cœur, c'est une oxalide, sans doute Oxalis corniculata. Cet arbuste aux fleurs violettes ressemble à de la sauge candélabre. Il y en a beaucoup d'autres, des plantes et des fougères; mais lorsque seules les feuilles sont visibles, il est très difficile d'identifier l'espèce, à part pour certaines molènes, au soleil. — Un tournant débouche soudain sur une grande clairière; il y a là des grands rocs entassés les uns sur les autres, un peu plus loin, et les restes d'une barrière en bois, maintenant moisie. En nous approchant, nous nous apercevons que c'étaient sans doute les ruines d'un muret, peut-être d'un bâtiment ancien dont on aurait retiré la plupart des pierres, comme cela a souvent eu lieu par le passé lorsque l'on voulait reconstruire... Impossible maintenant d'imaginer exactement ce dont la structure avait eu l'air; son temps était révolu. Sur le bois, je trouve de jolis lichens formant de petites colonnes grises coiffées de chapeaux d'un rouge particulièrement vif; c'est un Cladonia, celui que l'on appelle le "soldat britannique". Lorsque je le montre aux autres, c'est sans doute moi que l'on trouve maintenant ingénue, captivée par la flore et ses secrets.
    — Nous nous aventurions à travers tous ces sentiers et chemins; personne ne voyait le temps passer. Nous avions traversé tout le bois; de l'autre côté, on voyait au loin à l'horizon: des champs et une autoroute. Nous revînmes sur nos pas, préférant les bruits de la nature; là, plus loin, il y avait des souches sur lesquelles s'asseoir ensemble. Nous fîmes une pause.
    Nous discutions alors. Gwenaëlle était enjouée, aux anges d'avoir passé un moment dans la nature. C'était à la fois plaisant et un bon exercice. Nous lui dîmes qu'il y avait beaucoup d'autres endroits intéressants aux alentours de la maison du druide, dans les dédales des hauteurs. Certainement nous aurons de nouvelles occasions. Nous parlions du temps, de cet appel de la forêt que ressentent certaines personnes; l'importance de fuir le béton et l'asphalte, de sentir l'humus et la terre.
    À un moment, Xavier demanda quels étaient nos liens de parenté; Erwain répondit que nous faisions effectivement partie d'une grande famille, dispersée çà et là; mais que c'était compliqué d'en expliquer les détails. Je remarquais que Gwenaëlle prêtait elle aussi bien attention à ces mots; il avait dû lui présenter notre lien occulte d'une manière similaire - cela devait contribuer au fait qu'elle me perçût comme une amie plutôt qu'une rivale. Cette posture me convenait bien mieux. — Plus tard, en aparté, Xavier me fit la remarque que je n'avais jamais mentionné ma famille, et me demanda si j'avais frère et sœur, père et mère. Je lui dis que je préférerais ne pas en parler. Il n'insista pas — il eut même l'air gêné; je devinais qu'il se disait maintenant qu'il devait s'agir d'un sujet épineux pour moi, peut-être une souffrance encore proche, peut-être une rupture d'avec les miens... - peut-être même étais-je orpheline? Il acceptait de ne pas savoir pour le moment. Sans doute par pudeur, il ne me parla pas de sa famille, et changea le sujet vers quelque chose de plus gai. Des histoires de campement en forêt, des situations amusantes.
    — Nous nous apprêtions à rentrer; l'exploration avait été captivante, un très bon moment passé - et il était plaisant de voir que notre groupe s'entendait bien. Malgré cela, je ne pouvais pas m'empêcher de me sentir déçue de ne pas avoir trouvé la mandragore. Peut-être se trouvait-elle dans un autre bois de la région? Et si A. avait menti? Cela ne m'aurait pas étonnée. Petit à petit, nous retracions nos pas.
    Erwain me fit un signe. Je le rejoignit.
    — "J'ai une surprise pour notre beansídhe."
    — "Oh?", fis-je avec de grands yeux.
    Il me dit à voix basse qu'il avait reçu des nouvelles du botaniste. Il lui avait expliqué qu'une amie cherchait des solanées dans la région et souhaitait trouver les espèces les plus diverses, dans le cadre d'une recherche personnelle. Celui-ci — D. — l'avait sans doute compris dans un contexte biologique, et révéla donc quelques-unes de ses localisations précieuses; parmi elles - la plante circéenne: la mandragore. Il s'en trouvait quelques exemplaires au fond de la grande clairière, derrière la vieille structure croulante. Nous n'avions pas eu le loisir de tout explorer de ce côté-là... mon espoir renaquit.
    Nous arrivâmes à nouveau dans le grand espace. Nos compagnons ne s'attendaient pas à s'arrêter là à nouveau; la longue randonnée semblait être arrivée à sa fin, et voilà que nous changions de direction, tous deux en tête, pour revenir au muret ancien. Ils nous suivirent, déconcertés. Nous passâmes la structure et nous approchâmes du fond de la clairière, devant des buissons de balsamines. C'est là, dans ce coin à l'écart, que nous l'aperçûmes: une touffe de grandes feuilles d'un vert profond. — Moi et Erwain nous accroupîmes. Les feuilles et les petits fruits verts et jaunes de la plante étaient caractéristiques. Je m'approchai du sol pour la sentir; l'odeur était doucereuse, distinctive, correspondant aux descriptions que j'avais longuement étudiées. C'était clair – Mandragora officinalis.
    — "Vous avez trouvé quelque chose?", fit Gwenaëlle.
    Je lui expliquai. Nous avions trouvé une mandragore, et c'était une plante que précisément je cherchais. Elle eut l'air étonné, regarda de plus près la plante; elle avait l'air contente de voir pour la première fois celle-ci dont tant de légendes parlent. Elle nous demanda si nous allions la cueillir. Erwain et moi avions alors pris un air plus sérieux, nous nous regardions et nous comprenions sans un mot. Il fallait établir le plan. On ne cueille pas la mandragore sans rituel magique. — Il s'agissait maintenant de s'occuper de celui-ci. — Xavier s'était lui aussi approché, mais n'avait pas fait de remarque. Un moment en silence, nous nous tenions en cercle. Puis ce fut le druide qui expliqua: cette plante doit être récoltée la nuit, à la clarté de la Lune - il y a également une sorte de cérémonie. Si vous le voulez, vous pouvez y participer, proposa-t-il en alternant son regard entre nos deux compagnons. Cette nuit. Gwenaëlle sautilla presque sur place, l'excitation de pratiquer un rituel à nos côtés avait directement parlé à son côté romantique; aux rêves d'une jeune fille intéressée par le paganisme. Xavier, lui, avait hoché de la tête sans vraiment répondre. Il semblait soudain comprendre quelque chose. Il prit un air légèrement distant, presque mélancolique, lorsque nous réempruntâmes le chemin du retour.
    Ce ne fut qu'arrivés à l'orée des bois qu'il cessa d'être temporairement taciturne. Nous nous arrêtâmes et chaque paire se souhaita une bonne soirée. Le druide et sa compagne allaient rentrer, préparer quelque chose à manger, se reposer. Xavier me réaccompagnerait. En prenant congé, Erwain me chuchota: — "Tu sais que nous devons être quatre, Flavia."

    * Le soir.
    Xavier m'avait invitée au restaurant. Il me tint la porte, gentleman; j'entrai. À nouveau, il avait voulu m'amener dans un endroit où se retrouvaient les gens de bonne société; les lumières tamisées, les serveurs très bien habillés, toujours souriants et qui allaient manifestement guetter les moments auxquels remplir nos verres d'eau, avec cette retenue presque servile; le jeune artiste qui, au fond du restaurant, interprétait un air lent et nostalgique sur un piano de qualité; les banquettes de cuir où de nombreux couples discutaient tranquillement; c'était classieux. S'il ne m'avait pas amené à un vernissage dès le premier soir, j'aurais pensé qu'il me sortait le grand jeu. En fait, c'était un milieu qu'il devait connaître et régulièrement croiser, sans doute de par sa tante et ses relations artistiques. Il devait penser que c'était l'endroit naturel où emmener son amie. À nouveau, j'en avais eu l'intuition, et j'étais passée chez moi en coup de vent mettre une jolie tenue.
    Nous nous installâmes à l'une des banquettes. — La carte aussi était en cuir; les noms des plats s'allongeaient, riches en épithètes, calligraphiés avec des lettres ornées. Je n'avais pas très faim, la boulimie de mots n'aidait pas; je me contentais d'une salade. Lui avait hésité entre différentes idées, et finalement opta pour la description la plus étrange - l'humeur exploratrice. Il insista pour me faire découvrir un vin italien qu'il appréciait particulièrement, un prosecco. — Les notes du piano coloraient l'atmosphère; je ne connaissais pas l'air qu'il jouait, cela tenait à la fois du jazz lent, du blues... J'aimais le tempo de ces notes, avec de riches pauses: l'on se prend au jeu d'imaginer des mélodies entre les rares accords.
    Le serveur obséquieux fit goûter Xavier au vin; celui-ci s'amusa à en observer la couleur et les bulles, y trempa les lèvres; puis il hocha la tête afin que l'autre s'éloigne. Il ria et me dit que c'était une cérémonie bien étrange que ces ouvertures de bouteille. Enfin seuls, nous pouvions commencer à discuter. C'étaient d'abord quelques échanges d'impressions sur cet endroit, quelques remarques sur le pianiste...
    À un moment, il me regarda d'un air plus sérieux.
    — "Pourquoi est-ce que tu cherches une mandragore?".
    — "J'en ai besoin pour quelque chose."
    — "Tu ne veux quand même pas faire comme A.? Il a déliré pendant trois jours, c'était affreux. F., je ne dis même pas ça par rapport à moi, je veux bien te servir de sitter si tu veux tester quelque chose – mais pour toi... De son point de vue, ça n'était pas agréable, c'est clair. Franchement, ne fais pas ça. Ça n'en vaut pas la peine. Et tu ne te souviendras même pas du trip."
    — "Écoute... A. est un idiot. Il m'a raconté, il a juste trouvé un livre avec des noms de plantes et ça lui a suffit pour avaler n'importe quoi. – Je ne fais pas la même chose."
    — "Justement, qu'est-ce que tu veux faire?"
    — "Tu me fais confiance?"
    — "Oui... Je pense... Ai-je vraiment le choix?"
    Je lui répondis par un sourire difficile à lire. Puis je continuai:
    — "Xavier, tu as vu chez moi beaucoup de livres d'occultisme."
    — "Oui."
    — "Ce sont des outils. - J'ai... quelque chose, appelle cela un lien, une inclination, des capacités; bref, ce quelque chose qui fait que je peux m'en servir. Est-ce que tu comprends?"
    — "Pas vraiment... Tu veux dire que tu fais de la magie, ou un truc du genre?"
    — "Tu trouves cela bizarre."
    — "Je... non... oui...; sans doute."
    — "Écoute. Je ne peux pas tout expliquer maintenant. Oui, je pratique la magie. Ça ne veut pas non plus dire que j'agite une baguette en écorchant des mots latins. - Disons que... Nous ne connaissons pas la nature de la réalité. La science fait l'hypothèse qu'elle est objective: toi et moi, on voit la même chose. Pour moi, elle est subjective - et donc modelable, multiple, vaporeuse. Il y a des façons de l'influer. Il y a également d'autres plans - d'autres facettes de celle-ci, si tu préfères.
    Pour aider à exercer ces... 'effets', l'on peut utiliser des intermédiaires, des outils.
    Il y a un mot tibétain: le terma. Un terma, ça peut être un objet, une pensée, une graine, un point minuscule dans l'espace; bref une chose immanente, qui est contenue soit dans le monde physique, soit dans le monde des pensées. Le mot est impossible à traduire; souvent l'on dit un 'trésor', parce que cela en traduit le fait que ce soit rare et précieux... Certains sont des rouleaux dissimulés, couverts de lettres secrètes, qu'un moine-découvreur doit décrypter pendant des années avant de révéler au monde... le plus connu, c'est le Bardo Thodol. D'autres sont des pensées ou des lieux."
    Je traçai avec un doigt mouillé des lettres tibétaines sur une serviette de papier:
    གཏེར་མ་ "Ce sont des trésors, mais ce sont aussi des indices et des outils. – Diverses Traditions en ont découvert. Ils se sont transmis depuis trois mille ans, quatre mille ans, tu imagines? - Avec des rites vivants, et des lettres mortes, qui survivent aux destinées individuelles. — Les légendes ont souvent une histoire occulte. Parfois ce ne sont que des paraboles. Parfois un vieux mot donne un indice. Il y a beaucoup de légendes qui entourent certaines plantes, souvent à cause de leur dangerosité ou de leurs effets médicaux. Mais ça n'est pas la seule origine. Enfin...
    Bref: j'ai besoin de la mandragore pour effectuer quelque chose.
    Voilà. Je ne vais pas en avaler un morceau comme si c'était un trip."
    — "Je ne te comprends pas bien, F.", me dit-il, certainement surpris par ces histoires. Je me contentai de lui répondre par un sourire, désormais silencieuse. Les mots sont un faible vecteur pour ce qui nécessite une expérience intérieure pour acquérir une compréhension réelle: le concept-même de l'ésotérisme. Je devais surtout lui paraître bizarre, parlant de choses folles. Toutefois il m'avait écouté. D'une certaine façon, aimait mes mystères.
    — "Je ne comprends pas. Mais... si ce n'est pas pour faire comme A., si tu sais ce que tu fais...", reprit-il; "J'imagine que tu as tes raisons. Je ne voudrais juste pas qu'il t'arrive quelque chose."
    — "Ne t'en fais pas, Xavier."
    Après une pause, il me demanda:
    — "Je crois qu'il y a une légende: il faudrait attacher la plante à un chien pour la déterrer, car elle crie une fois sortie du sol et le hurlement tue la première personne qui l'entend. Vous... y croyez?"
    — "C'est un folklore tardif, les premiers textes n'ont pas de chien. D'ailleurs chez certains il s'agit d'un autre animal. Si tu lis Dioscoride et Théophraste, il n'y a pas ça. Tu trouveras notre rite beaucoup plus anodin. On la cueille nous-mêmes, évidemment." - puis je ris en ajoutant: "Par contre tu entendras le cri." - Il pensait que j'avais fait une blague et rit de bon cœur. Notre repas presque terminé, l'atmosphère s'était détendue et nous nous amusions à échanger quelques plaisanteries, à parler de choses plus superficielles.
    Finalement, il me regarda dans les yeux et me dit: — "D'accord."
    J'envoyai un message à Erwain: nous étions au complet. Tout pourrait se dérouler cette nuit-même. — — Le dîner se termina. Nous sortîmes. Au-dehors, il faisait déjà nuit; un vent s'était levé et l'atmosphère était fraîche. Nous fîmes quelques pas pour s'éloigner des terrasses peuplées, nous ralentissions notre marche au fur et à mesure. Puis, en silence, je m'arrêtai et me tournai vers Xavier. Un instant, nous nous regardâmes en silence. Je lui dis qu'il y avait des objets que je devais chercher chez moi, et que j'allais me changer; nous nous retrouverions plus tard. - Cette fois, ce fut moi qui m'approcha de lui, et l'entoura de mes bras. Nous nous embrassâmes... et nous restions de longs instants simplement blottis l'un contre l'autre.

    ** *
    * * *
    Le clair de lune baignait les sous-bois d'une lueur spectrale; nos yeux s'y étaient progressivement habitués, nous voyions tout en nuances de gris. Une odeur de champignon et de terre. Des bruits d'animaux; le plus souvent lointains, parfois le bruit soudain des feuilles sur le sol trahissait leur présence toute proche. Nous progressions lentement dans l'obscurité, à pas de loup. C'est ainsi que, silhouettes nocturnes, nous nous avancions jusqu'à la clairière... Dans celle-ci, de brefs petites lumières apparaissaient et disparaissaient — des lucioles.
    L'odorat, affiné par la mise en veille de notre sens de la vision, nous indiqua alors la présence de la plante: une odeur doucereuse et très particulière. La clarté lunaire illuminait le milieu de la clairière dans des tons gris et foncés. Les ruines du muret se devinaient à une silhouette sombre, presque menaçante. Les insectes phosphorescents scintillaient sur les feuilles comme pour attirer notre attention.
    Nos rôles avaient été décidés à l'avance. — Avec un athamé, je traçai un cercle autour de la plante. Puis nous nous affairâmes avec de petites bêches, à creuser le sol l'entourant, afin de lentement libérer la racine; nos efforts demandèrent de longues minutes, chacun s'occupant d'un angle: nous avions réparti le cercle en quatre quarts. La lumière sépulcrale laisse à peine deviner les traits de mes compagnons: Erwain en face de moi, Gwenaëlle à ma droite, Xavier à ma gauche.
    Puis j'entourai la racine avec une corde fine que Gwenaëlle avait offerte au druide, et qu'il avait ornée d'ogham; le nœud fut fait; nous nous tenions prêt pour le moment... Il faut se placer à un angle spécifique par rapport à la direction du vent. Nos regards se croisèrent et se comprirent sans un mot. Le druide s'était saisi du shofar, et l'amena à sa bouche... — Un léger hochement de tête... — — Un son perça l'obscurité – l'appel puissamment soufflé, exactement à l'instant auquel je tirai d'un coup sec sur la corde afin d'arracher la plante du sol. Mes oreilles battaient encore, le cri strident enfin tu, à cause du volume sonore... Mon cœur battait la chamade. Autour de moi, je sentais que les autres aussi avaient ressenti la puissance de cet instant; assourdis; les traits immobiles dans la pénombre, le silence total – même les sons de la forêt la nuit s'étaient tus...
    — J'avais la mandragore!
    Je vais pouvoir désormais presser la racine et en extraire les essences; en doser la teneur à l'aide d'un procédé artisanal, une tradition encore gardée secrète; et en former un cataplasme puissant... Toutes ces opérations pour un liniment. Celui-ci — cet outil — utilisé d'une certaine manière (appliqué aux jambes, aux tempes) à des temps nocturnes spécifiques, choisis en fonction de l'aspect de la Lune, donnait des pouvoirs relatifs au "voyage"... Beajiñ war-zug ar hentoù dianavez. — Mon bâton de sorcière. — — —

    * * ** *
    *
  16. Criterium

    Texte
    — "Vous avez entendu ce qu'on nous a dit... oui, vous avez forcément entendu... Vous et nous l'avons tous... mais qu'est-ce que cela voulait vraiment dire ; car, c'est certain, ces mots... Il y avait quelque chose de caché derrière... Ils ne voulaient pas dire la chose qu'ils prononçaient, il y avait un autre message en filigrane... c'est certain... mais lequel ?"
    — "Une stéganographie, un message codé..."
    — "Mais vous y comprenez quelque chose, vous ? ... Car nous, nous n'y entendions rien... juste cette certitude que les mots signifiaient autre chose."
    — "J'ai beau chercher, je ne trouve pas."
    — "Pourtant vous avez, vous aussi, tout de suite compris qu'il y eût là une allusion, un sous-entendu, une insinuation... une allégorie peut-être... un intertexte..."
    — "Si seulement nous étions plus doués, plus cultivés, plus subtiles ; si seulement nous avions cette faculté, nous saisirions peut-être ce genre de double-entendre... ou une référence, qu'il fallût posséder... mais sans cela, que fait-on ? - Le message était certainement donc une sorte de shibboleth mental, une manière de faire le tri... Eh bien : si c'est le cas... alors voilà que nous venions d'être triés... classés... éloignés... Nous : les profanes."
    — "Vous rejoignez les rangs de la foule... mais pourtant nous avions bien saisi qu'il y eût là un message... faut-il y voir... que c'est quand même un bon début..."
    — "Vous ne serez pas jaugés sur les potentiels, mais bien sur les faits... or les faits, c'est que l'on a beau chercher... nous ne trouvons pas... Si seulement nous n'avions rien perçu : là, nous aurions pu rester ignorants et tranquilles. Mais voilà, il fallait avoir cette intuition... ouvrir la boîte de Pandore... Nous sommes tout autant ignorants — et désormais n'en dormirons pas de la Nuit..."
    — "Nous non plus..."
    — "Essayons quand même ; aidez-moi, peut-être que tous ensemble nous réussirons à voir plus clair... Rappelons-nous, quels étaient ses mots exacts..."
    — "Ils ne nous reviennent que bien vaguement... D'ailleurs en quelle langue étaient-ils..."
    — "Je ne sais pas, je ne sais plus."
    — "Peut-être que l'on les a prononcés comme pour bien nous faire comprendre que nous n'étions pas initiés... peut-être que le second message fut justement de nous dire que nous n'étions pas faits pour saisir le second — le troisième ? — message..."
    — "Oui, ça doit être quelque chose comme cela... Ça se lisait dans les yeux... Alors ça n'était pas un sésame... mais une porte que l'on referme."
    — "Un vent qui souffle et ne fait qu'effleurer le voile d'Isis entre les deux colonnes... ou une clef que l'on nous agiterait sous les yeux... Quelle cruauté toutefois ! Vous rappeler vos insuffisances et votre hâte... Ce serait comme un franc-maçon qui vous fait trois bises mais les suit d'une claque... Mais personne ne ferait ça... Ça serait ridicule. Alors il doit bien s'agit d'encore autre chose."
    — "Vous pensez... aux 'services' ?"
    — "Oui, peut-être... ceux-là agiteraient sans cesse des petites choses brillantes, comme des hameçons... guettant la lueur d'un regard... pêchant en eaux troubles... Et puis comme chaque coven, chaque loge, chaque centre reçoit tôt ou tard la visite d'un de leurs 'ambassadeurs'... Ça pourrait être..."
    — "Mais alors ce serait en guise de porte, un trompe-l'œil... un mensonge... pour voir qui fronce les sourcils... même sans y trouver le sens caché : on aurait alors évidemment remarqué ce quelque chose chez nous, et puis chez vous... Plutôt qu'un mot donné, un mot pris de force... une piqûre... Nous voilà non seulement rappelés à nos défaillances et lacunes, mais voici qu'en plus 'on' en a fait une note mentale... Et bien... Si cela ne nous suffisait pas... Bien évidemment que nous n'en fermerons pas l'œil de la Nuit..."
    — "Vous pensez que ç'aurait pu être un déguisement ? Après tout... certains initiés ne veulent pas être reconnus, alors laisser planer le doute... un mensonge inoffensif, pour paraître faire partie des 'autres'... ce serait tout naturel... Faudra-t-il effectuer quelque tour de passe-passe, quelque joute verbale à double-sens... donner un signe... mais en étant bien certains que l'on le façonne, que l'on le sertisse de la bonne manière... Car il ne faudrait pas que ce soit clinquant, ça oh non... quelque chose de subtil... un fil plutôt fin, à saisir ou non... et comme cela nous serons peut-être un peu plus fixés... peut-être..."
    — "Oui... peut-être... approcher nos 'aimants'. — Mais comment ? ..."
     
    — "Comment allez-vous ? Vous ne dites plus rien ; c'est un tel Silence, soudainement!"
    La conversation muette fut interrompue par une voix qui semblait trop forte, et trop proche, malgré le fait qu'elle soit prononcée avec douceur. Trop réelle. Toutes les voix intérieures, pudiques, firent aussitôt le silence... Et alors, petit à petit, les autres sons ré-émergèrent : les tintements des verres qui se rencontrent, le brouhaha des conversations ; la lumière tamisée des grandes pièces du lieu ; et puis toutes ces silhouettes, grandes, fines, qui se déplaçaient avec grâce d'un groupe à l'autre. Les hommes en smoking, les femmes en robes noires. — Était-ce donc là où je me trouvais... Je cherche des yeux la personne ayant fait une allusion mystérieuse...
  17. Criterium

    Texte
    Le marcheur exténué dut prendre une décision. Soit s'arrêter et mourir ; soit continuer jusqu'à ce que ses jambes flanchent, refusent de le porter, choir et puis mourir ; entre les deux l'issue serait la même... c'était davantage le choix de ce qu'il voulait faire de son esprit et de sa douleur. En quelque sorte, sacrifier l'un pour l'autre ou vice versa. — Il regarda autour de lui avec des yeux neufs, le temps de quelques pas. L'étrange contrée à perte de vue. La terre ocre et grise ; les sols stériles ; quelques buissons d'épines çà et là, des rochers poussiéreux mais aux couleurs fantastiques — gris, bruns, marrons et rosâtres... — et puis, là-haut, au loin, la grande chaîne des montagnes. Passant de colline en colline, il pensait voir en chaque relief qui avait l'air un peu irrégulier la main de l'homme. Peut-être était-ce vrai ; la trace de civilisations anciennes... — mais à chaque fois, point de hameau, point de ville. Seuls les indices d'un passé. Oui. Il faudrait continuer. Il ne pouvait pas s'arrêter comme ça, et capituler. Les muscles de ses jambes en auraient peut-être été réconfortés, mais s'il cessait de marcher ils deviendraient durs comme la pierre — et lui deviendrait une statue, s'ankylosant, desséchant au soleil pendant que son esprit apprendrait à se haïr. Impossible. Il était un homme qui n'arrêtait jamais. Son âme n'aura point à rougir. — Là-bas, par-delà la prochaine butte, il y a peut-être un village. — —
    — Il se réveilla en pleine nuit. L'air était frais ; il se tenait enveloppé dans un tissu fin — vermeil et brodé de fils d'or. Derrière lui, il sentait la fermeté d'un grand mur de terre cuite... Ses pieds, ses mollets, ses cuisses étaient encore endolories, pleines de courbatures ; pourtant, il réalisait qu'il était sauvé. Il n'avait plus faim. Avait-il mangé ? Avait-il bu ? Il n'en avait plus souvenir ; sans doute... Il se sentait très bien, juste si fatigué... Il n'était pas mort. Essayant de jouer avec sa mémoire, il ne put qu'apercevoir à nouveau les étendues presque désertiques où il avait tant marché... Quelque part non loin de lui, il entendait le clapotis de l'eau, comme une source qui riait dans le langage des ondines. Sa mélodie le berçait — son corps si affaibli — les paupières lourdes — et il se rendormit aussitôt...
    Il se réveilla à nouveau. Le premier rayon de soleil l'accueillait ; était-il donc couché vers l'Orient ? — c'était là-bas un magnifique point de lumière, qui surgissait au-dessus de la montagne, et baignait petit à petit toute la plaine de son agréable chaleur... Le point semblait être une gemme qui projetait ses reflets d'ambre.
    Il ne savait pas s'il avait dormi quelques heures ou pendant des jours entiers. Mais maintenant à la lueur du matin, il découvrait le lieu où il s'était comme transposé. Le mur était décoré de motifs irréguliers en lignes droites et en angles, comme si on y avait gravé un immense labyrinthe — ou un texte avec un alphabet secret. À côté de lui, un bol fumait... Un thé herbal que quelqu'un avait dû venir de lui verser, juste avant l'aube. Il y posa les lèvres. L'arôme était délicieux, aux notes terrestres... Il y reconnaissait l'odeur des arbustes qui poussaient là-haut, loin dans la montagne... Un peu plus loin, quelques habitations, de la même couleur que le sol ; peut-être était-ce pour cela qu'il n'avait pas réalisé qu'il s'était approché d'un endroit peuplé. Il devait se trouver dans un village. Le mur contre lequel il s'était assoupi, c'était celui d'un temple.
    Un homme apparut et s'approcha de lui. Il était vêtu très simplement, d'un vêtement rouge bordeaux, taillé à la manière d'une tunique longue. Il était difficile de lui donner un âge ; sa barbe et ses cheveux étaient courts, et parsemés de noir, de gris et de blanc. C'était comme s'il se tenait entre plusieurs mondes. Il avait la peau hâlée de quelqu'un qui avait résisté de longues années au soleil, et le regard bienveillant, le visage calme et immobile : l'air d'un homme qui a beaucoup vécu. 
    — "Bienvenue au temple de Soukoun, voyageur."
    Ils parlèrent. — Qu'était ce village ? Il n'avait pas de nom ; c'était simplement le village du temple, où vivaient quelques personnes, et où passaient les paysans et les marchands en route vers Aksor. Ainsi il n'était pas perdu... Mais il avait dû marcher des semaines... Tôt ou tard, d'autres voyageurs feraient halte ici, ou à l'autre village, un peu plus grand, qui se trouvait juste derrière la prochaine colline. Il soupira, soulagé, et remercia le prêtre — car il devait être une sorte de prêtre ? — en devinant qu'il lui devait d'avoir survécu.
    L'homme le guida tout autour du lieu. Il n'y avait que quelques habitations, et cette grande bâtisse : le temple, dont tous les murs étaient gravés. Du dehors, les murs étaient clairs, simples, de la même couleur que la terre de la région ; à l'intérieur pourtant ! — que de richesses et que de couleurs ! Ils se déchaussèrent et entrèrent. Les murs intérieurs étaient drapés de tapis aux motifs géométriques, certains aux tons rouges, d'autres aux tons verts des plus riches prairies ; le long des cloisons de la pièce principale étaient disposés de riches coussins brodés d'or, formant une longue file de fauteuils sans pieds, à la manière d'un diwan. Plusieurs autres personnes vêtues similairement conversaient à voix basse, très posément, comme s'ils avaient tout le temps du monde. Avant de les rejoindre, le voyageur remarqua la grande colonne qui semblait plantée là, vers le milieu du mur du fond, mais qui n'y était pas pour supporter la toiture en toile, mais plutôt un autre tapis encore plus richement décoré, et scintillant d'innombrables broderies en or et en métaux précieux.
    — "Qu'est-ce là ?" demanda-t-il en découvrant le tapis tant mis en valeur.
    — "Venez, je vais vous montrer."
    Ils se dirigèrent vers la colonne. D'ici, l'on pouvait voir qu'au centre du tapis étaient également tissées des petites pièces de métal, trouées, et serties de pierres précieuses. Elles étaient magnifiques, et luisaient de couleurs étonnantes à chaque nouvel angle. Pourtant — malgré ce spectacle — on ne voyait qu'elle : au centre, parmi tout cet entourage, l'une des lueurs scintillait encore plus. Un diamant immense. Taillé si finement que chacune des innombrables facettes capturait le moindre brin de lumière. Il n'avait jamais rien vu de semblable. Et là, à l'intérieur de la gemme, comme un portail vers un autre monde, un monde de lumière. Celle-ci y prenait un léger reflet vert. Ce n'est pas le vert de l'herbe ou des arbres ; c'était le vert pur, franc, qui devenait presque une autre couleur transcendante, au-delà de l'arc-en-ciel. Avec comme une phosphorescence. 
    — "Voici Soukoun."
    — "C'est donc votre Dieu ?"
    Le prêtre rit. La remarque avait dû lui sembler ridicule ; le voyageur se prit à espérer qu'il ne lui avait pas fait offense. Mais la réponse fut bienveillante : — "Vous avez dû explorer trop de pays ravagés par l'idolâtrie. Il n'y a de Dieu que Dieu. Ses créatures et ses gemmes sont à Lui/Elle, sont de Lui/Elle, mais elles ne sont pas Lui/Elle. — Non, cette pierre s'appelle Soukoun, elle fut la fondation de ce temple. Venez — si cela vous intéresse, il y a un grand homme ici qui pourra vous en raconter toute l'histoire. Venez donc."
    Ils rejoignirent les autres hommes dans un coin de la pièce. Tous l'accueillirent avec joie : ils lui dirent qu'il était leur vénérable invité. Ils lui offrirent la place d'honneur : le fauteuil juste dans l'angle. Ainsi, il avait vue sur toute la pièce, et pouvait s'entretenir autant avec ceux à sa gauche qu'à sa droite. Tous lui montrèrent maints égards ; tous l'assurèrent de leur hospitalité. S'il souhaitait manger — s'il souhaitait boire — il n'aurait qu'à le dire.
    — "Vous êtes arrivé à nous au seuil de la mort, comme si vous nous fûtes confié..."
    La voix féminine le surprit. Il s'aperçut que parmi tous ces hommes, il y avait aussi une femme, et c'était elle qui venait de parler. Son visage aux cheveux courts était très androgyne ; ses traits étaient fins et anguleux et laissaient planer le doute. Elle revêtait la même tenue que les autres, rien ne la différenciait d'eux. Ça n'étaient que la voix, les joues glabres, le pli de l'œil qui le révélaient. À côté d'elle était assis un vieil homme dont la barbe était devenue d'un blanc éclatant, et à l'air vénérable, mais aux yeux toujours aussi vifs et bienveillants que ses compagnons plus jeunes ; cela rendait son âge impossible à évaluer. Celui-ci fut présenté comme étant Rasham, le sage aux cent histoires.
    — "Nous avons une manière particulière de raconter les histoires sacrées", prévint-il.
    Deux hommes et la femme se levèrent sans un mot, et se tinrent au milieu de la pièce, immobiles, les bras de long du corps. Un long silence se fit. — Lorsque Rasham reprit la parole pour me conter l'histoire de la gemme, je compris. Il disait quelques phrases, dont certaines avaient dû être mémorisées depuis l'autre bout de sa vie. Après quelques mots, le silence était complet durant un instant — mais les trois personnes qui étaient debout dansaient... Ils alternaient postures et déplacements... Avec des mouvements qui, bien plus que faisant écho à l'histoire, la poursuivaient, la continuaient — et y ajoutaient une incroyable subtilité qui n'avait bel et bien besoin d'aucun mot. Car ça n'était pas une simple histoire ; c'était une danse. Le récit alternait entre les mots du sage, et les pas des danseurs. Les gestes, selon un alphabet inconnu, comme les motifs des murs gravés, valaient chacun mille mots. Ce fut ainsi que fut contée l'origine de Soukoun — moitié phrases moitié mimes.
    Elle se déroulait à peu près ainsi :
    Il était une fois un paysan pauvre dans un village perdu dans ces montagnes. Une nuit, il rêva qu'un message lui serait confié. Il pensa le voir dans le reflet de l'herbe, dans le chuintement du vent, dans le cri d'un animal, dans les danses d'un arbuste en feu ; mais à chaque fois subsistait le doute — il ne savait pas si ç'eût vraiment été là le message qu'il attendait. Ainsi passèrent les années... Au fur et à mesure du dur labeur les illusions se dissipèrent ; il croyait de moins en moins souvent entendre l'appel, voir quelque chose, bien qu'au fond de son cœur il demeurait convaincu de la réalité de son rêve. — Ce fut vers la fin de sa vie que soudain, un soir, promenant son regard vers l'horizon, il aperçut un signal qui immédiatement lui parut évident. Cet éclair soudain ; ce grondement sans tempête ni orage ; l'aveuglante lumière et la longue griffure dorée, en ligne droite, tracée le long du ciel ; c'était l'évidence même. Alors, il abandonna tout ce qu'il était en train de faire, et marcha, marcha, marcha jusque là vers où la lumière avait touché la montagne.
    Son corps âgé n'eut aucun mal à aller de lieue en lieue — car n'avait-ce pas été ça, la mission pour laquelle il s'était préparé toute une vie ?
    Là-bas, dans un grand cercle de terre brûlée, noirâtre, flottait une odeur de soufre et d'ozone. D'autres fragrances indescriptibles aussi, qui prenaient à la gorge, et parlaient d'autres mondes. Et, au milieu du rond noir : un gros cristal opaque, blanc et aux reflets verts. Il y posa la main : la pierre était encore chaude.
    Un groupe de villageois l'avait suivi et l'aida à ramener l'étrange cristal. Tous étaient fort impressionnés par l'aspect de la roche tombée du ciel. Il en émanait quelque chose qui ne paraissait pas de ce monde. Le paysan âgé décida qu'il s'agît là d'un présent divin, destiné à la plus personne la plus éminente qu'il connût : leur Roi, leur Guide, leur Prêtre — car il était tout cela à la fois : le grand Solom.
    Recevant cette pierre, le roi couvrit le paysan et sa famille de richesse, ainsi que tout son village, afin qu'il prospère. Mais, bien au-delà des matériaux qui ne facilitent que ce monde, il leur fit un don en retour : il inscrivit leur nom dans le Grand Livre de leur Histoire. Nul n'oublierait Arz du village de Marab.
    Réunissant les sages de leur contrée, le roi écouta tous les conseils quant à ce qu'il conviendrait de faire de la pierre. On s'aperçut vite que derrière la surface rendue opaque par le feu et la poussière, il s'agissait en fait de la gemme la plus précieuse que l'on eût connue. Il fallut dépêcher des messagers dans les montagnes les plus reculées pour trouver l'artisan possédant le plus grand don, afin de tailler la pierre pour lui faire revêtir sa véritable splendeur. L'ouvrage prit plus de trente ans. — Ce fut un Solom âgé, au faîte de sa gloire et au crépuscule de sa vie, qui retrouva enfin la pierre magnifiquement taillée et put y lire, face-à-face, les lettres secrètes. Il en découvrit le Nom ; il le confia à un temple secret.
    Ce temple, cet ordre, c'était eux — et c'était ici.
    Le Soukoun.
    Le récit terminé, les danseurs se retirèrent. — Ils revinrent un peu plus tard, accompagnés d'autres personnes qui portaient un grand récipient en métal. Ils le déposèrent dans le coin de la pièce, au milieu de tous les hommes assis sur le sol ; alors chacun se plaça en cercle tout autour. L'histoire avait-elle duré des heures ? Lorsque le couvercle du récipient fut soulevé, ils s'aperçurent tous d'à quel point ils avaient faim. Un arôme de cardamome et de carvi s'invitait dans la pièce ; il provenait du riz parfumé, lequel entourait une sorte de pâte brune. Quelques-uns marmonnèrent quelques mots à voix basse ; peut-être une prière, ou simplement un remerciement envers la terre et le monde ; puis tous commencèrent le repas. On prenait le plus simplement du monde un peu de nourriture dans la main droite, et on mangeait ainsi ; le tout se faisait en silence. La pâte se révéla être une sorte de mélange, rappelant l'houmous mais contenant certainement de la viande pilée et des olives. Le tout était épicé et délicieux. Chacun mangea à sa faim. Après le repas, ils firent passer quelques bols d'eau pour s'y rincer les mains, puis une sorte de bout de tissu pour les essuyer.
    Puis on amena le thé à nouveau, et les grandes branches d'arbustes très feuillus ; tous en roulèrent quelques feuilles pour les mâcher. — "C'est une plante qui aiguise l'esprit", lui dit-on. Il faut la garder du côté de la bouche, et par intermittence, mâcher ce qui devenait une petite sphère pour en extraire petit à petit toutes les bénédictions. Il goûta au feuillage — étrangement cela n'avait pas tant que cela le goût de la chlorophylle ; mais davantage, celui du café et de l'anis.
    — Les esprits vivifiés, leurs conversations reprirent. On indiqua au marcheur qu'il pourrait se rendre le lendemain à l'autre village par-delà la colline, où les marchands se déplaçaient plus souvent. Ce n'était pas très loin, et s'il avait survécu jusqu'ici en passant par les plus grandes montagnes, les déserts et les regs du pays, il lui serait enfantin de s'y rendre. Ils lui dirent aussi que parfois venaient jusqu'ici toutes sortes de personnes en recherche spirituelle, et souvent par d'étranges hasards ; à certains de ceux-là, ils apprenaient le langage secret des pas de danses, et les exercices qui, en domptant le souffle, domptent l'esprit.
    S'apercevant que le mystérieux marcheur possédait lui aussi cet étrange signe — comme un aimant dans le cœur vers les choses cachées — ce qui s'était même inscrit dans sa chair par une ligne naturelle particulière au niveau du poignet gauche — les prêtres lui révélèrent quelques bases sur cet alphabet des mouvements. Ils lui apprirent que la plupart de ces gestes étaient en fait des hiéroglyphes vivants ; et, comme les hiéroglyphes, ils pouvaient parfois s'interpréter de manière symbolique, et d'autres fois signifiaient une syllabe précise, ou encore un son ; d'autres fois encore, chaque positionnement d'une partie du corps correspondait à une consonne précise et le danseur alors devenait lui-même, en entier, un trilitère... L'apprentissage complet de ce système demandait neuf ans. — Il manifestait beaucoup d'intérêt, et écoutait avec attention ce que les autres lui révélaient. Il était plaisant d'entrevoir une lueur de leurs mystères, contée par leurs voix calmes et sereines. Ce fut ainsi jusque bien tard dans la nuit que la conservation continua... L'entière journée était déjà passée, sans que quiconque ne pensât à la mesurer... —
    Il s'endormit au-dehors, bercé par les sons du vent ; les muscles relâchés, entièrement re-vivifié par son escale. Il pourra repartir dès l'aube... même avant.
    ...Au petit matin, l'on se rendit compte que le destin se poursuivait. Que rien n'arrivait véritablement par hasard. Que derrière des coïncidences se cachaient des lignes qui auraient pu paraître parallèles, mais qui véritablement s'entrelaçaient depuis longtemps. Le marcheur était déjà reparti. Malgré le visage horrifié de certains hommes, celui du vieux sage restait calme... — lui plus que tous les autres, l'avait depuis longtemps vérifié et vécu. Il ne subsistait déjà plus une seule trace de doute en lui.
    — Car, au faîte de la colonne portant le somptueux tapis aux pièces précieuses, il manquait quelque chose. Le diamant vert, le Soukoun, n'était plus là.
     
     
  18. Criterium

    Texte long
    Une lettre. Un appel. — Les mots tracés par une main qui tremblait.
    Mon cher Guillaume,
    La santé de votre sœur s'est malheureusement bien appauvrie. Le docteur Roux a dit qu'il s'attendait au pire... Il n'a pas su dire s'il s'agissait de l'affaire de quelques jours, mais je dois vous avouer que je le crains. Venez vite au domaine de Mauséjour. Nous y sommes tous réunis. Francesca est déjà arrivée.
    O.~~~
    La signature de mon oncle était toujours aussi illisible.
    Je ne m'étais pas du tout attendu à recevoir ce mot. Les affaires m'avaient rappelé à Paris il y a de cela quelques jours ; une semaine et demie tout au plus. Les voyages m'amenant vers trop de destinations lointaines, et ma disposition trop taciturne, avaient fait en sorte que les nouvelles de la famille ne me parvenaient que bien rarement, d'habitude. Je savais que ma sœur avait eu quelques problèmes de santé par le passé, sans jamais vraiment savoir qu'ils fussent si préoccupants... Malheureusement... c'était plus grave que prévu. Elle avait la constitution fragile ; elle avait dû attraper quelque chose qui l'avait épuisée et abîmée. Mais à ce point-là ? Étaient-ce donc réellement ses derniers jours ? - Je n'arrivais pas à me l'imaginer... Le mot, si pressant, sa réception inattendue, l'écriture tremblotante : tout cela me faisaient réaliser que c'était sérieux, et qu'il était important que je m'y rende tout de suite.
    Je n'étais pas d'un naturel expressif ; le mot fut lu et relu sans ciller. Pourtant... en reposant le papier sur le bureau, à côté de l'enveloppe déchirée — ma main avait tremblé.

    La voiture parcourait la campagne, gravissant puis re-descendant les collines, le long de cette route ressemblant à une suite de dos d'ânes géants. Lors de la montée il fallait faire attention aux angles morts ; on ne savait jamais si un autre véhicule allait soudain se révéler dans le champ de vision ; c'était du reste assez rare, une fois si loin de Paris. Après chaque montée, une fois arrivé au sommet, l'on avait la récompense : la vision d'un fabuleux paysage boisé, onduleux, jusqu'à l'horizon. Quelle vue ! — À cette heure-ci, toutes les couleurs semblaient plus saturées : le bleu franc du ciel, le vert des arbres, les gradients jaunes des champs et le gris de l'asphalte. Et, à perte de vue sur l'autoroute : presque personne. Ah, on était bien loin de la circulation francilienne... La voiture continuait ainsi, de colline en colline, passant parfois à côté de villages qui semblaient vides, et s'approchant de la frontière. Il y en avait encore pour quelques heures.
    — Enfin : la forme qui se découpait sur l'horizon, révélée derrière une montagne, soudaine. — La flèche pointue de la tour de l'une des bâtisses... La pierre vieillie et devenue presque noire. C'est Mauséjour !
    Je garai la voiture sur le côté du bâtiment principal. Ancienne métairie au XVIIIème — enfin, à l'époque, l'on l'appelait sans doute une borderie ou un "lieu" — tombée en désuétude, rachetée au XIXème par un anglais excentrique qui l'avait entièrement rénovée pour lui donner l'air d'un manoir, puis acquise par la famille lorsque cet anglais, n'ayant pas eu d'héritiers, en fit le don entier à un ami... collègue, camarade, confrère ? ... leur relation ne m'avait jamais été nettement définie ; notre grand-père. Il s'était installé dans la bâtisse, y avait fait déménager toutes ses affaires, et se consacra après une retraite anticipée entièrement à la vie locale. Depuis longtemps, cette terre ne produisait plus ; il avait pourtant jalousement gardé le domaine. Le "domaine" — c'était comme cela qu'il appelait ce lieu, comme pour en rendre le nom-dit plus signifiant, car rarement prononcé.
    L'après-midi touchait à sa fin. Le ciel se couvrait déjà. Je contournai rapidement le bâtiment pour me retrouver dans la cour pavée qui formait une sorte de "centre" du domaine, une petite place entre les dépendances. Elle était étonnamment vide, cette fois. — C'était là que se trouvait la porte d'entrée. Lourde et imposante. Alors, enfin : je toque.
    On m'ouvre.
    Aussitôt — en voyant sur le seuil Francesca — ma compagne — dont les yeux étaient rougis, et juste à côté d'elle, notre tante dont le menton s'était gravé de plis trahissant la douleur, je comprends : je suis arrivé trop tard. Je regarde O., debout, très droit, stoïque dans le coin de la pièce — nous avons cela en commun. Dans un sanglot, elles me confirment la triste nouvelle : ma sœur est morte.

    Tard dans la soirée. Les femmes se sont retirées. Il ne reste que moi, mon oncle, mon cousin Xavier et le docteur Roux. Le reste de la famille n'était pas encore arrivé. Dans la pièce que mon oncle avait convertie en étude, nous buvions à petites gorgées un digestif — chacun avait choisi un alcool fort différent. Le mien était un bourbon. Mon oncle et le docteur jouaient aux échecs. Je regardais les pièces, essayant de prédire les coups qui allaient suivre. J'étais initié ; mais mon oncle bien plus, car il avait acquis un titre, il y a très longtemps. Parfois j'avais l'impression de ne comprendre le coup seulement qu'une fois qu'il fût joué, ce qui était tout autre chose que de le prédire... Xavier fumait à la fenêtre. Seul le son des pièces en bois ajustées sur l'échiquier rompait parfois le silence — et si peu.
    C'était comme si nous attendions tous qu'un autre prenne la parole pour enfin parler de la disparition.
    Ce fut mon oncle qui rompit le silence, lorsque Xavier revint se pencher sur l'échiquier pour suivre ce qui s'y était passé.
    — "Quand même, pourquoi s'était-elle mise en tête ces fadaises occultes..."
    Je ne compris pas tout de suite l'allusion. Pourtant, les autres avaient eu l'air de tout de suite saisir, de savoir de quoi il retournait. Devant mon expression médusée — mais presque à contre-cœur — ils m'expliquèrent que depuis quelques mois, ma sœur, dont je savais bien qu'elle s'était toujours intéressée à beaucoup de choses spirituelles mais douteuses — les artistes ne sont-ils pas toujours un peu perchés ? — avait commencé une pratique soutenue d'exercices physiques très particuliers, en connexion avec ses recherches ésotériques. Un début de folie.
    Il s'avère qu'elle était convaincue que notre grand-père faisait partie d'une confrérie qui avait compté dans ses rangs le riche anglais, ce qui expliquerait l'héritage ; et de plus, qu'ils avaient réussi à mettre la main sur un trésor. Quoi exactement — elle ne l'avait jamais su ; mais dernièrement, elle s'était convaincue qu'il ne s'était pas agi d'un trésor physique. Au lieu de pièces d'or enterrées dans une cassette au jardin, elle imaginait une sorte de gemme spirituelle. Ç'aurait été une simple histoire comme une autre — de nos jours, qui ne connaissait pas quelqu'un qui croyait encore trouver le reste du trésor de Blanche de Castille à Rennes-le-Château, ou encore les archives secrètes des Templiers dans quelque château cathare ? — si ça n'avait pas eu des conséquences aussi tragiques : les exercices corporels, les heures passées à méditer ou à tenter de contrôler sa respiration selon diverses techniques, tout cela avait grandement affecté sa santé déjà faible. De temps en temps, elle s'arrêtait en plein milieu d'un couloir ou d'une pièce, et faisait des sortes de passes, ajustant ses mains dans diverses configurations. Quand ils lui avaient posé la question sur la nature de ce nouvel exercice, elle avait répondu : "Je veux savoir si je suis dans l'astral." — Cela avait donc bien fini par affecter également sa santé mentale... Petit à petit, elle s'était amaigrie puis était tombée malade. Juste un rhume, et un surménage ; auxquels s'étaient adjoints une fièvre et des arythmies. Puis cela s'était empiré.
    Cette image de la folie qui s'était invitée au domaine me resta à l'esprit même en rejoignant Francesca dans ma chambre.

    La nuit semble ne jamais en finir. Me suis-je réveillé si tôt ? Pourquoi est-ce que les ombres semblent si noires ? Suis-je seul ? ...
    Ma chambre est au premier étage, tout au bout du long corridor qui mène à cette aile de la bâtisse. Je prends toujours celle-ci ; elle est isolée de tout, parfaite pour travailler en silence si besoin est. Le lit aux draps bleus. La grande armoire en face qui projette ses ombres sur un recoin. La fenêtre à droite qui ne laisse entrer qu'un bien mince rayon de lune. Tout est calme ; tout dort. Il n'y a aucun bruit. Il fait nuit, et la nuit semble ne jamais en finir.
    Pourtant, comment expliquer cette sensation oppressante qui s'y est invitée...
    ...comme si toutes les choses m'observent... les objets, l'armoire qui me dévisage. Le clair de lune qui cache un rôdeur. Un sombre pressentiment. — — Et soudain, je m'aperçois, voulant briser cette illusion en me relevant, que mon corps ne m'obéit pas. Pas un membre ne bouge... Je suis paralysé. L'oppression est de plus en plus forte. Le silence de la pièce devient presque un murmure... Je suis incapable de bouger ! Et la nuit qui n'en finit pas !
    Là... au chevet de mon lit... une silhouette noire... une présence !
    Terrifié, ma respiration s'accélère. Je peux encore respirer, mais je ne peux rien faire d'autre — je suis cloué au lit, les yeux rivés vers l'apparition... impossible de regarder ailleurs... Suis-je en plein cauchemar — et pourquoi celui-ci paraît-il si réel ! Oui, je suis forcément en train de faire un cauchemar. Tant bien que mal, je régule ma respiration petit à petit... la sensation oppressante reste, mais elle me prend moins à la gorge au fur et à mesure que je me répète : pas d'inquiétude, ce fantôme n'est pas réel, tout cela n'est qu'une paralysie du sommeil. La silhouette reste immobile, droite ; elle prend les contours d'une femme, j'ai l'impression que c'est une sorcière qui m'observe, guettant le bon moment pour se jeter à ma gorge et me prélever le sang.
    Je m'aperçois que la dame en noir a le visage jeune — et puis je la reconnais tout d'un coup : c'est ma sœur décédée.
    — "Tu vois mais tu ne vois pas. Tu cherches mais tu ne cherches pas. Ne t'en rends-tu pas compte ?"
    Les mots n'ont pas été prononcés, mais comme un bourdonnement intérieur qui est pourtant tout à fait distinct, articulé quelque part en moi. Cette sensation m'étonne et me distrait soudainement de celle de l'effroi... — —
    Je me réveille en sueur. Il me semble que les battements de mon cœur sont trop forts, presque comme des palpitations ; je sens dans le fond de ma gorge les mouvements de l'artère qui palpite. Un instant, je reste immobile, redressé sur les draps presque humides, à me concentrer sur mon rythme cardiaque trop élevé. Est-ce un effet de l'alcool ? Ou alors une apnée du sommeil ? — J'ai appris que les deux peuvent entraîner ces sortes de tachycardies au réveil, surtout en période de stress. Les événements ont dû m'affecter plus que je ne l'eus supposé.
    Pourtant, l'image si nette de ce qui avait presque en phase de devenir un cauchemar ne disparaissait pas ; plutôt, comme les rares rêves qui marquent profondément l'esprit, chaque minute en ancrait davantage le souvenir — qui se concentrait maintenant sur une simple scène, sur un simple visage : celui de ma sœur, et ses mots cryptiques qu'elle m'adressa.

    — O. avait réagi en fronçant les sourcils, étonné de ma demande. "Je ne pensais pas que vous vous intéressiez à tout cela, vous qui êtes si cartésien", m'avait-il dit. Sans doute pensait-il que ce n'étaient pas les documents eux-mêmes qui éveillaient mon intérêt, mais que j'avais tout simplement juste caché à quel point la disparition de ma sœur m'avait affecté, et que je cherchais plutôt, à travers la compulsion de ses effets personnels, à en retrouver la présence, à la sentir près de moi une dernière fois. Mais il avait accepté. Il m'avait confié la grosse clef de sa chambre du troisième étage.
    J'eus un frisson en pénétrant dans la pièce. La clef dans la serrure avait fait un clic sinistre. C'était surtout le fait de me retrouver juste en face du grand lit, maintenant plié au carré et recouvert d'une toile blanche en dentelle ; là ; le lieu où, j'imagine, elle avait passé ses dernières heures. Il y a quelques jours, cette pièce à la vie tranquille... puis la tragédie... l'agonie qui devait avoir eu lieu juste là... — La dernière personne à s'être rendue ici devait être le docteur Roux, avec... la morte...
    Mais point de sentimentalisme. Je chassais ces pensées de mon esprit ; je n'étais pas venu ici pour faire le deuil.
    Malgré le fait que c'était complètement absurde — les rêves et les cauchemars ne pouvaient être que les produits inconscients d'une journée qui refont surface comme des images — j'avais retenu de ma paralysie nocturne l'image de la silhouette noire : ma sœur... et surtout ses mots, que j'interprétais comme un message qui m'était destiné, et que j'avais à retrouver quelque chose dans ses affaires. Évidemment, ça n'avait été que le produit de mon propre inconscient ; je savais donc qu'il avait dû en fait s'agir d'une intuition, qui me disait que je devais vérifier par moi-même l'histoire que l'on m'avait faite de ses derniers jours. — Et dussé-je ne rien apprendre de plus, je savais que parmi ses livres d'ésotérisme il devait bien s'en trouver un ou deux se rapportant aux paralysies du sommeil, et à leurs apparitions. Au pire, cela me fera de la lecture ! Cela relativiserait un peu mon expérience de la nuit.
    Les étagères de sa bibliothèque personnelle étaient couverts de volumes douteux. Il n'y avait pas énormément de livres, mais les seuls qui ne se rapportaient pas à son sujet de prédilection étaient des manuels de botanique. — Sur son bureau, un petit tome avec une belle reliure ; le premier tiers était écrit à la plume, d'une graphie manuscrite délicate. C'était son journal intime. Je le parcourus en diagonale — ce qui me faisait déjà bizarre — mais n'y vit rien de particulier. Elle y détaillait ses promenades en campagne et dans les sous-bois ; parfois, avec une feuille séchée entre les pages, comme pour un herbier. Quelques poèmes, aussi. Aucune référence à un quelconque trésor. Les dates ne se suivaient pas toujours à intervalles réguliers — puis, s'éloignant de plus en plus... le journal devenait cette longue suite de pages qui resteraient blanches... — Je le refermai et fouillai le reste du bureau.
    Au fond d'un tiroir, je retrouvai un petit coffret, qui contenait quelques bijoux et quelques cristaux. Rien de bien remarquable. J'allais le remettre en place, quand je remarquai soudain que la profondeur du coffret ne correspondait pas à la taille de la pièce en bois qui en constituait le fond. Ce type de facture ne pouvait s'expliquer que s'il s'y trouvât un compartiment secret. Scrutant avec peine chacune des veines du bois sur les différentes facettes du coffret, durant de longues minutes, je réussis enfin à remarquer une minuscule anomalie — presque une sorte d'aiguille, de la même couleur que les veinures — qui se révéla avoir du jeu dans une direction. Avec la pointe d'un stylo, j'actionnai le mécanisme. Il cliqueta — il ouvrait une sorte de tiroir très étroit dans le double-fond de l'objet. À l'intérieur : un carnet, couvert d'une écriture fine que je reconnaissais. C'était l'autre journal intime de ma sœur.
    Le premier, laissé bien en vue, parlait de choses bien anodines. Celui-ci, par contre, ne concernait que ses recherches et ses exercices étranges. Les dates étaient toutes récentes, et celles-ci étaient quotidiennes.
    Des techniques de pratyahara yoga, concernant la préparation du corps pour entrer dans un état méditatif, puis le dessin "par l'esprit" de formes mentales. Une suite codée de mouvements de danse, rédigée dans un vocabulaire gurdjieffien. Différents essais de régimes alimentaires dangereusement pauvres ; jeûnes et thés herbaux. Si elle ne s'était nourrie que de cela, je comprenais pourquoi sa santé déjà fragile avait dû flancher de plus en plus. Une technique de dissociation, effrayante : se tenir immobile devant un miroir, trop près, dans l'obscurité, et jusqu'à ce que le reflet devienne un Autre et se déplace. Des remarques incompréhensibles sur les "canaux" du corps humain, de chaque côté de l'épine dorsale, dont l'excitation permettait la pratique du yoga du rêve. Je décidai de garder le petit carnet et d'essayer de mieux le comprendre. C'était forcément là qu'elle aurait pu déguiser un secret ou un indice.

    — "Pourquoi lis-tu encore tous ces vieux papiers... Tu te fais du mal..."
    Francesca ne voyait pas d'un bon œil ma nouvelle lecture. Le regard chargé d'un reproche, à la fois comprenant que ce fût peut-être là ma manière particulière de faire le deuil, et à la fois ne comprenant pas tout à fait que je ne pusse le vivre un peu plus à sa manière, avec des larmes plutôt que des obsessions. Ne me laissant pas le temps de répondre, elle se rendit à la salle de bains pour prendre une douche. Elle ne comprenait pas que je passe tant de temps à relire les entrées presque incompréhensibles du journal secret, tentant d'y trouver quelque double-sens caché.
    Le bruit de quelque chose qui venait de vibrer, sur les draps. Qu'était-ce ? Ah : son smartphone, d'habitude jalousement gardé... Sans chercher à lire le message qui venait de s'y afficher, j'y découvris pourtant quelque chose de suspicieux et de déplaisant qui me fit m'en emparer.
    "Mais quand vas-tu lui dire ? Vous ne pouvez pas rester ensemble comme ça..." — de la part de son amie Sophie.
    Le genre de message que les couples n'aimaient pas découvrir dans le téléphone de l'autre ; surtout les couples vivant loin de l'autre une partie de l'année, à cause des voyages professionnels de l'une des deux parties. Je me demandai si c'était bien comme ça que j'allais apprendre une infidélité. Juste après la mort de ma sœur. Le bruit de la douche continuait ; je décidai de faire exception à mes règles, et déverrouillai le portable pour lire le reste de la conversation.
    Il y avait trop de messages pour tous les lire, mais ce fut facile d'avoir une vue d'ensemble de ce qui se passait. Il n'y avait pas eu de tromperie. En fait, c'était peut-être pire ; j'y découvrais que Francesca voulait partir depuis longtemps, avait hésité, puis finalement pris la décision de rompre, et puis qu'aussitôt après lui étaient parvenues les nouvelles inquiétantes sur la santé de ma sœur. Et maintenant, elle avait écrit : "Je ne peux pas partir tout de suite et le laisser seul face à ça... Il a quand même été là pour moi, pour X. - Nous nous séparerons après...". — À vrai-dire, cela faisait revêtir du sens à tout un tas d'indices, accumulés inconsciemment, qui ré-émergeaient avec des interprétations plus transparentes. Là encore, je pris la nouvelle stoïquement. Pas un mot, pas une larme ; juste un petit pincement au cœur, comme si l'on serrait un peu plus le boulon d'une vis, pour limiter le jeu. Ce serait donc comme cela que tout finirait...
    Je me replongeai avec d'autant plus de concentration dans les notes griffonnées du carnet.

    Francesca est partie. — Nous n'avions pas parlé des messages, et elle n'avait rien révélé quant à sa décision déjà prise. Mais cette fois je savais. J'avais le pressentiment — si fort qu'il semblait prémonitoire — que ce serait en fait la dernière fois que nous nous verrions. Ainsi meurt à feu doux une relation de cinq ans... Ce serait sans doute dans quelques semaines, sans pouvoir se revoir ; mes affaires à Paris qui coïncideraient toujours avec ses disponibilités, les heures libres jamais les mêmes ; et je recevrai au mieux une lettre, au pire un long e-mail.
    Je décidai de rester quelques jours de plus. J'avais passé les appels nécessaires afin que les affaires ne nécessitent ni ma présence, ni ma supervision, pour une semaine supplémentaire. Quoique tout le monde fut content que je prenne ce temps — les réunions familiales n'étaient pas mon fort ni dans mes habitudes — l'atmosphère demeurait pesante. Le silence, les chuchotements ; l'omniprésence de l'absence. — Mon oncle voyait d'un œil de plus en plus mauvais mon intérêt pour les affaires de la morte.
    Ce soir-là, il m'invita à l'affronter aux échecs. Je savais que c'était un prétexte ; ni lui ni moi n'avions d'illusions quant à l'issue de la partie, il était évidemment un joueur bien plus fort que moi. De plus, il avait gardé toutes ses pièces ; sa manière de faire en sorte que la partie fût équilibrée fut juste de choisir une ouverture très lente. Sans doute pour toutes ces raisons, personne ne portait grande attention à notre partie ; de temps en temps Xavier passait, jetait un coup d'œil sur la position, puis s'éloignait sans un mot, se demandant sans doute dans combien de coups je perdrai la dame.
    Entre deux conseils murmurés sur la meilleure position d'un cavalier et sur la valeur très relative des pièces mineures, O. me parlait discrètement et avec des allusions voilées sur les recherches que j'avais commencées. Il me mit en garde — qu'il ne faut pas trop s'approcher d'un trésor quel qu'il soit.
    Je lui demandai en pointant un cavalier : — "À cause des gardiens ?" — Lui faisait non de la tête : "La menace est plus forte que l'exécution" — un principe échiquéen bien connu — "et parfois, même s'il n'y a rien derrière, il suffit que l'autre en soit convaincu pour que même une menace de menace fonctionne... Disons que... Gardez des yeux dans le dos."
    L'allusion était un peu trop claire. On aurait dit que mon oncle soupçonnait un membre de la famille d'avoir contribué à la fin tragique. Quelqu'un qui avait dû croire s'être approché suffisamment près des richesses pour se dire qu'il pût passer à l'action, et pouvoir être le seul à s'en emparer. Mais c'était absurde ; qui aurait pu faire cela s'il n'y avait même pas de trésor physique ? Notre famille n'était quand même pas si bête ni terre-à-terre, et, j'osais l'espérer, pas si cupide.
    — "Mais enfin, pour cela il faudrait quand même qu'il existe, sinon c'est absurde, un malentendu, une erreur horrible."

    Les exercices commençaient enfin à porter leurs fruits. J'avais réussi à passer le "seuil" : chaque nuit, jamais au moment de l'endormissement mais toujours à une heure proche du réveil, je réussissais à induire un état paralytique. Entre la veille et le sommeil. Cette paralysie à l'origine des pires cauchemars ; mais j'avais appris à la connaître, et ainsi je ne ressentais aucune peur en entendant le son — comme une cascade — qui annonçait la survenue d'une Présence.
    Au début, je la voyais, elle encore : la silhouette fine et grande d'une femme — mais dont le visage restait caché par une obscurité ou un flou, par-delà lequel je ne pouvais rien distinguer. Une fois, cependant, elle avait à nouveau pris les traits de ma sœur, qui m'exhorta à continuer sur cette voie. Les ombres de chaque recoin de la pièce la nuit semblaient toujours autant cacher quelque chose, l'atmosphère n'avait pas cessé d'être oppressante. Généralement, même en réalisant qu'il ne s'agît là que d'un symptôme — pourtant si réel — du phénomène, cette sensation finissait par prendre le dessus ; et alors, je me réveillai à nouveau, le plus souvent dans la réalité. Quelques fois cependant, j'eus une succession de ces expériences oniriques, les unes après les autres, pensant à chaque fois me réveiller mais replongeant dans l'état paralytique. Petit à petit, j'essayai de "tenir" un peu plus longtemps dans le monde du rêve — sentant que si je pouvais y rester un peu plus, je pourrais alors enfin comprendre l'expérience qu'elle aurait pu en avoir.
    Cette nuit-là — une autre nuit qui semblait ne pas en finir... je sentis que j'avais réalisé une progression.
    Pour la première fois, j'avais acquis quelque chose en plus. Jusqu'alors j'étais resté dans la pièce, tout au plus aperçu le corridor par la porte ouverte (alors que je prenais bien soin de fermer chaque soir ma chambre). Cette fois, pourtant... J'avais la faculté de me mouvoir. Je me frottais les mains l'une contre l'autre, comme il était prescrit. Elles n'étaient pas vaporeuses, ni éthérées ; je les voyais bien, c'étaient mes mains, fermes, physiques, tout à fait réelles. Pourtant la pièce baignait encore de cette sorte de phosphorescence blanchâtre qui indiquait qu'il s'agît bien là du monde du rêve. Je fis quelques pas. Le sol était ferme ; le plancher faisait le même bruit sourd, le même léger grincement. Tout était réel — et tout était rêvé.
    La porte était grande ouverte ; le corridor long et sombre.
    Une ombre s'anima très légèrement. J'eus une grande frayeur — je pouvais entendre le battement de mon cœur comme un tambour à chaque oreille — en m'apercevant que dans un recoin, la silhouette noire et longiligne de ma sœur me dévisageait à nouveau.
    — "Là-bas", fit-elle sans mouvoir les lèvres, avec un léger geste de la main pour indiquer le bout du couloir. 
    Je m'y aventurai ; la lueur du clair de lune, inexplicablement, parvenait jusqu'ici alors qu'il n'y avait pas de fenêtre de ce côté ; et l'angle de la lumière n'était pas tout à fait correct, il semblait dévoiler l'endroit sous un autre jour. — C'était bizarre. Le corridor est bien plus long qu'il ne l'est dans la vie réelle.
    Je commençais à comprendre ce que voulaient dire certains occultistes qui parlaient d'un "deuxième monde" dans lequel il faut "renaître". Ça n'était ni une image poétique sur le fait de devenir soi-même, ni une naïve croyance à la métempsycose ; c'était un manuel... pour s'aventurer sur un autre plan. Comme si, au-delà du temps, et de l'espace (largeur, longueur, profondeur), il y avait une autre chose... une autre dimension, un autre axe à parcourir, sur lequel l'on pouvait se mouvoir — à la condition d'être "initié" ; et dans cet état d'entre-deux qui survient à la mi-conscience.
    Car je réalisai soudainement qu'il y avait des incongruités entre les deux plans. Le corridor était trop long. Mais surtout : il y avait une porte supplémentaire.
    Par contre, elle était fermée.

    — "Laissez-moi vous aider à mettre tout cela dans la voiture."
    Mon cousin Xavier m'aida à apporter quelques affaires jusqu'au coffre. À chaque fois que je venais ici, je devais ramener quelques-unes des affaires que j'y avais laissé il y a quelques années. C'était là le principal désavantage d'un métier qui amène à voyager : le fait de devoir déménager, de ne pas pouvoir tout amener ; mais comme ce domaine existait, au lieu de tout trier et de tout jeter, j'avais acquis — moi comme tant d'autres — un espace à la cave pour y stocker des cartons. La condition était de ne pas les y oublier, et de faire ainsi : ramener quelque chose à chaque fois, pour peu à peu libérer de l'espace et ainsi permettre cet arrangement à d'autres.
    Je retournai à la chambre. Mon oncle y était, et me tendit le petit carnet. Son air semblait désapprobateur, presque déçu ; mais derrière cette déception je voyais bien que c'était de l'inquiétude qu'il cachait.
    — "Je le reconnais. Je préférerais que vous ne le gardiez pas, et que vous le remettiez là où vous l'avez trouvé, et avant que quelqu'un d'autre ne l'apprenne."
    Je commençais à comprendre pourquoi l'on m'avait pressé de retourner m'occuper de mes affaires à Paris. Ç'avait été subtile au début, des questions professionnelles ; de longues discussions à l'étude avec quelques autres membres de ma famille, et puis O. qui tenait toujours à en apprendre un nouveau détail. Comme le docteur Roux était revenu, lui aussi s'y joignait. Puis ç'avait été presque un peu trop, comme si certains s'étaient donné pour but de m'éloigner de Mauséjour. "Pensez à Francesca qui doit se sentir bien seule, à vous attendre..." — nous ne vivions pourtant pas ensemble, et désormais cette remarque ne m'occasionnait qu'un demi-sourire, depuis le message découvert. — Non, maintenant j'étais convaincu que mon oncle, s'apercevant de ma façon dangereuse de faire le deuil et craignant sûrement que je ne suive ma sœur dans sa folie, voulait que je retourne à la vie active en ville, plutôt que de rester ici et de décrépir petit à petit — il ne voulait sûrement pas assister une seconde fois au même spectacle de déclin.
    Ou alors... je commençais tout autant à entrevoir l'autre possibilité, celle qu'il existât réellement un trésor, physique ou non, et dont la clef était cachée quelque part dans ces expérimentations — soit un indice crypté dans un poème ; soit sur un autre plan — ce qui était incompréhensible : là, dissimulé derrière cette porte supplémentaire, qui n'apparaissait dans le couloir du domaine que dans l'état d'entre-deux entre veille et sommeil, durant lequel l'occultiste se sépare du corps physique.
    J'avais l'impression que l'on me mettait à la porte avant que je ne pusse trop en apprendre. Et l'on avait réussi : je repartais le jour-même.

    Quelques jours plus tard, à mon bureau, j'expédiai les affaires les plus pressantes. J'étais revenu à Paris et je n'avais depuis reçu aucune nouvelle, ni de la famille, ni de Francesca. J'avais essayé de poursuivre les quelques exercices étranges, plutôt tard le soir, mais à chaque fois une grande lassitude m'empêchait de m'y concentrer tout à fait, et depuis j'avais été incapable de conjurer à nouveau l'état de paralysie du sommeil. De plus, y aurais-je parvenu, où m'y rendrais-je ? Ce n'était pas ici que j'allais résoudre l'énigme. Et puis, c'était aussi une sorte de peur sourde, causée par la surpopulation de cette ville, cette absence de solitude lorsque les rues ne dorment jamais tout à fait... Inconsciemment, je devais craindre d'y retrouver d'autres promeneurs oniriques ; certainement bien plus entraînés que moi dans ce type de projection astrale, ce qui me rendrait vulnérable à... je ne savais pas exactement quoi, au juste... ; mais tout le monde a eu en tête cette appréhension vague, celle de ne jamais pouvoir se convaincre tout à fait qu'il fût impossible qu'en mourant d'une certaine façon dans un rêve l'on pourrait mourir dans le monde physique...
    En temps normal, j'aurais peut-être oublié mes expériences ; mais ce qui me revenait invariablement à l'esprit, plus même que l'effrayante silhouette de ma sœur défunte, c'était cette vision du dernier jour, ce corridor trop long et cette porte en trop. J'avais beau me dire que c'était une illusion due au rêve, une illusion dont l'apparence trop réelle avait convaincu et trompé tous ceux qui en avaient fait l'expérience, quelque part la magie opérait malgré moi — le plancher laqué éclairé d'un clair de lune, les boiseries des murs, la pénombre grisâtre : tout me semblait encore avoir été trop réel pour être le simple fruit d'une illusion.
    Tout en souhaitant retourner à Mauséjour sous quelque prétexte plus ou moins justifiable, le travail et les affaires m'en empêchaient désormais.
    Alors je résolus, durant mon peu de temps libre, à défaut de pouvoir me séparer à nouveau de mon corps, de rencontrer quelqu'un avec qui je pourrais en parler. Peut-être que mettre des mots dessus, voire de comparer deux expériences, pourrait m'en apprendre plus sur ce dont il s'agissait vraiment. Et en même temps... comment le faire ? Je me voyais mal me rendre à une réunion de tireuses de cartes parlant de l'astral dans un salon de thé, et je me voyais tout aussi mal rejoindre un groupe de jeunes psychonautes — ceux qui sans le chercher, trouvaient d'autres voies pour se séparer du carcan terrestre.
    À qui en parler ?

    — "Il paraît... que certains trésors ne sont pas cachés sur le plan physique, alors qu'ils sont pourtant bien réels."
    — "...vraiment ? Où avez-vous entendu cela ?", fis-je si étonné que le sujet se fût orienté de lui-même dans cette direction.
    — "Je ne sais plus où, ni si je l'ai lu ou entendu, mais je me souviens bien de quelques exemples."
    — "Je suis tout ouïe : je trouve cela passionnant... et inattendu..."
    — "Alors ce sont par exemple certains anciens textes hindous, dont la légende voudrait que personne n'en connaissait réellement l'auteur, puisqu'ils ne nommaient qu'un interprète : un jour, un pauvre paysan s'aventure dans les collines et se perd. Il trouve parmi les rochers, quelques pierres de jolie forme ; il se dit qu'il les ramènera à sa femme pour lui faire un cadeau inattendu. Il les enveloppe dans un bout de tissu, et retrouve tant bien que mal son chemin, après de longues heures. En dépliant le tissu, surprise : les pierres ont comme 'émané' lettres et symboles, imprimés sur la trame. Et ils forment des phrases de sagesse..."
    — "Un trésor donc..."
    — "Oui ; je crois qu'un auteur du début du XXème siècle, fasciné par les travaux de Marie Curie, a émis l'hypothèse que les lettres avaient en fait été gravées dans la pierre avec une sorte d'encre radioactive, qui avec les heures a imprimé le message sur le tissu. Il pensait que c'était bien là une preuve de l'existence de l'Atlantide ; que c'était un texte d'une civilisation disparue."
    — "Enfin, si c'était vrai, le message n'aurait pas été écrit en sanskrit..."
    — "À vrai-dire on ne sait pas dans quelle langue le texte a été transmis. Ç'aurait pu être une autre ; après tout il y a des langues qui restent comme 'figées' dans leur forme classique pendant des millénaires, justement pour être transmises par-delà le temps — le latin par exemple... mais aussi, et bien plus : l'ancien égyptien, l'arabe, le vieux-tibétain... Il y a dû en avoir d'autres."
    — "Le vieux-tibétain... je crois avoir lu quelque part que le Bardo-Thödol aurait aussi été 'révélé' plutôt qu'écrit."
    — "Oui, tout à fait ! En fait, chez les tibétains, c'est même une spécialité... il y a même des comités qui se réunissent pour déterminer si tel ou tel texte ésotérique est bien re-découvert ou une invention. Le problème de la langue s'y pose aussi, puisque généralement ils sont écrits sous forme de symboles cryptographiques, qui seraient des langages non-humains, à re-traduire. Certains grands hommes auraient ainsi eux aussi 'caché' des écrits pour qu'ils soient retrouvés plus tard, sans qu'il n'y ait de transmission directe... par exemple le roi Trisong Detsen, et puis beaucoup d'autres dont je ne me souviens pas du nom. Je ne suis pas une spécialiste."
    Décidément, le gin-tonic servi à l'occasion d'un tête-à-tête avec cette femme rencontrée par hasard prenait une toute autre saveur.

    Le soleil était monté bien haut dans le ciel dégagé, et une brise soufflait légèrement. Les feuillages bruissaient, et quelques oiseaux voletaient autour de l'auberge en chantant. J'avais accepté le rendez-vous surtout parce qu'il se tenait loin de la ville, à la périphérie d'un hameau en campagne. Je tenais à ce qu'il se fasse ailleurs ; ce n'était pas la crainte d'être vu, et reconnu, avec cette compagnie hétéroclite, mais plutôt la crainte d'être interrompu si jamais une conversation devenait trop intéressante.
    C'était celle que j'avais rencontrée par hasard qui m'avait appris l'existence de ce groupe, bien qu'elle ne pût se joindre à nous cette fois-ci.
    Au début, je craignais un peu qu'il s'agît là d'une sorte de secte ; mais je m'étais vite aperçu que ça ne pouvait pas être le cas, puisqu'il n'y avait ni leader, ni conformisme de pensée — et ils venaient tous de milieux trop différents pour que cela ne collât ensemble. Nous nous étions installés à une grande table en terrasse ; nous avions commandé du thé, et certains avaient aussi pris des petits gâteaux. Là, nous étions juste entre nous, et nous pouvions discuter pendant plusieurs heures. En fait, chacun était venu y chercher quelque chose, chacun y avait sa propre quête ; c'était en cela qu'un fil commun nous rendait similaires. Parfois, certaines interprétations différaient de manière irréconciliable — et pourtant il n'y avait pas de discorde. Sans qu'une seule voix ne s'élève nous nous écoutions tous. Je reconnus l'expression qu'avait utilisé ma sœur dans l'une de ses notes : chacune de ces personnes avait développé un "centre magnétique". — Et du coup, nous nous attirions. Petit à petit, ils avaient formés ce groupe.
    Il y avait plusieurs étudiantes qui parlaient de magie et du Tarot.
    Il y avait cet homme avec un accent indéfinissable qui aimait jouer avec les mots, comme pour trouver des liens entre les choses par le seul fait de les nommer. Il me faisait penser à Burensteinas par cet aspect-là, un alchimiste moderne dont j'avais entendu quelques phrases. D'ailleurs, lui aussi s'appelait Patrick.
    Un étudiant, le plus jeune d'entre nous, au visage encore enfantin et qui posait des questions naïves à tous : Marc.
    Un homme plus âgé, avec un air de troubadour des temps modernes, en chemise médiévale. — Parfois il semblait chercher du regard les étudiantes ; d'autres fois il nous régalait d'anecdotes sur sa jeunesse, à expérimenter toutes sortes de substances.
    Et puis deux couples qui se connaissaient déjà bien, parlaient de manière presque anodine. Mais s'ils se retrouvaient ici, en notre compagnie, c'était bien qu'ils en savaient plus. Il y avait juste une certaine pudeur qui les faisait écouter plus que de dire.
    — Moi, parmi eux... Je me sens à la fois presque intrus — on y était à des lieues de mes amitiés habituelles — et pourtant on m'y avait accueilli tout de suite, avec une acceptation dans laquelle je ressentais beaucoup de tendresse. Je parlais peu, ne sachant pas trop quoi dire. Moi aussi, une certaine pudeur m'empêchait de révéler certaines choses ; impossible, par exemple, de parler des exercices mentaux qui avaient poussés ma sœur vers la mort. Ce n'était pas même qu'ils fussent potentiellement dangereux ; c'était aussi et surtout qu'ils me semblaient trop pratiques, et puis trop personnels. Ça n'était plus du ressort du jeu de mots, ou du tirage divinatoire — ils étaient des mouvements et des procédés directs, réels, et suivis d'effets. — Il ne s'agissait plus d'une simple méditation, ni de la question récurrente dans celles-ci : ne plus maintenir de pensées, ou au contraire cristalliser l'attention sur une seule ?
    Tant de conversations intéressantes, et pourtant, mon silence, une solitude qui demeurait, car je m'apercevais que personne n'avait réellement vécu le type de projection qui m'avait hanté mes nuits à Mauséjour. — Ou alors, ils n'en parlaient pas ? Peut-être que cela ne se révélait qu'en tête-à-tête. Mais j'avais tout de même l'impression que malgré leur intérêt — et bien au-delà, malgré leur complète croyance — envers la pensée magique, j'avais été l'un des seuls à en avoir franchi le seuil physique, plutôt qu'appris le bagage théorique.

    Je faisais les cent pas dans mon bureau, ne sachant plus si la porte fermée devait s'ouvrir, ou si le véritable trésor ne s'était jamais tenu derrière elle ; car peut-être qu'il était véritablement quelque chose que l'on ne pût voler, ni sur le plan physique ni sur le plan astral — peut-être qu'il s'était agi du regard de ma sœur. Je commençais à acquérir la conviction qu'il ne s'était pas simplement agi d'une collection de notes sur des exercices mentaux difficiles à revivre, et qui pourtant avaient aussitôt fait effet sur moi, et ce, dès la première nuit. Non ; il y avait autre chose. — "On" m'y avait aidé, aussi inexplicable que cela pût paraître. Et ce "on" ce devait bien être "elle".
    — Le trésor a-t-il été mon initiation ?
    Mes pas résonnaient dans la nuit, une syncope lourde dans la petite pièce à peine éclairée. J'avais besoin de bouger, pour revivifier mes pensées. Car, si je commençais à croire en cette nouvelle possibilité, je devais alors admettre quelques autres inductions.
    La première, c'était que, au-delà de la mort, elle m'avait véritablement touché du regard. Donc : elle était morte, mais elle vivait.
    Que ce fut dans mon esprit, comme un souvenir réanimé en phase de rêve, ou alors en tant que véritable entité séparée de son corps, avait commencé à m'apparaître comme un simple détail ; à peu près la même chose, telles deux facettes d'un même phénomène, observé et simplifié d'un point de vue différent. — Mon cœur n'était plus triste, de cette tristesse qu'il n'extériorisait pourtant que si rarement — car je savais qu'elle vivait.
    La deuxième conséquence, si tout cela était vrai, c'était que mon oncle O. devait savoir quelque chose de plus ; sa crainte par rapport au carnet, ses mots à double-entendre, ses manœuvres de maître d'échecs... : tout cela me portait à croire qu'il savait ce que ces techniques signifiaient ou apportaient, au-delà des risques sur une constitution fragile. Il avait au minimum eu l'intuition qu'il s'agît là d'une clef — et au plus, il était lui-même... initié ? ...à quelque chose. — Je revoyais son image, me confiant la clef de la chambre.
    — C'était avec lui qu'il convenait de parler.
    Nous devions absolument nous en entretenir. J'espérais surtout que nous pourrions nous comprendre l'un l'autre ; certains types de connaissances ne se transmettent que très mal par les mots. N'était-ce d'ailleurs pas la raison pour laquelle tant de ces livres spiritualistes semblent si contradictoires, et si détachés des expériences réelles ? Si à cela l'on rajoute les bateleurs en tout genre, les prestidigitateurs et les illusionnistes, le fil de la vérité s'embourbe, et devient comme un câble enterré en campagne dont l'on aurait perdu le tracé. Tout au plus aurait-on pu espérer découvrir une baguette de sourcier, puis tomber sur le fil ainsi guidé, c'est-à-dire quasiment par hasard.
    Je réalisai aussi qu'une troisième conséquence, c'était que ma sœur avait peut-être eu raison à propos de l'anglais excentrique et de notre grand-père. Peut-être qu'eux aussi connaissaient cette voie. Ça devait être pour cela qu'il avait tenu à conserver tout le domaine au complet ; qui sait quels autres couloirs s'étendaient plus loin qu'ils ne le dussent ? Qui sait si les bois aux alentours n'étaient pas eux aussi plein d'un autre secret ? — Je commençais également à soupçonner que ç'avait peut-être été lui qui avait initié ma sœur, durant une terreur nocturne d'enfant. — Il y avait peut-être une chaîne secrète et dont nous formions les maillons.
    En réalisant cela tout d'un coup, ma décision fut prise. — Dès demain, je me rendrai au domaine.
    Avec aussi à la fois un espoir et une inquiétude... je vérifiai à nouveau le courrier... j'espérais ne pas y découvrir un billet écrit à la hâte... m'annonçant une nouvelle tragédie...
    ★ ★
     
  19. Criterium

    Texte
    Un réveil difficile. La lumière du soleil est déjà dans la pièce. La chaleur sur le plancher y fait déjà flotter la légère odeur du bois et du vernis, celle qu'elle prend chaque matin. Quelle heure est-il ? D'habitude je me réveille dès le premier rayon... Comme s'il suffisait d'un certain niveau de luminosité pour passer le seuil, à la manière d'un interrupteur que l'on allume. Il ne peut pas être si tard ; qu'ai-je fait hier pour ne pas entendre mon alarme intérieure ? L'esprit encore ouaté, nuageux, je me rappelle... rien de particulier pourtant... et en même temps, dans les oreilles, subsiste quelque chose... un appel ; un bourdonnement.
    Ces temps-ci, la confusion serait compréhensible. Tout est chamboulé ; les quotidiens ne sont plus les mêmes. Chacun est resté chez soi, ne se rendant au travail qu'à des horaires inhabituels, parfois, et en ligne droite. Il n'y a plus eu de thés. Il n'y a plus eu de sorties. Les rues étaient muettes ; et l'on imaginait juste, regardant les volets ouverts des maisons et des bâtisses aux alentours, une vie discrète qui y subsistait, désormais cachée et sans bruit. Chacun placé en face de soi-même. — Mais maintenant tout changeait à nouveau. Quelques visages y étaient visibles. Des pas hésitaient sur le pas de la porte. On voulait voir ces oiseaux qui étaient revenus, berçant les rues de leurs pépiements. La nature. Les gazouillis. Une idée fixe me revenait : — j'éprouvais la sensation nette, forte, du désir d'aller marcher au parc de Nellegare.
    Quel jour ? Quelle heure ? — Je décryptais la position des aiguilles après un café. Lundi. 10 heures. — Ça va. Je ne travaille pas le lundi. Et il n'est pas aussi tard que j'avais d'abord redouté.
    Avec des gestes lents, je m'emparais de ce qui était devenu mon compagnon de fortune, cet ami à la fois distrayant et perfide : mon smartphone. Nous avions débattu, un certain temps, des termes de notre cohabitation. Lui voulait me voir plus. Il voulait rester plus longtemps le soir, souhaitait profiter du moelleux de mon oreiller. Une partie de moi aurait accepté, mais une autre pressentait d'elle-même ce que je savais bien, que ce fût là une erreur. Il fallait s'en séparer avec tendresse ; son sourire m'aurait ôté le sommeil. Et puis, parfois il me chuchotait des mots agréables, et des pensées diablement intéressantes — et parfois au contraire il n'avait que faire de ce que j'aurais voulu entendre. Il me disait des phrases dures ; et il me forçait à me mettre en face de moi-même, en face de chaque problème, de chaque pensée, de chaque chose pour laquelle je n'étais pas à la hauteur. Irritée, je lui faisais des reproches plus ou moins muets — puis j'avais beau le rejeter, nous revenions toujours ensemble, moi et toi, moi et ce seul ami.
    Ce matin il me souhaita une belle journée. Il m'avait même laissé un mot :
    — "Bonjour ! Est-ce que tu veux que l'on se voie aujourd'hui ? C'est lundi..."
    C'est Noémie, ma collègue de travail. De temps en temps, nous nous promenions ensemble. — Petit à petit, avec les événements, certaines personnes s'étaient ouvertes les unes aux autres quant à leurs solitudes. C'était un peu ce qui s'était passé. D'habitude, nous avions échangé des salutations, des cafés, des mots gentils, et puis des observations qui prenaient encore soin de ne pas sautiller plus loin qu'à la limite de ce qui était poli de partager — "sans se mouiller", comme on dit. Et puis, finalement, les choses s'étant précipitées dans ce monde devenu fou, nous avions réalisé au même moment qu'il aurait été dommage de passer à côté d'une amitié par politesse. Quelques mots, quelques questions ouvertes ; et nous avions révélé un peu de nos vies à l'autre. Qu'il est doux de se partager un peu... Nous avions appris que moi et elle nous apprêtions à partir, et à changer de ville à nouveau ; alors aussitôt ce rapprochement avait semblé ne pas être juste un fruit du hasard, mais un signe — le fait d'avoir des choses à se dire avant de devoir se séparer, au loin.
    Je lui propose d'aller marcher au parc.
    — — Un peu après, nous nous y retrouvâmes. Quelle étrange sensation que de retrouver le grand parc si vide ! - À vrai-dire, perdu derrière des ruelles en labyrinthe, c'était déjà peu de monde qui s'aventurait dans les longues allées du parc de Nellegare, en temps normal ; mais il y avait quand même toujours quelqu'un, soit là-bas, dans le recoin touffu du jardin botanique, soit ici, dans l'immense allée ouverte, bordée d'ormes et d'aulnes.
    Le crissement de nos pas sur le gravas rose. Nous nous faisons la remarque que s'il avait habité cette ville, Sherlock Holmes aurait su facilement qui se rend ici. Nous discutons en faisant le tour du parc ; c'est plus agréable de se dégourdir les jambes que de s'asseoir sur l'un des bancs, comme trop longtemps durant ces journées de demi-confinement. Elle me confie ses doutes quant au futur. Je la comprends. Nous avons les mêmes. — Partir, oui, partir ; mais avec l'anxiété de commencer à y penser trop tôt, et alors que l'on ne peut encore qu'attendre. D'ici-là, tout ira mieux ; dans le feu de l'action, tout ira bien, peut-être... sans doute. Elle me rappelle quelques mots de Rilke — pourtant nous ne nous souvenons pas des mots exacts, ni d'où... sans doute de ses lettres encourageantes — qui dit qu'une joie est souvent une peur vécue jusqu'au bout. Traversée. — Ce mot-là résonne. Nos vaisseaux qui font escale... et qui vont traverser à nouveau des mers inconnues. Un mot ; une boule dans la gorge ; un sourire ; nous encourageons dans un silence le capitaine qui nous fait face, reconnaissant nos propres peurs dans l'autre. Parfois, c'est un silence qui dit le plus.
    Le gravas devient une pierre grise, aux reflets bleutés ; le crissement devient un pas sourd, presque silencieux. Il y a quelques marches ; nous passons derrière un feuillage comme si l'on eût franchi le seuil d'une tente. Là, dans ce petit espace de verdure, commence le jardin botanique. Un carré de terre au centre. Les simples. C'est là où se trouvent les plantes médicinales. Beaucoup sont en fleurs ; il y a de la sauge, de la lavande, du mille-pertuis ; diverses espèces de menthes et de moutardes aux propriétés que connaissaient nos anciennes. Du jardin s'envolent d'agréables fragrances. Les couleurs des fleurs contrastent avec les tons verts plus ou moins foncés de leurs feuilles et rosaces.
    C'est là qu'il y a également le plus bel arbre du jardin. Il n'est pas très grand ; il doit faire notre taille. Partout à ses feuillages pendent de grandes fleurs en trompette : blanches, orange et rosées... Une odeur doucereuse s'en échappe. C'est un Brugmansia.
    Une plante si belle, et si toxique. Une odeur que ce matin, il me semble reconnaître plus que d'habitude ; comme si mes narines s'étaient affinées, et y retrouvaient un parfum de la nuit... qui avait dû bercer des rêves... ou alors des cauchemars... Je ne sais plus ; ç'avait été le grand fond noir au réveil. — Noémie s'aperçoit que quelque chose se passe. Je me suis arrêtée. C'est comme un hypnotisme — l'arbre qui a interpellé d'un cri muet ; un appel — Un bourdonnement. Une parole. Une statue d'insecte qui me révèle un secret. Ce son de drone. Le bourdonnement de plus en plus fort, comme à mon réveil ; "on" veut me dire quelque chose... Une invitation ; une entre-vue, peut-être... Je me demande avec effroi qui donc préfère le faire de cette manière-là.
    À côté de moi, Noémie regarde le sol ; elle n'entend pas ; non, je le sens bien... par contre, elle a l'air effrayée. Elle regarde le sol. Pourquoi fixe-t-elle mes pieds ? Des insectes, un gros chat peut-être ? — Je baisse le regard un instant, sachant que je devrai, l'instant d'après, m'avancer vers l'arbre qui m'invitait vers un lieu d'entre-deux, un lieu caché entre deux mondes.
    Sur le sol, un léger sourire aux lèvres, mon corps évanoui.
     
     
  20. Criterium

    Vipérine
    Partie 1
    10 heures. C'est encore fermé. Bizarre ; le cuisinier doit bien arriver le matin, s'il faut préparer de la pâte à pizza... Il y a forcément un accès à l'arrière. Alors je contourne la place, j'essaie de voir où se situe une arrière-cour, mais je ne trouve pas. On doit y accéder par une porte d'immeuble. Je ne sais pas laquelle. Les autres ont peut-être le code et le numéro de rue. Si ça se trouve, il ne se donne qu'en fin de période d'essai... qui sait. Or travailler au black est un essai sans fin ; donc... Alors je patiente, je fais des allées et venues devant la porte en attendant un signe de vie à l'intérieur. Au-dehors, les promeneurs et les touristes sont déjà là, et flânent dans les rues pavées, s'arrêtant devant des vitrines à bibelots de la région.
    — "Tiens, tu es déjà là ?"
    Le patron salue comme s'il s'était attendu à ce que j'aie comme lui vingt minutes de retard. Peut-être que c'est comme ça que ça fonctionne... Un cliquetis de clés, et le restaurant ouvre.
    — "Aide-moi à installer les tables en terrasse."
    Les tables sont assez lourdes. À me voir me démener avec la première il comprend qu'il vaut mieux s'y prendre à deux. C'est certainement le plus efficace ; et au moins il a la délicatesse une fois l'installation finie, au lieu de me chambrer à ce sujet, de m'offrir simplement un café pour démarrer la journée. Cette seule tasse sera sans doute encore à la fois mon petit déjeuner et mon déjeuner pour toute la journée... Je sirote le breuvage pendant que lui s'occupe de documents sur le comptoir, puis va rejoindre la cuisine. Effectivement, il y a quelqu'un là-dedans ; donc il existe bien un autre accès. C'est noté... je vérifierai peut-être tout à l'heure... — Mais pour le moment, tout ce qui me revient en tête, c'est l'étrange matinée.
    — Je m'étais réveillée sur le sac de couchage, dans le squat du punk — Cris —, là où il s'abritait avec ses amis. Jo, Véga, Thomas. Au début, pas sûre si l'offre de Cris pour m'héberger comptait pour juste une seule nuit, ou quelques-unes de plus. Je ne pourrai visiter l'appartement étudiant intéressant que demain, donc ça m'aurait arrangée d'avoir une nuit de plus avec eux. Mais autant la soirée avait été agréable — le relaxant bain chaud — autant la matinée s'était avérée plus tendue. Déjà, je m'étais réveillée et il y avait quelqu'un qui me dévisageait. L'autre punk: Jo. — Lui, qui avait dû à moitié décuver de ce qu'il avait consommé la veille. Être fixée en silence alors que l'on vient d'ouvrir l'œil, il y a plus agréable... Et puis sa copine Véga était venue dans le salon, m'avait découverte là, et aussitôt elle avait eu la mine déconfite et irritée à la fois ; d'abord en silence, puis commençant à jurer entre ses dents : "Je ne veux pas d'une autre fille ici" — plusieurs fois, se le disant à elle-même, le disant à Jo, le répétant et le marmonnant juste assez fort pour que je puisse bien l'entendre. Elle allait finir par le hurler aux autres encore endormis. Je m'étais ruée vers le coin-cuisine pour m'abriter et me changer en vitesse, pour être prête à déguerpir. Entre-temps, sa voix avait pris du volume, ce qui avait réveillé Thomas — l'homme baraqué et au crâne rasé — qui, lui, était venu d'un coup, bruyamment, encore torse nu, dans la pièce pour hurler des insultes à l'égard de Véga. Le copain, Jo, ne pipait mot, encore à moitié dans un autre monde, et sachant très bien que son corps frêle faisait le tiers du poids de l'autre : alors il écoutait, immobile, dans un coin, les deux autres commencer à se hurler dessus. — Le détail qui tue ? Rapidement habillée, j'avais jeté un coup d'œil à la cuisine, y compris dans le frigo pour voir si je pouvais y chiper quelque chose pour survivre un jour de plus. Vide. Ou presque: une bouteille de lait caillé, qui puait et empestait l'atmosphère dès la porte ouverte. Mais surtout: quelques gros cafards qui filaient, dérangés par la lumière...
    J'avais décampé tout de suite et sans dire un mot de plus. Même pas sûre qu'ils m'aient vue le faire : ils se criaient encore dessus quand je descendais l'escalier.
    Donc en attendant la visite de l'appart demain, ce soir je serai à la rue. Ça va, c'est juste une nuit... C'est ce que j'essaie de me dire. Il faudra retourner voir les hôtels de la gare... Combien de jours vais-je devoir passer comme cela ? D'un côté, je n'ai pas envie d'aller dans un foyer où l'on est presque plus en danger que dehors, et de l'autre, je ne me vois pas dormir à la belle étoile dans un parc ou sur un banc. Surtout pour une jeune fille seule, ce qui rend toujours tout moins facile. À la limite... si je trouve une porte d'immeuble laissée ouverte... il y aurait peut-être moyen de se cacher dans une cour intérieure. J'espère vraiment que l'appartement sera convenable ; je n'ai pas prévu de plan B, si ce n'est de hanter le tableau des petites annonces dans chaque université... Mais voilà que le café est fini et que les clients vont commencer à arriver. Je suis assez contente d'enfiler à nouveau le tablier et de me ré-emparer du bloc-note. Cela me changera les idées en empêchant de trop penser, ni à la scène du matin, ni à l'incertitude de la nuit. Et puis, c'est mon deuxième jour de travail... — en plus, je vais encore gagner à peu près quinze euros. À ce rythme-là, je vais avoir 100€ à la fin de la semaine, du jamais-vu...
    *
    À la fin du service, j'avais suivi Jean vers une cour intérieure, qui donnait dans la cuisine. Le patron préférait que l'on ne fume pas devant l'établissement, pour ne pas embêter les touristes; alors Jean venait ici, encore en tablier, nourrir un vice qui ne devait pas avoir commencé il y a si longtemps, vu son âge. Il me proposa une cigarette avec un geste du paquet.
    — "Non merci, je ne fume pas."
    Pour la première fois, on parla un peu plus, et lions finalement connaissance. Jean était un peu plus âgé que moi, comme je le pensais ; il venait d'avoir le bac à 19 ans et travaillait ici pendant l'été. Il hésitait sur la suite ; il pensait à passer un CAP restaurant en un an et rentrer directement dans la vie active. Comme il me demandait ce que je faisais et voulais faire, j'avais moi aussi hésité, je ne savais pas trop quoi dire. Parce qu'à vrai-dire, maintenant je ne faisais rien. Il prit mon embarras comme une indétermination entre deux ou trois choix, et n'insista pas. Que faire ? Quel futur ? Bonne question... — Par contre, j'avais réussi à mener la conversation sans en avoir l'air jusqu'à en obtenir le code de la porte à l'arrière : 0 3 4 1.
    Quelques instants plus tard, j'avais fait le tour du quartier pour retrouver la rue parallèle, et testé quelques portes d'immeubles jusqu'à en retrouver la bonne. Ce n'était pas vraiment pour arriver plus tôt que le patron, mais plutôt parce que j'avais déjà l'habitude de collectionner ce genre d'informations — "au cas où". Toujours au cas où, même avant. En l'occurrence, cela pouvait me servir tout de suite : avoir l'accès à un immeuble, c'est aussi avoir l'accès à ses escaliers et à la porte de tous les appartements, et puis peut-être même aux toits. Alors je décidai d'explorer tout de suite. C'était bien une sorte de courte traboule qui traversait deux immeubles ; l'un des escaliers était protégé par une grille avec un autre code que je n'avais pas — mais le premier m'était accessible. Un escalier étroit, aux marches hautes, d'abord en pierre puis avec des parties boisées — celles-là n'avaient pas été vernies depuis longtemps, et le bois était si usé, devenant presque gris, qu'il ressemblait à la pierre des étages du dessous. L'ensemble était bien éclairé puisque l'escalier montait le long d'une minuscule cour intérieure. À chaque étage, deux portes, une à chaque extrémité de la balustrade. Je montais tout en haut : six étages. Tout y était calme et silencieux. Difficile de savoir quels appartements sont habités et lesquels ne le sont pas. J'eus une idée.
    Je redescendis, me dirigeai vers la place verdie qui était juste à côté, au bout de la rue. Là, j'avais remarqué un buisson rempli de petites baies, vertes et dures. Je m'en remplis les poches... De retour dans l'immeuble, sans bruit je disposai quelques baies près de chaque porte, à côté des gonds. Les fruits étaient juste assez lourds pour ne pas s'envoler s'il y avait un courant d'air, et suffisamment souples pour ne pas bloquer une porte comme l'aurait fait un gravas — ils passeraient inaperçus... Peut-être ce soir, ou peut-être dans quelques jours, je vérifierai à nouveau et j'apprendrai s'il y a un appartement inoccupé. Là encore : au cas où...
    En attendant, j'arpentai les rues et ruelles du quartier pour me familiariser avec. Lorsque je passais devant un hôtel, je vérifiais si quelque chose sur la façade indiquait le prix de la chambre — en me doutant que ça devait souvent être plus cher, car ils devaient mettre en avant la chambre la plus accessible, qui ne serait jamais libre... Parfois ils montraient plutôt une fourchette de prix: 30-60€... Sauf que là... pour certaines personnes il n'y a peut-être pas tant de différence entre ces deux chiffres, mais pour moi c'est la différence entre dépenser quasiment tout ce que j'avais en soit une nuit, soit deux.
    Quand même, c'est bien un quartier touristique — et puis je vois des étudiants partout — alors il doit bien y avoir une auberge de jeunesse avec un tarif plus accessible... pas loin de la vieille ville, juste à côté des rues animées le soir. Il faudrait juste la trouver. Comme je n'ai pas de téléphone sur lequel chercher, il faut se fier à nouveau à la chance. — Et comme celle-ci semble faire défaut, c'est donc au tour de la persuasion.
    Je remarque un groupe de jeunes attablés autour d'un verre. Alors je joue à la touriste perdue : — "Bonjour, je ne retrouve pas l'auberge de jeunesse et mon téléphone n'a plus de batterie... Vous pouvez me montrer un plan ?" — Et ayant évidemment oublié le nom de l'endroit : "Je me souviens juste que c'est juste à côté de la vieille ville", sans pour autant donner de distance. L'un des jeunes gens du groupe tient tout particulièrement à m'aider, recherche sur son téléphone, zoome aux alentours, me montre la vue satellite du quartier... très sympathique ! Nous voyons qu'il y a bien un endroit qui correspond à peu près à ma description, si partielle. C'est à deux pas. Je me "remémore" le nom du lieu — mais oui, bien sûr ! — et je le remercie avec un grand sourire.
    Une fois là-bas... le lieu a l'air quand même un peu louche. Il y a un attroupement de jeunes juste en face, et la devanture n'a pas été repeinte depuis un moment. "La boîte à musique" — un nom étrange pour une auberge. À l'intérieur, on me dit que ce sont des chambres mixtes pour quatre et six personnes, et que c'est 15 euros la nuit. Pourquoi pas, si c'est juste pour ce soir... je demande si c'est possible de jeter un coup d'œil à la chambre-dortoir qu'éventuellement j'aurais, si je reste. L'homme de l'accueil hésite mais accepte. C'est juste en haut, deuxième, sans ascenseur, à droite... Je passe une pièce commune où discutent quelques jeunes en anglais, hochant la tête à une salutation — "Hello ! Hello !" — et me dirige en haut. Clic ; la porte s'ouvre.
    Ça n'a pas l'air trop mal. Une pièce moyenne, avec deux lits superposés sur chaque mur — donc six en tout — et rien d'autre ; le sol est carrelé et pas trop sale — et à côté de la porte, une autre qui doit donner sur une salle de bains minuscule. Et sans autre protection contre l'eau qu'un trou grillagé dans un coin : la douche, c'est directement sur le carrelage, avec l'eau qui dépasse de la porte et s'étend dans la pièce... Pas besoin de la tester pour s'apercevoir de ça : le sol est encore mouillé, il y reste une flaque d'eau. Le genre de pièce où l'on n'emmène même pas de serviette, car il n'y a pas d'endroit où la poser sans qu'elle soit trempée — mais bon, je ne m'attendais pas vraiment à un endroit où l'on pouvait avoir une vie privée. Je vérifie juste sur les draps, dans les coins, espérant ne pas y trouver les petites gouttelettes le sang séché trahissant la présence de puces... Mais tout a l'air propre. Dans l'air flotte une petite odeur... mais ce n'est pas celle d'une saleté ou d'une moisissure, plutôt celle du tabac et du cannabis.
    Ok. Ça me va.
    *
    Le soir, j'y étais revenue ; il y avait encore un attroupement de jeunes en face du lieu, restant là à flâner, certains déjà ivres — ce qui n'était pas le plus rassurant. Au moins il y avait quelques filles dans le groupe. On me salua, j'entrai ; à l'intérieur, il faisait très chaud du simple fait qu'il s'y trouvât encore plus de personnes que ce à quoi je m'attendais. Je compris aussi pourquoi ça s'appelait : "La boîte à musique" — dans la salle commune, une douzaine de personnes serrées dans les canapés et sur le sol écoutaient un homme jouer à la guitare acoustique. Il chantait quelque chose en espagnol. Un autre l'accompagnait avec une sorte de petit tam-tam dont je ne connaissais pas le nom exact — ressemblant à une darbouka en plus petit. — Il y avait tant de monde, l'odeur de la pièce était un mélange étrange de tant de choses : la sueur, le dernier repas préparés dans la cuisine commune juste à côté — pizza — et puis le tabac, le haschich, et les nuances du parfum de certains. Ça n'était pas désagréable, mais il fallait s'y habituer.
    La musique est une distraction si bienvenue... Le fond sonore du restaurant ne comptait pas vraiment, donc c'était la première fois depuis longtemps que j'en entendais... L'homme qui joue de la guitare est beau ; il est concentré et il est doué — il joue très bien. Je n'avais jamais vu ça auparavant ; ses doigts courent par moments sur le manche, et à d'autres moments restent immobiles tandis que la main droite rythme les accords... C'est fascinant. Je m'assieds à même le sol, mon sac sur les genoux, pour continuer à écouter. J'ai l'impression de découvrir un autre monde.
    Les gens autour de moi m'accueillent comme si c'est tout naturel que je me joigne à eux ; ma voisine me demande par signes si je veux manger quelque chose, que je peux prendre l'une des parts qui reste... j'accepte volontiers, à nouveau c'est le seul repas de la journée... et je reste assise là, les yeux rivés sur le guitariste. Il suffit de quelques accords et d'un peu de rythme pour que l'on soit tous là, à se balancer légèrement de droite à gauche, à vibrer avec lui et à partager ce moment. Il doit remarquer que je suis particulièrement attentive ; il me salue d'un hochement de tête et avec un sourire, sans interrompre les paroles qu'il chante... Plus tard, c'est le souffle chaud de ma voisine que j'entends au creux de l'oreille : — "Agata", se présente-elle. Elle me sourit... Peut-être qu'elle aussi, elle est seule ; peut-être qu'elle aussi, elle aimerait avoir une amie.
    En riant parfois, nous répétons les quelques mots en espagnol que l'on saisit du refrain, en chœur :
    — "Cuéntame al oído... a qué sabe ese momento..."
    Une cigarette roulée remplie d'une résine suspicieuse circule dans le cercle. Je ne tiens pas à fumer, mais quand on me la tend je ne veux pas non plus attirer l'attention en expliquant par signes que je refuse... alors j'accepte quand même, je prends une minuscule bouffée par curiosité puis je passe vite l'objet au prochain. Je tousse ; la sensation de la fumée est la plus étrange — la substance, elle, ne semble rien me faire. Ma voisine me tapote et me caresse le dos, comprenant que je n'ai pas l'habitude. — C'est plaisant ; je ne pense même pas pour l'instant à rejoindre la chambre, préférant juste cette salle surpeuplée à l'atmosphère si... familiale.
    Pendant une ballade plus calme, Agata et moi discutons un peu. Le courant passe bien ; je sens très vite que nous pourrons être amies. Elle est italienne mais parle très bien le français. Elle est étudiante en art. En attendant de trouver un logement, elle reste ici, "pour l'ambiance", dit-elle. Je comprends ! Plus tard, elle me demande mon numéro de téléphone, pour être sûre de me revoir un autre jour, apprenant que je n'étais que de passage à l'auberge. À elle je décide de ne pas mentir ; je lui explique assez rapidement que je n'en ai pas, qu'en fait je n'ai presque rien. Je suis échouée dans cette ville que je ne connais même pas, et je ne sais même pas ce que je vais faire. Que c'est un peu la galère. "Comme les bateaux ?" — Je ris : "Oui !". Je lui explique que ça vient des bateaux, où la plupart des rameurs n'étaient pas volontaires mais des repris de justice ou des personnes échouées là par le hasard du sort. Tempo duro...
    Je dis à Agata que je fais la serveuse au black pas très loin d'ici, pour qu'elle puisse me retrouver. Ce sera avec plaisir... Ici il y a trop de bruit pour vraiment avoir une conversation. Et déjà, le guitariste reprend un air plus enjoué, captivant à nouveau son public, dont je remarque certains ayant déjà glissé vers d'autres mondes... Je jette un coup d'œil aux uns et aux autres. Difficile de deviner l'âge de chacun ; c'est surtout des jeunes, je dirais 18-25 ans. Je remarque un homme qui doit avoir le gène des cheveux blancs, car du visage il a l'air d'avoir 25 ans mais ses cheveux sont déjà grisonnants — ou alors il est un peu plus âgé et hante les auberges de jeunesse pour se rappeler ses anciennes années de zadiste ?
    Mais ce sont encore et toujours les mains et les doigts du guitariste qui me fascinent. Comment apprend-on à jouer de la guitare ? Ça n'a pas l'air facile... Est-ce que l'on prend l'instrument et tente tant bien que mal de toucher une corde et de la pincer en même temps ? Faut-il prendre des cours ? Peut-on apprendre seul ? ... Toutes ces questions me trottent dans la tête. Je me dis intérieurement que ça me plaît... C'est comme un pouvoir magique : s'il change quelques notes, il peut composer un nouveau morceau... Je ne sais même pas si ce qu'il joue en ce moment est un air connu ; on dirait plutôt une improvisation qu'il décline à l'infini. Petit à petit, je forme le projet que peu importe la mésaventure et peu importe l'instrument : un jour je ferai de la musique. Moi aussi je veux créer quelque chose.
    Plus tard, je croule de fatigue... Je fais la bise à Agata et m'éclipse. Je monte dans la chambre. Cette fois je vois que c'est occupé ; il y a dans l'obscurité des masses sombres dans trois des lits. Celui du fond, en haut, est libre — super, je préfère être sur le lit du dessus car on y a presque l'impression d'être dans son propre espace, juste sous le plafond et en voyant moins la pièce. Je me change en vitesse sous la couverture et m'endors à nouveau la tête sur le sac, prudente.
    Avec une promesse : moi aussi je créerai.
     
  21. Criterium
    — "Vous n'avez plus que trois mois à vivre."
    La phrase se répétait dans mon cerveau, avec les mêmes intonations, régulièrement, comme un écho lent mais qui ne cessait pas. Il faut me comprendre. Une phrase comme cela, ça ne se digère pas: ça se rumine. Apparemment, aussi: ça s'assène. Peut-être que l'homme avait également un diplôme en tact. Alors je ré-entendais aussi ma réponse incrédule:
    — "Vous êtes certain, docteur?"
    — "Plus ou moins un mois; ce type de tumeur au cerveau ne se guérit pas. Je suis désolé."
    Par contre, ce qui était venu après était presque complètement oublié: l'absence de réaction, mon air inexpressif en sortant de l'endroit, un "non" lorsqu'il me demanda si je voulais parler à un psychologue, et puis la marche au hasard des rues, sans but, juste comme pour vouloir se perdre dans la ville. En plein après-midi, il y avait du monde partout, alors peut-être que la foule m'absorberait quelque part ou ailleurs. C'était là, à côté du quartier touristique, que j'étais finalement sortie de l'hypnose du diagnostic. Peut-être le fait d'entendre parler anglais, italien, allemand... tout autour de moi. Peut-être le bruit de l'eau claire, là, à la fontaine de la petite place. Le clapotis. — Mais même une fois la conscience revenue: je devais m'asseoir, et me rejouer la scène plusieurs fois, comme pour apprivoiser le souvenir, trop dangereux à laisser à l'état sauvage. Je pris une table en terrasse, marmonnait la demande d'un café — par défaut, n'importe quoi pour éloigner le garçon — et me laisser seule avec l'écho silencieux.
    *
    Le lendemain, au travail. C'est une journée plutôt facile; peu de monde, peu de requêtes. Je m'occupe comme par automatisme des quelques tâches, aiguille les quelques visiteurs. Dans ce métier, j'ai l'impression que la moitié de mon temps disparaît simplement en se tenant droite et prête — immobile. Être à la fois une plante verte et un gadget aux batteries toujours bien rechargées. Certains jours, cela tenait de l'organisation d'un plan de bataille; d'autres, comme aujourd'hui, l'attente consommait juste les heures. — Le sourire, le maquillage.
    Le patron arrive, il passe vérifier quelques documents.
    — "Vous venez samedi? - Il y a la conférence à Condorcet, il faut quelqu'un pour l'accueil au stand."
    — "Non."
    Il me dévisage, l'air estomaqué. Il était habitué à poser les questions auxquelles les réponses avaient déjà été faites; il comptait sur ma réponse enjouée, celle de la professionnelle toujours motivée pour donner quelques heures en plus — contente de profiter de ces événements, et puis aussi des réseaux auxquels ils donnaient parfois accès. — D'habitude, il marche très vite d'un endroit à l'autre, montre qu'il va partout, qu'il court partout, qu'il a la responsabilité personnelle du dynamisme de ses affaires; mais là, étonnamment, il était resté droit, immobile, ne s'attendant pas du tout à un refus. En fait, il n'est même pas si irrité que ça; il est surpris. Il vérifie mentalement son calendrier pour être sûr que l'on n'est pas aujourd'hui un jour où l'on se fait des blagues.
    *
    Salon de thé. Premier étage. D'ici, on a une belle vue sur la rue, et on peut suivre les allées et venues des promeneurs se rendant au musée de l'art contemporain, qui se situe juste en face. Il y a toujours du monde, à l'extérieur, et à l'intérieur. Souvent des rencontres imprévues, aussi. Mais aujourd'hui j'avais simplement rendez-vous avec un ami. Peut-être irons-nous après à l'exposition permanente, comme plus d'une fois. 
    Je sirote un café avec Antoine.
    — "Antoine, j'ai peur de mourir."
    C'était sorti tout seul. Il me regarde en silence, étonné que la conversation ait tourné sur ce sujet. Je pressens alors même qu'il commence à ouvrir les lèvres qu'il va articuler quelque phrase philosophique, que là, pour le coup, je ne veux pas entendre: trop impersonnel, trop général, trop vaporeux. Je l'interromps avant de devoir subir ça:
    — "Je vais mourir; je n'ai que quelques mois. Le docteur a confirmé."
    Enfin, à son expression qui vient de changer, je comprends que ça y est, enfin il m'a écoutée.
    Il réfléchit, il me regarde enfin avec compréhension. Les premiers mots sont perçus, plus qu'ils ne sont entendus. Je ne sais pas si c'est le moment ou l'endroit pour craquer; cela ne prévient de toute façon jamais à l'avance. Mais c'était surtout la pression d'une cocotte-minute: j'avais juste eu besoin d'en parler, ne serait-ce qu'un tout petit peu, de ne pas garder le fardeau pour moi toute seule. D'au moins entre-ouvrir cette vue vers l'abysse: le puits noir, le gouffre qui m'effraie. Le sujet dont personne n'aime parler, sauf aux moments où il nous touche de trop près. — Et puis, il me parle, et enfin me dit des mots d'empathie. Au début, nous en parlons un peu, j'évite aussi que le ton soit trop solennel, ou morbide. Toutefois, peu de temps après... son ton change.
    — "Puisque tu vas mourir, pourquoi ne pas en profiter pour te lâcher, et en mordre la vie à pleine dents? Une femme comme toi a besoin d'amour. Nous devrions coucher ensemble."
    Je n'en reviens pas. Je croyais que nous étions amis. D'un coup, à l'intérieur, c'est comme si quelqu'un avait lâché un joli verre et qu'il se brisât sur le sol. On ne recollerait pas les morceaux.
    — "Avec quelqu'un de beau... pourquoi pas! - Mais toi... en me le disant comme ça... je ne t'ai jamais vu aussi laid. Alors non."
     Le café n'avait plus de goût. Trop frais. Et puis soudain, c'était comme si l'on n'avait plus rien à se dire. Le silence. Donc cette amitié avait bien dû être la rue parallèle qu'il pensait amener à mon lit... Et bien non; mal vu. Le soir-même, effacé, bloqué.
    *
    Le soir, assise sur le sofa. C'est la décadence: à moitié enroulée dans une couette, à piocher de la glace à la cuillère à même la boîte. Je regarde à nouveau une série que j'aimais bien mais que je n'avais vu qu'une fois. Le Bureau des légendes. Kleenex à proximité: je sais que tôt ou tard je vais encore m'identifier à Nadia el Mansour et avoir quelques larmes.
    Plus tôt, j'ai vérifié tous les comptes. Trois mois. Je pouvais très bien quitter mon travail et vivre confortablement sans ne rien devoir faire. En fait, ç'aurait même été possible de voyager. Ce qu'il resterait... ça reviendrait tôt ou tard à ma sœur perdue de vue.
    En plus, il faut que cette nouvelle me parvienne exactement à l'époque où je suis célibataire. Il n'y aura pas de compagnon de voyage pour profiter de moments à deux.
    Je ne sais pas d'où elle est venue, mais une soudaine énergie m'avait aussi amenée à regarder à nouveau chaque livre de la bibliothèque — faisant une note mentale des livres que je voulais relire une dernière fois. Certains évidents; d'autres inattendus. Beaucoup d'autres, par encore, ne seraient jamais lus ni même réellement ouverts, finalement. Ç'avait été comme une envie de tout ranger, de tout remettre à sa dernière place.
    Quelle activité, finalement! — Ç'avait aussi été une motivation imprévue pour finalement rassembler les derniers documents dans leur classeur attitré, ce que j'avais voulu faire (sans le faire) depuis presque six mois. Relevés, lettres d'associations, documents du travail ou de santé... Quelques enveloppes publicitaires passées entre les mailles du filet: directement à la corbeille, celles-là. D'une certaine manière... je voulais que tout soit à sa place: comme cela, l'intruse pourrait s'inviter, et tout serait prêt. Peut-être que la transition se ferait plus doucement. Il paraît que les personnes qui s'apprêtent réellement à se tuer font de même: réglant et rangeant tout — en prévoyance du long voyage.
    *
    Je n'ai pas vraiment pu dormir. Alors au milieu de la nuit, je décide de passer le temps en rangeant enfin ma boîte mail. C'est la même adresse depuis quinze ans, alors l'inévitable se produit: je me retrouve dans des spirales nostalgiques, mettant de l'ordre dans les vieux messages, les passant dans leur dossier final comme pour archiver les vieux épisodes. Là, des derniers mots de membres décédés de la famille; là, les échanges niais avec mon premier petit ami "longue-distance"; là, les mails sur des travaux en groupe, durant les études, avec en copie pas une seule personne dont je reconnaisse le nom. — Alors je trie, je classe, je crée des nouveaux dossiers selon les sujets et les expéditeurs.
    Pourtant je me prête au jeu de relire des anciens mails que je ne devrais pas.
    Quelle sensation étrange que de revoir défiler en quelques minutes et en quelques paragraphes ce qui a été des époques entières d'une vie. Quelques années à chaque fois; en filigrane, un même "moi", dont je me souvenais bien, et pourtant... comme une autre personne. Une personne qui avait été trop dans le présent pour pouvoir s'interrompre et réaliser tout ce qui constituait les étapes, une par une, de ce long voyage en bateau sur un océan de possibles. Parfois houleux, parfois calme.
    Finalement, j'écris. Je décide de faire mes amendes.
    À ma sœur: — "Désolée de ne pas avoir été là et de nous avoir laissé s'éloigner autant l'une de l'autre".
    À ma mère: — "Je te pardonne, je ne t'en veux plus, je sais que tu m'aimes et que ces mauvais moments n'étaient là que parce que ne connaissant pas la maîtresse de papa, tu devais quand même te venger sur la femme la plus proche — moi."... puis j'ajoutai: "Désolée de te le dire si tard et si crûment mais je dois le faire un jour et ce jour c'est aujourd'hui." 
    À mon père: — "Je te pardonne tes infidélités que d'une certaine manière tu nous faisais subir à nous trois. Je sais que tu m'aimes, et tu sais que je t'aime. Bien sûr, j'aurais bien aimé que tu sois plus présent pour nous. Mais je ne t'en veux plus, nos moments étaient rares mais valaient alors peut-être d'autant plus, je le sais bien maintenant."
    *
    Bip nocturne. Je savais que ça n'avait pas été une bonne idée d'étendre l'envoi de mails à également certains ex. — Évidemment, l'un d'entre eux allait finir par répondre; et c'était lui.
    "Ma très chère et tendre Amie,"
    "Je ne t'ai jamais vraiment oubliée, moi non plus... étais-je le seul... je me le demandais sans cesse... durant de longues nuits... mais aujourd'hui... ton mail... tes mots... tes maux: et je sais que je n'étais jamais vraiment seul... Tu étais avec moi... tout ce temps... encore et toujours Toi..."
    Les phrases sont toutes plus lourdes et longues. Il n'y a pas de retour à la ligne; juste un paragraphe gigantesque, gargantuesque, avec pour toute ponctuation ces trois petits points entre chaque bout de pensée. Ah, je reconnaissais bien son style. Non, certaines choses ne changeaient décidément pas. — Parfois, on voyait tout aussi facilement son vaisseau avoir vogué vers d'autres mers que l'on s'apercevait que d'autres personnes ne devaient, elles, pas être faites comme des navigateurs... mais plutôt comme... des rochers. Et ceux-là, attachés éternellement à des plages plus ou moins belles — là où je fis escale.
    La lourde roche que le sel de la mer érode, sans pouvoir la desceller de son rivage. — Plus loin:
    "Alors je me dis... peut-être... peut-être que c'était Vrai... peut-être que tu as compris ce que je te disais... tu sais... il y a toutes ces années... sur la Parole... Toi qui étais si cérébrale... tes livres... ton cerveau que j'enviais sans le comprendre... je te parlais de ton corps... de mes mots sur ton Corps... cette Parole qui te gênait... est-ce... est-ce ta manière de la retrouver? ... est-ce que ton mail n'est-il pas le mail de la Parole qui revient?... peut-être que mes mots sur ton corps... ont finalement fait écho... ta peau... que je sens encore... [...]"
    S'ensuivait une description à demi-hallucinée et à demi-pornographique de ma personne et de souvenirs en commun. Est-ce qu'il avait donc reçu le mail en état d'ivresse? - Ou est-ce qu'il avait tant bu pour finalement rédiger le sien?
    Par associations, il me rappelait plutôt tant d'autres souvenirs moins reluisants. Tout ceux que, finalement, la rédaction du mail aurait dû me remémorer, avec un peu de chance juste avant de cliquer sur "Envoi"...
    ...
    Bloqué, effacé!
    *
    Le train vient de partir; petit à petit le paysage se met à défiler... et le son mécanique, régulier, qui a bercé tant de souvenirs, monte vers son plateau rythmé. Au-dehors, la nuit va bientôt tomber, et alors la fenêtre ne me renverra que mon portrait en miroir. J'ai de la chance; seule dans le compartiment. C'est plaisant que d'avoir l'espace rien que pour soi. S'asseoir comme l'on souhaite. Le silence syncopé par les seuls sons du train. Se perdre dans ses pensées, observer l'extérieur; se demander en passant les habitations perdues dans la campagne si celles-ci sont vraiment habitées; traverser champs et lisières.
    J'avais finalement décidé de voyager. Finalement posant les jours de congé (et pas vraiment sûre que je revienne après). Direction la ville que j'avais toujours eu envie de rencontrer: Prague!
    Il faut prendre le train vers Strasbourg, puis passer en Allemagne vers Frankfurt, continuer jusqu'à Dresde en passant par Leipzig, changer de train et direction la cité des mystères.
    Avec un peu de chance, étant donné l'heure et le fait que l'on était bien en-dehors des périodes habituelles de vacances, je profiterai de la majeure partie du trajet ainsi, dans un compartiment silencieux. — De temps en temps, je jetai un coup d'œil sur le livre que j'avais amené; je le lisais distraitement, retournant régulièrement à la fenêtre noire pour y déceler, au loin dans le paysage, quelques derniers îlots de lumière; revenant une page en arrière, puis passant à une contemplation d'un plan de la ville que j'avais acheté le jour-même, essayant de retenir les endroits à visiter çà et là. — Mais je savais déjà que ce serait au gré des hasards.
    *
    — Prague!
    J'avais peut-être une tumeur au cerveau, mais j'avais encore les jambes énergiques. Que d'heures passées à se perdre à pied dans les différents quartiers de la ville! Là-haut, sur les hauteurs du Hradčhany, enfin visiter le château puis la tour de la Daliborka, et redescendre jusqu'à la Vltava qui traverse la ville, en passant par les petites ruelles de la rive ouest... À chaque coin de rue, et puis surtout sur les ponts qui mènent à la vieille ville, l'endroit est noyé par la foule. Partout, d'innombrables silhouettes et des groupes. C'est comme si toute la jeunesse européenne s'y était donné rendez-vous; la ville est devenue touristique à toute saison. Cela pouvait se comprendre! Cette ville est magnifique. Seule ou accompagnée, quelle différence, après tout! - L'essentiel, c'était que je m'y sentais bien heureuse, finalement, et que le sourire m'était revenu en explorant les rues de la vieille ville, autant que les échoppes modernes. Une distraction agréable. Et ce même si d'autres endroits me rappelaient ce que je ne pourrais de toute façon pas oublier... — Comme le vieux cimetière juif, si étroit et si rempli que les tombes se touchent, passent l'une sur l'autre, s'empiètent et que l'on les devine ainsi comme... une sorte de mille-feuille morbide... jusqu'aux tréfonds.
    La ville est remplie d'étudiants. Certains essayent de me parler en tchèque, mais l'on s'aperçoit vite qu'ils sont souvent allemands ou russes. — La nuit tombée, il y a toujours autant de monde dans les rues et dans les bars. Même lorsque l'on croise quelques Erasmus ayant bu, ou traverse un pont pour se rendre à l'un de ces concerts de rue — dont il y en a plusieurs par jour et partout dans la ville — l'on s'y sent en sécurité. La pénombre n'y est pas oppressante.
    Pourquoi se refuser de faire la fête, juste à cause d'une condamnation? — Mon hôtel n'est pas loin de certains de ces endroits branchés, juste à côté de la grande avenue Ječná... alors je préfère en profiter. — L'énergie est là, pendant quelques jours je veux danser.
    Je fais la connaissance de beaucoup de personnes. Certaines sont, comme moi, juste de passage dans cette ville, et profitent de son atmosphère festive — comme Léa, la globe-trotteuse belge, et Henri, l'étudiant français en art; ce dernier est venu avec son compagnon, Jonáš, lui aussi étudiant en art, mais lui qui est tchèque et connaît tous les recoins de Prague; et puis il y a aussi Véra, l'artiste russe, et encore Jakub et Alexandr, deux amis très sympathiques et venus de Berlin. Nous nous croisons et nous nous recroisons, allant aux mêmes endroits ensemble, pour danser, discuter et profiter de la vie.
    Il y a aussi une jeune femme qui me marque dès notre première rencontre — elle est très belle et dégage quelque chose de différent; le côté un peu ailleurs d'une artiste. Comme c'est quelque chose que nous partageons, et que très vite nous réalisions que ces coïncidences se multipliaient — le même âge, les mêmes intérêts, certaines façons de réagir ou de penser... — il était évident que nous deviendrons amies; moi et la blonde slovène: Yéléna.
    *
    Le petit appartement est plein de verdures. Étroit, mais soigneusement aménagé, comme un cocon plaisant. Quel contraste avec les rues d'ici — au sud de la ville, les rues et les bâtiments correspondent plus à l'idée que l'on pouvait se faire d'un délabrement post-soviétique. Sauf que plutôt que des immeubles résidentiels installés en une sorte de grille quadrillée, les rues restaient chaotiques, labyrinthiques. Au-dehors, les murs gris et couverts de graff; mais ici, une antre vivante, agréable, un refuge-lieu-de-vie entre plantes, meubles boisés et tapis orientaux.
    Yéléna habite là.
    Je sens instinctivement que nous avons beaucoup de choses à nous dire — à vrai-dire, depuis que je l'ai rencontrée. Elle a dû le sentir, elle aussi: c'est pourquoi elle m'a invitée. Et cette connexion; oui, c'est aussi pourquoi je suis venue. Nous avions communiqué pendant des dîners avec d'autres, nous avions communiqué par pas de danses — mais ça ne remplaçait pas ce besoin d'enfin se voir seules toutes les deux, dans un cadre plus calme.
    Son appartement est très bien décoré; tout a été placé avec goût, pour donner une certaine esthétique au lieu et le rendre moins étroit — mais invitant. Il est calme et rempli d'indices sur celle qui y habite:
    Là, sur une commode en bois, à côté d'un pot en céramique, décoré, contenant une sorte de plante succulente, je remarque une gemme — simplement déposée. Un cabochon; un œil-de-tigre.
    Plus loin, sur la petite table entre le côté du sofa et le tapis accroché au mur, j'en remarque une autre; une très jolie tourmaline. Taillée comme un rectangle, qui passe du vert d'un côté au violet de l'autre.
    Et puis ce sont quelques dessins accrochés sur les murs qui confirment l'impression: là, une gravure; là, un visage esquissé au fusain mais entouré de pétales de couleurs, à la pastel, comme pour représenter des auras. Enfin, un grand attrape-rêves, au-dessus du canapé-lit. — Tout indique que Yéléna est branchée new age.
    Le thé est excellent. Un simple thé vert, mais aux fragrances riches; un arôme floral et un parfum rappelant le jasmin et la sauge.
    Yéléna me demande si je veux qu'elle me fasse un tirage divinatoire. Étant donné mon absence relative de futur... pourquoi pas? Il ne coûte rien de rêver un peu.
    Elle éteint la lumière et allume une bougie.
    *
    Un instant de silence communicatif après que les cartes aient été tirées. Les deux premières avaient été intéressantes — même si je savais que, surtout dès lors que l'on a vécu beaucoup d'aventures, il était aisé de rattacher une idée ou un thème à l'un de ces fils, et donc de se convaincre que la carte nous avait vraiment correspondu plus qu'une autre — mais c'était surtout la troisième, celle qui représentait mon futur, qui m'avait marquée. Yéléna avait tiré les cartes d'un jeu de tarot assez proche des vieilles lames de Marseille, en ne gardant que les arcanes majeures. Par réflexe superstitieux, je m'attendais presque à tirer quelque chose comme la Mort ou la Maison-Dieu pour représenter mon absence de futur... ou alors le Diable de ma tumeur... mais ç'avait été tout autre chose:
    XXI — Le Monde.
    Quelque chose de plutôt positif.
    Certains disent que c'est la consécration; l'arrivée au faîte de sa vie. Le centre équilibré. À la fois le recul et le bonheur. — En tout cas, Yéléna l'interprétait comme ça. Elle me dit que ça prendrait peut-être dix ans s'il le fallait, mais que j'allais dans la bonne direction — que je conquerrai le Monde. Elle semblait tant y croire.
    J'observe son visage. Elle est très belle. Elle devrait être une actrice slave plutôt qu'une tireuse de cartes.
    Je n'ai pas envie de lui mentir, ni de lui faire du mal; alors je décide de lui parler de cette chose qui m'afflige. Lui partager le secret qu'elle ne savait pas. Pas avec des mots durs, riant de son tirage; mais avec des mots simples, lui confier ma peur de la mort, de cette mort qui s'approche chaque jour.
    — "Yéléna... J'ai une tumeur au cerveau. Je vais mourir dans quelques semaines... Je ne pense pas que je verrais ce Monde-là, dont tu me parles."
    Elle pose sa main sur ma tempe, puis me caresse les cheveux, sans un mot. Je crois qu'elle comprend ma peur. Son geste, doux, silencieux: c'est à la fois une agréable bienveillance, et à la fois comme si elle essayait de voir par le toucher cette masse rebelle qui me tourmentait dans le crâne. Un instant, j'ai l'impression que j'ai à nouveau une grande sœur. — Mon menton tremble. Est-ce donc là ce dont j'avais eu besoin pour m'ouvrir? Pour enfin libérer les vraies larmes quant à ce que je ressentais? - Accumulées depuis le rendez-vous... les horribles pensées de la mort. Je crois que les vannes vont s'ouvrir, et que je ne pourrai plus rien dire pendant une heure. Déjà, je sens quelque chose couler le long de mes joues.
    Et elle me dit quelque chose d'étrange.
    — "Mais je le sais déjà."
    Je la regarde, les yeux humides mais interrogateurs. Que voulait-elle dire? Je ne pensais pas qu'elle jouerait à la devineresse ré-ajustant ses réponses. Non; ça avait l'air sincère et presque nostalgique.
    — "Je l'ai perçu dès que je t'ai rencontrée. Le docteur n'est pas si fort que ça: c'est plutôt cinq mois. N'aie pas peur! Ne t'en fais pas! C'est juste une danse... Tu reviendras."
    — "..."
    — "Tu renaîtras homme, tu re-verras Prague, et nous nous re-croiserons brièvement. Tu auras du succès et tu verras ce Monde tôt ou tard."
    *
    Deux mois plus tard. Je n'avais toujours pas l'impression que quelque chose ait changé; pourtant, il paraît que ces types de cancer peuvent parfois affecter les processus cérébraux... Certains perdent l'équilibre; d'autres parlent soudain avec un autre vocabulaire et d'autres intonations; d'autres perdent la mémoire presque comme dans l'Alzheimer, ou alors des troubles émotionnels comme dans la maladie de Huntington. Peut-être comme pour apprivoiser le mal, j'avais, dès que j'étais rentrée, commencé à emprunter des ouvrages de neuroscience à la librairie municipale. En les lisant, je découvrais tout un monde passionnant: les expériences, les effets étranges de certaines blessures au cerveau, et puis les neurones, la myéline, les différentes parties de la complexe "boîte noire"... On en savait à la fois tant et si peu encore. — En attendant, je ne voyais pas même flou; je lisais et je comprenais sans peine.
    À l'opposé, une partie de moi-même ne voulait pas oublier ce que m'avait prédit Yéléna. Je ne croyais pas à la réincarnation ou à la métempsycose, mais j'avais commencé à me prêter au jeu des suppositions: si l'on meurt et si l'on revient, pourquoi ne s'en souvenait-on jamais? Certes, je savais qu'il y a ces séances d'hypnotisme où certains disent revenir si loin en arrière qu'ils commencent à revoir les fragments de vies antérieures; mais ça n'était jamais si convaincant que ça... La plupart du temps, ça pouvait être expliqué par des faux-souvenirs, et des projections, surtout lorsque l'hypnotisé dit revenir dix-mille ans en arrière. Il y avait aussi ces cas étonnants d'enfants qui, dans un premier temps, conservaient des souvenirs clairs et inexpliqués de ce qu'ils avaient fait avant; mais est-ce que ces cas avaient réellement été vérifiés ou vérifiables?
    Alors, par jeu ou défi, je m'étais demandée: comment le vérifier moi-même avec ma propre mort? Admettons que l'on oublie tout une fois le grand seuil passé... souvent l'on oublie presque tout une nouvelle fois au début de l'adolescence, de toute façon... Il faudrait trouver un moyen de m'adresser à la personne que je serais dans quinze ans.
    L'écriture.
    Je ne sais pas dans quel pays tu naîtras, je ne sais pas quelle langue tu parleras. Si réellement l'univers a ces synchronicités, je me borne donc à la confiance de savoir que tu liras les lignes que j'écris, tôt ou tard. À défaut de preuves, ce que je peux encore faire, ce que je peux te donner, ce sera des récits de ta dernière vie. Les découvriras-tu avec une sensation de déjà-vu? Te remémoreront-ils quelque souvenir nuageux? Auras-tu croisé ces personnes qui me connaissaient, qui seront maintenant âgées? Ou alors... est-ce que ce sera déjà des échos éloignés, et un peu sourds... À défaut; s'il te plaît — aie quelque pensée envers cette jeune femme condamnée à mourir. — Dis-toi que Moi, je pense à Toi.
  22. Criterium

    Texte
    Une entrevue dans une petite échoppe — samedi matin. Dans ce quartier, elles sont toujours tout en longueur. Le sol carrelé est taché de graisse, l'employé préposé au nettoyage du week-end n'est pas venu. Le grand Medhi râle à voix haute; l'instant d'après, il sourit aux clients, les sert, puis peste à nouveau tout en gardant le sourire. Ses éclats sanguins résonnent dans la pièce. Au fond de la salle oblongue, la demi-cloison estompe quelque peu la voix puissante. C'est là que nous étions.
    — "C'est la dèche. Je dois trouver un nouvel appartement avant lundi."
    — "Tu as quelques pistes ?", demandai-je.
    — "Pas vraiment... J'aimerais rester à proximité du quartier sans que ce soit trop cher, ça devrait être possible, du moment que je trouve une co-locataire." Après une courte pause, elle ajouta: "Et les meubles, je devrais en prendre la moitié... Je vois déjà les histoires que ça va faire. Il n'y a presque rien de toute façon" ; sur ce, elle ponctua de jurons.
    C'était une histoire compliquée, mais qui pouvait se résumer simplement : elle avait emménagé avec son compagnon sur un coup de tête il y a six mois. Pourtant, chaque fois que je l'avais rencontrée à cette époque-là, la situation était soit "parfaite", soit une galère complète ; les oscillations étaient si fortes et si fréquentes qu'il était devenu difficile de la prendre au sérieux, et que l'on se retrouvait tous à ne l'écouter que d'une oreille. Malgré ces yoyos, l'histoire semblait stable. Mais récemment, tout s'était envenimé ; il l'avait frappée, puis elle l'avait trompé, lors d'une nuit de beuverie ; d'ailleurs il l'avait sûrement déjà fait lui-même. Bref : il l'avait appris peu de temps après, et l'avait mise à la porte. Maintenant, elle n'avait que ses deux gros sacs remplis de vêtements et de papiers. Elle dormait sur un matelas dans le salon d'une amie ; c'était une solution temporaire, puisque que celle-ci y habitait avec sa mère et deux bébés, et qu'il n'y avait déjà qu'à peine de place pour tout le monde. Tout du moins, cela évitait d'avoir à dormir dans la rue.
    — "Et toi, tu vis toujours avec les artistes fous ?", demanda-t-elle.
    J'acquiesçai. C'était comme cela qu'elle appelait mes colocataires. Nous avions une maison perdue dans les bois, au nord de la ville. C'était une sorte de coopérative, où cinq personnes vivaient comme une famille; il y avait Jean, le "père" : 50 ans, cheveux longs et gris, sans doute ancien hippie, un artiste-peintre dans un corps de lutteur. Les trois autres, plus jeunes, étaient tout autant artistes, et chacun avec un médium d'expression différent : le dessin, la peinture et le graff. J'étais la cinquième ; la seule fille du groupe ; moi je me battais avec les mots. Lors de certaines soirées que nous avions fini par appeler des "ateliers familiaux", nous nous amusions à tous créer quelque chose, chacun à sa manière — plutôt que de se contenter, comme beaucoup, de parler des exploits de beuverie du passé et de ceux à venir... C'était une manière de se motiver à faire — et nous avions ainsi accumulé tant de toiles démentes... Je m'étais petit à petit attachée à cette manière originale d'explorer l'inspiration. En plus, ils étaient adorables avec moi.
    Elle avait sans doute eu envie de me demander d'être la co-locataire providentielle... — "Ç'aurait été cool si l'on pouvait se trouver un truc ensemble", mentionne-t-elle, jouant enfin sa carte. Puis, après une pause : "...mais c'est vrai que ce serait moins d'inspiration pour toi". J'avais évité la flèche grâce à un simple silence ; et alors je devinais qu'elle s'apprêterait à prendre congé, son véritable but quant à notre entrevue atteint.
    Des éclats de voix plus violents se font entendre.
    Est-ce l'employé enfin là ? — Difficile d'en juger: un attroupement venait de se former devant le comptoir; quelque chose d'électrique dans l'air se faisait ressentir. Des vociférations ; quelque chose ne tourne pas rond, et l'atmosphère devient tranchante. Mon amie le ressent elle aussi; elle est paralysée, ne fait plus aucun bruit, comme si elle étouffait... — — — Un son sec et violent; particulièrement puissant, fait siffler les oreilles. Devant les yeux, des étoiles scintillent...
    Soudain, je me réveille; c'est comme si par accident, alors que la paralysie atteint tout le monde, je me suis libérée de chaînes en acier. J'attrape mon amie par le poignet et nous nous ruons vers l'arrière-boutique; nous traversons en trombe la petite cuisine sale, et sortons par l'arrière, là où une petite porte en fer mène aux traboules. Nous nous faufilons au pas de course dans une direction, et quelques labyrinthes plus loin nous trouvons une porte entrouverte ; lourde, métallique, elle mène en contre-bas à un corridor sans issue, une sorte de petite cour intérieure. Nous fermons la porte et reprenons notre souffle. Que s'est-il passé ?
    Mon amie fait un son étrange; une sorte de long gémir. Je la regarde en face et, dès qu'elle aperçoit mes yeux sur son visage, elle fond en larmes. Elle tremble. C'est comme si un énorme poids soudain s'impose sur la gorge et le ventre ; le stress de sa situation ayant rempli le vase — qui n'avait alors eu besoin que d'un son violent pour déborder. La voir ainsi me fait mal ; et je craque moi aussi. Dans les bras l'une de l'autre, nous pleurons ; nerveusement ; confusément. Pourtant, nous n'avons aucune idée de ce qui a bien pu se passer là-bas ; peut-être même rien du tout, une simple dispute ? — ou un événement terrible ? — Ces derniers temps, les nerfs de tout le monde semblaient plus électrisés.
    — "Qu'est-ce qui se passe ici ?", fait une voix forte.
    Nous relâchons l'étreinte. Je me tourne vers la voix. C'est un homme au regard énervé. Il est massif, brun, méditerranéen — il nous observe sévèrement. Ça devait être la cour intérieure de son appartement ; il avait dû se dire que le son venait d'ici. Impossible de dire un mot ; ma gorge est bouchée, et mon amie s'est assise et continue à pleurer. Au fur et à mesure de quelques minutes qui paraissent bien plus longues, ses traits se détendent un peu. Il comprend que quelque chose s'est passé. — "J'appelle la police", fait-il. Je ne sais plus ce qu'il s'est passé ensuite; un poids s'est levé; je ne peux revoir que quelques images confuses — un attroupement de voisins, un uniforme, et T. qui vient me chercher.

    — "Tu as vu les journaux ?", me demande-t-elle au téléphone quelques jours plus tard.
    — "Non".
    Puis, j'ajoute, me demandant si elle l'a déjà oublié : — "Tu sais que je ne les lis plus depuis longtemps... S'il y a quelque chose d'intéressant les artistes fous en parlent, ou alors T. me le dit, de toute manière. En tout cas... rien sur l'autre jour."
    — "Justement : je n'ai rien vu non plus. Il ne s'est rien passé.", dit-elle d'une voix étrange. Elle répète: "Il ne s'est rien passé".
    Nous nous donnons rendez-vous dans le quartier où l'événement a eu lieu. Comme c'est dans la vieille ville, un endroit toujours peuplé, quelqu'un a forcément vu quelque chose ; et puis le plus simple serait de juste demander à Medhi. — C'est ainsi qu'une demi-heure plus tard, nous nous retrouvions dans le dédale des petites rues attenantes. En revoyant mon amie, je remarquai que quelque chose dans les traits de son visage avait changé ; une sorte de détermination, un mélange de force et d'inquiétude. Ou alors, c'était le fait qu'elle avait remis les lunettes noires empruntées à son amie — à propos pour cette expédition-détective. Quelques pas plus loin, nous étions à nouveau devant l'échoppe. C'était fermé.
    Quelque chose dans l'atmosphère n'était pas exactement le même. Pourtant je reconnaissais bien cette rue piétonne ; les façades des appartements alternant le rose et l'ocre ; les odeurs de rue, car il y avait toujours un vendeur à la sauvette pour y griller quelques marrons ; les visages des passants, toujours à la lisière de ceux que l'on pensait y reconnaître... Sans devenir une sensation de déjà-vu, je reconnaissais bien les lieux. — Et pourtant : là, entre cette porte d'immeuble et le petit magasin de cartes postales, là devait se trouver l'endroit. Mais c'était fermé, et qui plus est : l'écriteau a disparu — la porte est doublée par un grand morceau de bois clair, et cadenassée. L'aspect d'un espace à louer depuis des mois. Or c'était il y a trois jours à peine. Nous nous approchâmes toutes les deux des interstices de la vitre, pour voir l'intérieur. Il y avait suffisamment de lumière en provenance de la rue pour avoir une vue d'ensemble de la salle oblongue ; il y restait bien des chaises, à la même place que la dernière fois ; et puis, à l'entrée, le comptoir où se tenait d'habitude Medhi. Les carreaux du sol étaient toujours aussi sales que dans notre souvenir. Par contre, l'endroit était complètement vide. Aucun ustensile de cuisine derrière le comptoir ; aucune trace de nourriture, pas même une tache de sauce ; aucun verre, aucune bouteille, tout était résolument vide. Comme si l'on avait tout déménagé, sauf les chaises, en deux jours, et en oubliant même de poster une notice pour indiquer que l'endroit fût à reprendre... — Par réflexe, je scrute chaque carreau du sol — puis la surface des murs : le son avait été si fort et si sec ; si ç'avait été une altercation ou même un coup de feu, des traces devaient forcément en rester. Pourtant, rien du tout : pas de sang, pas de fêlures, l'endroit est aussi vide d'indices que de vie.
    — "C'est vraiment bizarre", finis-je par dire.
    Nous nous rendîmes au magasin attenant. Quel fouillis là-dedans ! Des étagères et des étagères de babioles, de bric-à-brac, et surtout de nombreux présentoirs tant recouverts de cartes postales qu'ils en prenaient l'air d'être des arbres à touristes. Là, l'arbre à photos de la région ; là, l'arbre humoristique ; là, l'arbre des enfants. Nous traversâmes la forêt pour retrouver, au fond de la boutique, le gérant qui s'y tenait toujours, jour après jour, dimanche inclus. Nous ne le connaissions pas mais l'avions toujours vu ainsi, même visage, même pose ; lui devait forcément se tenir là, sans doute exactement de la même manière, lorsque "ça" était arrivé.
    Avec des mots un peu confus, mon amie lui demande s'il connaît la raison de la fermeture. — L'homme ne sait pas. Il remarque juste que cela fait trois jours. Il connaît bien le grand Medhi, mais ne l'a pas vu, lui non plus — il s'était dit qu'il devait être parti en vacances, mais avait lui aussi remarqué que la fermeture semblait définitive. C'était plutôt décevant ; il pensait que son voisin lui dirait au moins au revoir. — A-t-il entendu quelque chose l'autre jour ? — "Oh, vous savez, il y a tellement de grabuge certains soirs... Alors une fois de plus ou de moins..." — — Malheureusement, il ne sait rien. Le mystère demeure.
    Mon amie avait semblé inquiète, mais rapidement son problème principal lui était revenu à l'esprit : trouver un logement. Se souvenant alors aussitôt que je ne pouvais ou voulais pas devenir sa colocataire, elle prit rapidement congé. Je me retrouvai seule, là, dans la rue, regardant sans vraiment le voir l'intérieur de l'échoppe ; me demandant si j'avais rêvé une partie de la scène. Peut-être qu'il est réellement possible de partager un rêve à deux ? Appelle-t-on cela une hallucination ? Ou est-ce que cela est compris dans le terme de "folie à deux" ? Je croyais que c'était plutôt quelque chose de progressif, le développement dans le temps d'une psychose qui s'empare de deux personnes vivant ensemble mais isolées ? Pouvait-ce aussi être une sorte de cauchemar, immédiat, et partagé avec quelqu'un avec qui je n'avais somme toute pas tant d'affinités que ça ? ... — —
    — — Tard le soir... Moi et les artistes-fous avions décidé qu'il était temps de s'enivrer l'esprit et le corps et d'en exorciser les démons avec un "atelier familial". J'avais décidé de ne pas utiliser de mots, cette fois : une toile était disposée sur le plancher et, ayant emprunté un fusain à l'un de mes colocataires, je m'étais accroupie à même le sol, à demi-consciente, pour griffonner sur la surface de grands traits au fusain. Mes mains étaient assombries ; l'ayant oublié, j'en avais petit à petit acquis des traces sur le front et les joues. Hallucinée, je laissais une énergie inconsciente et insoupçonnée s'emparer pour moi du grand bâton de bois brûlé, et grattai un carré noir sur le carré blanc... la perspective petit à petit s'y ajouta ; et quelques chaises ; un comptoir... j'avais sans y penser retracé l'intérieur de la petite échoppe.
    Comme dans une scène de rêve, j'y griffonnai violemment des formes noires — des silhouettes... Quelques instants plus tard, il me semble me réveiller. Ça n'était pas le cerveau qui tourne... non, c'était plus prosaïque : à force de mouvements violents, je m'étais coupée sur quelque chose, et c'était la douleur qui m'avait fait reprendre mes esprits. Alors je redécouvris la scène que j'avais repeuplée d'ombres. Les silhouettes assises et debout, comme une clientèle des ténèbres dans une sorte de rêve en noir et blanc... et en... rouge : il y avait des traces de sang, qui venaient évidemment de mon poignet, mais qui me semblèrent à l'instant comme une vision me révélant finalement ce qui eût pu s'y dérouler il y a quelques jours. Car ce sang, ce n'étaient pas des petites gouttes ; c'étaient des traces frottés, des lignes zigzagant, et prenant finalement la forme de flammes. Quelques personnages de la scène avaient ainsi acquis une "couronne" : au-dessus de leur tête, le sang dessinait le symbole du feu. — Comme s'ils avaient été choisis, inconsciemment. Comme si, dans un deuxième monde où nous ne serions que des ombres de nous-mêmes, des contours, il suffisait qu'une marque nous désigne... pour que, sans un mot, sans une explication : comme une flamme qui s'éteint avec un petit trait de fumée grise... nous disparaissions.
     
     
     
    (Petite note : C'était un texte qui restait sur le blog à l'état de brouillon depuis juillet 2017... Avec toujours une hésitation quant à la direction à prendre... Finalement retravaillé aujourd'hui, en avril 2021, dans un état presque aussi halluciné que la narratrice, pour voir où allaient s'inviter les flammes.)
     
  23. Criterium

    Poème en prose
    L'homme laid s'arrêta un instant dans le cadre de la porte, s'assurant que je le suivais toujours — son rictus immonde, sa peau grisâtre, ses mains en griffes de vautour... Me faisait-il signe ? Déjà il s'effaça, plus loin encore. À travers les pénombres d'une cour intérieure pavée d'octogones, qui me paraissent soudain tous plus horribles les uns que les autres, déformés, aux arêtes traîtresses. Il voulait que je le suive. Chaque pas une nouvelle erreur ; et pourtant, chacun m'empêchait un peu plus de vouloir un retour. — Une ombre dans un escalier étroit, haut, semblant presque sans fin... — Le bruit sourd des marches gravies... Et puis... Un seuil... La pièce.
    Il se tient là, au fond, longiligne, brindille... au visage satanique ; son sourire : à tout moment je sens qu'il pourrait sautiller sur place, jouissant d'allégresse — celle de l'artiste dévoilant son chef-d'œuvre — car c'était là bien ce qu'il faisait ; sans un mot... il me montrait ça.
    Contre le mur violet était épinglée la grande peau d'un homme — étendue, étalée, impudique — et tout autour, les innombrables branches d'un riche feuillage... dont l'obscurité empêchait de savoir s'il s'agissait de nerfs disséqués ou de véritables commiphores. Il y a bien des fleurs qui les parsèment ; rouges comme des gouttes de sang. Mais au milieu de la tenture — au centre de la tapisserie de chair — cette tête d'homme est encore pleine de vie. Ses yeux me voient ; à ses tempes battent les artères. Il froncerait les sourcils s'il en avait encore. — — Va-t-il parler ?
    — "Vois ! J'ai perdu l'envie de faire, puis j'en ai perdu le pouvoir. Je suis devenu l'homme-plante, le trophée de notre siècle."
    En entendant cela, celui qui m'a guidée jusqu'ici pouffe et glousse. Sa ruse fonctionne peut-être — un message d'outre-tombe. Tour de magie morbide ? A-t-il installé un microphone pour faire parler le mort — ou a-t-il gardé sa créature vivante ? Comme un lutin moqueur, il se gigote encore... Puis un reflet soudain me montre ce qu'il tient dans la main : la longue, l'effilée — l'alêne !
    Son visage laid à nouveau menaçant — ses longs doigts qui se crispent — sans un mot il veut me forcer à m'en rendre compte de moi-même ; il veut que je pose une question à l'écorché. Ma mâchoire n'obéit qu'à peine ; impossible de colorer le souffle par ma voix, que je devine cassée et sonnant fausse. Quelques mots dissonants, d'un ton que je ne me reconnais pas...
    — "Est-ce... Est-ce que tu as jamais été en vie ?"
    La tête rirait si elle le pouvait ; agitée de soubresauts, l'horrible réponse résonne comme une sorte de hoquet : — "Je suis la vie elle-même !"
     
  24. Criterium
    — "Tu voulais me dire quelque chose?"
    L'homme avait fini par prononcer quelques mots, gêné par le silence. Sa compagne, assise en face, alternait le regard entre lui et la grande fenêtre; agitant encore sa petite cuillère dans la tasse de café, alors que ce qui avait dû être un peu de crème, ou un morceau de sucre, y avait disparu depuis longtemps. Au-dehors, la vue sur une rue passante et une place de parking n'avait rien de bien remarquable. On venait ici plutôt parce que le café était bon, ou parce que c'était un lieu de passage — un lieu entre d'autres lieux —, ou parce que l'on y avait ses habitudes, ou alors, en dernier recours, on connaissait l'un des étudiants qui y devenaient serveurs. — Pourquoi avait-elle insisté pour qu'ils se voient là, et pas chez lui comme il l'avait d'abord proposé?
    Quelques sons de fourchettes clinquant sur des assiettes, de cuillères contre d'autres tasses, et puis le brouhaha léger d'autres inconnus qui eux, par contre, tenaient de longues conversations. Dans leur coin, toutefois, c'était toujours le silence. Ça devenait pesant. Il n'avait pas l'habitude de ça. Ni avec elle, ni avec les autres. — Alors ce fut la gêne qui une fois encore se fit entendre:
    — "Tu veux me dire quelque chose?"
    — "Oui."
    Le premier mot! - Il considéra cela comme une victoire. Il commença à se dire que peut-être qu'elle n'avait qu'eu besoin de lui pour finalement s'ouvrir, qu'il fallait qu'il fasse tous les efforts... Comme au premier message, quand il avait toqué à la porte de la boîte de messagerie d'une inconnue. Il avait joué le chaud et le froid, insisté pour une rencontre rapide — très étonné que celle-ci se fasse — petit à petit charmé la demoiselle. Mais alors pourquoi restait-elle si distante? À coup sûr, se dit-il, elle avait des lois qui lui dictaient le déroulement des étapes ("ne pas embrasser le premier soir", "ne pas répondre trop vite", etc.) — et elle allait juste lui demander d'officialiser un début de relation.
    — "Je ne veux plus que l'on se voie."
    Silence. Il ne comprenait plus.
    Elle ne se sentait plus très bien. Cet endroit est hideux, pensa-t-elle. Entre un parking et une famille nombreuse qui finit une crêpe... Tout à fait à l'image de ce qu'il voulait imposer. L'homme n'avait-il pas 31 ans? Pourquoi donnait-il alors tant l'impression d'être tout juste sorti de l'adolescence, et d'appliquer les schémas appris en cour de récréation de dragueurs tout juste pubères? À vrai-dire, ça se sentait depuis le début... Un poids, un tel manque de légèreté... Et cette manie de vouloir diriger, imposer, qu'il y ait un plan... — plutôt que de laisser quoi que ce soit arriver de soi-même... Trop subtil: il aurait fallu être à l'écoute de ces bulles qui pétillent. Pour lui, il n'y avait que le soda qui pétille, pas les atmosphères. Si je lui disais, il ne comprendrait même pas, réalisait-elle.
    — "Pourquoi?"
    Il avait posé la question presque méchamment. Les explications tomberaient à l'eau: incapable d'en entendre aucune, il ne les écouterait que dans la mesure où il décortiquerait, et essaierait de prouver par a plus b qu'elle avait tort et disait n'importe quoi. Une sorte de rationalisation minable et qui la niait — une façon de dire que ton opinion ne compte pas, ton ressenti ne compte pas, ne dis rien et laisse-toi faire. Horrible. Un simple mot qui lui confirmait tous les autres. Alors elle fit le geste de s'apprêter à partir: remettre le sac à l'épaule, se redresser et s'approcher du bord de la banquette, là où il sera possible de se mettre debout. Autant partir tout de suite.
    — "Stop."
    L'homme s'était déplacé de la même manière — comme pour rester exactement en face d'elle — comme pour devenir un obstacle. Ah, elle ne lui échapperait pas. Personne ne lui avait encore sorti ça comme ça: il voulait une explication. Convaincu qu'elle n'avait pas tant de volonté propre que ça — n'était-il pas celui qui d'habitude dictait les conversations, les lieux visités? et donnait de son énergie — alors qu'elle, comme l'eau, tranquille, se laissait mener... Alors une fois encore, il endossa le rôle de l'homme fort: elle allait lui confier son trouble et il allait soigner ce qui ne pouvait être qu'une fausse impression, puisque tout allait si bien entre eux en ce début de relation.
    Elle se redressa. Il en fit de même. Elle se rassit. Il en fit de même.
    — "Tu vas m'empêcher de partir?"
    — "Oui. Explique d'abord."
    — "Je n'ai pas à me justifier... Tu ne vas pas comprendre et tu ne vas rien vouloir entendre. C'est pourtant si simple, nous ne sommes pas faits l'un pour l'autre. Incompatibles. Ça ne colle pas du tout. Je me suis aperçue que ç'avait été une erreur de se voir la première fois... J'étais bête, je pensais que l'on pourrait devenir amis. — Mais je vois bien que non."
    — "Mais non, tu as tort. Tout se passe — se passait — parfaitement bien entre nous... jusqu'à ce que tu me fasses cette comédie, aujourd'hui."
    Elle avait eu presque un sourire — nerveux, irrité — en entendant la réponse plus ou moins escomptée. Elle se leva à nouveau.
    — "Tu vois: tu ne m'écoutes pas, et pire, tu me nies. Rien à ajouter."
    Lorsque quelque chose va mal, l'atmosphère de certains lieux se teinte. C'est peut-être réellement une couleur inconnue et que l'on ressent autrement que par la vue; c'est peut-être tout simplement l'intuition, en voyant quelque chose d'inhabituel dans la périphérie de l'œil ou du cadre. C'est encore... tous ces petits points de lumière qui sautillent çà et là. Et le fait de soudain entendre ses oreilles faire un tintement très aigu — plutôt que l'inverse. Partout dans le café, cette lourde chape s'est abattue. Le moment précis où toute l'ambiance avait basculé?
    Elle s'était éloignée — il s'était levé et suivit deux pas — il l'avait rattrapée et comme poussée contre le zinc du bar pour bloquer la seule sortie — elle ne le regardait même plus, essayant de passer — et finalement: il avait saisi son poignet, avec tant de force, que l'un des bracelets lui coupait la circulation sanguine — immobilisait ses doigts, qui tremblaient.
    Les gens avaient senti que quelque chose se passait; mais la plupart cherchaient encore ce qui avait donné cette impression. Et ceux qui verraient — feraient-ils quelque chose?
    L'homme avait hurlé: "Reviens t'asseoir!" — et la réponse était un cri causé par le poignet douloureux.
    Maintenant tout le monde savait: tous voyaient cet homme furieux, saisissant le bras de la femme, tentant de la ramener vers la banquette, et elle qui se tenait au zinc et avait mal. Dans beaucoup d'endroits en France, les gens se contenteraient d'observer le reste de la scène. L'horreur laissée publique. Mais pas ici. Il reste certains lieux où au moindre problème, les foules, d'autres hommes, s'attroupent et s'occupent immédiatement de changer les choses. Où l'on se jette sans réfléchir dans les embrouilles. Où l'on se soucie peu de sa petite personne: si l'on reçoit un coup mortel, c'est l'idée qui survit, pas l'homme, et que c'est bien elle qui est la plus importante. Loin des calculs individualistes de ceux qui veulent juste survivre: on survit loin des combats, et l'on ne se bat plus pour rien — l'on ne vit plus que pour soi-même, donc c'est-à-dire plus pour rien. — Ici, certains n'accepteraient jamais: parce que cette femme, elle pourrait être ta fille, ta sœur, ta cousine ou ta mère.
    Ainsi, quelques personnes s'étaient immédiatement attroupées autour de la scène, et l'un s'était tout simplement jeté sur l'homme. D'un geste habile qui devait trahir des années de travail sur un tapis, il l'avait séparé, projeté sur le sol, et immobilisé, avec son poignet contrôlant un étranglement — non pour lui faire perdre connaissance, mais pour le calmer et lui faire bien comprendre qui était le plus fort.
    Venait le moment où tout le monde était immobile: la foule autour — le serveur avec le téléphone en main — les deux hommes au sol — la femme qui se frottait le poignet. — Le moment où selon les quelques prochains mots, personne ne savait encore s'ils allaient juste relâcher tout le monde, ou appeler la police, ou le passer à tabac, ou un peu des trois. — Mais une chose avait été claire, mis à part la confirmation qu'ils ne se reverraient pas...
    Ce jour-là, tout le monde avait perdu quelque chose.

    (Faites attention à qui vous rencontrez sur le forum.)
  25. Criterium
    Nuit. Il fait froid.
    Les nuits sont si froides, sur la place, qu'à chaque bouche d'égout de grands nuages de fumée s'envolent et s'épaississent. Les volutes montent... On ne voit plus qu'à quelques mètres dans ce brouillard. Les façades des bâtiments deviennent floues. On ne devine plus que la forme générale de la place — le grand carré verdi. Le parc. Le grillage ne fait qu'un mètre, tout autour des buissons; c'est la fumée et la brume qui donnent l'impression qu'il y a un espace enclos — la place dans la place. Aucune lumière; les façades sont gris clair, les buissons sont gris foncé. D'autres plantes, elles, semblent presque noires. — Et pour peindre dans la grisaille: un souffle, une respiration... et l'on y trace de nouvelles formes sur l'air froid.
    Personne dans les rues attenantes. Êtes-vous seul?
    Non: impossible. Car certains sons, cachés par-delà le brouillard, semblent presque humains. Des hurlements. Des voix qui forment presque des mots — et trahissent la présence d'au moins une dizaine de personnes. Il faut sauter par-dessus le grillage, s'approcher du centre du parc... Là, un endroit où à d'autres heures les familles nombreuses viennent laisser jouer leurs enfants: quelques bancs de pierre, abrités par de grands chênes, disposés autour d'un grand espace — La zone n'est pas en béton, mais couverte d'une fine poudre claire, un mélange de terre et de sable qui donne ces gravas très fins, presque comme de la craie, et que la ville choisit de déposer dans tous ses espaces verts.
    C'est là que les jeunes hurlent. Ils ont tous le regard fasciné, fixé vers le centre de la scène.
    Là, au milieu, deux hommes barbus et malodorants qui se battent. Ils sont échevelés, âgés. Le combat les a déjà à demi-dévêtus: certains haillons traînent sur le sol, couverts de poussière. L'un d'entre eux n'a plus qu'une seule chaussure au pied. Ils se frappent en poussant des grognements animaux. L'odeur est infecte. À la fois la saleté, l'adrénaline, la sueur... et aussi la légère odeur métallique du sang: sur le sol, de grandes flaques et d'innombrables petites gouttes. Le sang est plus noir que rouge, dans la pénombre. Les deux nez sont déjà cassés. L'énergie des premiers coups est déjà passée: maintenant, les crochets sont maladroits et plus lents, dans de grands mouvements circulaires. Le sang dans les yeux et dans la bouche rend les deux clochards furieux, mais ils sont déjà épuisés et à demi-aveugles. — Alors, la foule des jeunes aboie en rythme, pour leur signifier que le combat n'est pas fini.
    Le public est assoiffé de sang. Ils veulent que les coups fassent plus de bruit, que la frappe fasse plus mal. Ils veulent que l'un des deux gladiateurs modernes soit terrassé. — Finalement, au bout de longues minutes particulièrement déplaisantes, leur souhait est exaucé: l'un des hommes fait une mauvaise chute après avoir reçu un coup de coude au menton, et s'écroule sur le sol plein de poussière et de sang. Son tee-shirt gris n'est plus qu'un lambeau; il ne porte plus qu'un vieux jeans et des chaussettes semblant avoir cristallisé sur son corps. Mais personne ne lui prête plus attention. L'autre homme lève les bras, incapable de penser, encore fou furieux, et hurle à la mort pour célébrer sa victoire. Son visage est tuméfié. Il est en aussi mauvais état que l'autre. Mais lui est le centre du spectacle: la foule le fête dans de grands cris animaux. Il est le vainqueur.
    Un jeune en jersey et jogging s'approche finalement — il doit avoir 18 ans tout au plus — et lui tend un bout de papier. Un billet. 20€.
    Derrière lui, on aperçoit aussi que deux autres hommes âgés et hirsutes commencent à faire de grands mouvements pour s'échauffer. Il y aura un second combat, ce soir. Les deux nouveaux ont l'air plus grands, plus costauds, plus vifs; peut-être sera-ce là l'événement principal. Un spectateur musclé traîne le corps inconscient et sanglant pour le dégager du milieu de l'arène, et l'abandonne plus loin, sur le gazon, en position latérale de sécurité — peut-être la seule attention que le gladiateur vaincu recevra le reste de sa nuit. — S'il survit - ou pas - ce sera un autre combat, celui-là qu'il mènera avec lui-même. Les journaux n'en témoigneront probablement pas le lendemain.
    Les deux nouveaux combattants se font face. Ils sont prêts à en découdre. Ils se montrent déjà les dents. Ils attendent le signal. Le jeune en jersey éructe:
    — "À ma gauche, Dédé-le-Vif! À ma droite, Jacquot-le-Gredin! Attention, à mon signal, ça va se hagar!"
    Elle, la Nuit, est toujours aussi froide.
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