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2036. Chapitre Six : Avant la mission (9).


Gouderien

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Au mess l’attendait une sacrée surprise, sous la forme d’un grand type roux qui, une bière à la main, était en grande conversation devant le bar avec une blonde vêtue d’un jeans et d’une chemise hawaïenne. En voyant entrer les nouveaux venus, il lança d’un ton ironique :

-          Tiens, voilà les touristes !

Puis son regard se fixa sur Gérald.

-          Mais j’te connais, toi !

Étonné, le journaliste considéra avec plus d’attention ce gaillard impressionnant, vêtu d’un pantalon de treillis et d’un T-shirt rayé bleu à la mode bretonne. Il connaissait ce gars. Enfin, il l’avait connu, dans une autre vie…

-          La Bête ! éructa l’homme en se précipitant vers Gérald.

-          Leduc ! répliqua celui-ci, en lui ouvrant les bras.

Ils s’étreignirent longuement. Cela faisait deux décennies qu’ils ne s’étaient pas vus. La dernière fois qu’ils s’étaient croisés, c’était à Kaboul, au mess principal des forces alliées. Leduc, ou plus exactement Thierry Leduc (mais tout le monde l’appelait « le Grand duc »), était, tout comme lui, caporal, mais il avait bon espoir de passer sergent, et il était fermement décidé à rempiler. Ils avaient vécu ensemble des aventures abracadabrantesques, parfois tragiques, parfois pittoresques voire franchement comiques. Cela pouvait sembler curieux, mais même dans ce pays abandonné des dieux, il arrivait qu’on se marre bien – enfin, à condition d’apprécier l’humour noir, bien entendu.

La blonde se retourna ; elle portait un bandeau sur l’œil droit, comme les pirates, sauf que le sien était blanc. A part ça, elle était plutôt agréable à regarder.

-          Tu ne nous présentes pas ? demanda-t-elle à Leduc.

-          Sergent-chef Marion Norman, dit-il en désignant la fille.

-          Enchanté, fit le journaliste en serrant la main qu’elle tendait.

-          Et voici le caporal…

-          Non, sergent-chef aussi. Je suis monté en grade.

-          … Gérald Jacquet.

-          Vous pourriez nous présenter aussi, intervint Diallo, et le journaliste s’exécuta.

-          Mesdames-Messieurs, commença Leduc en s’éclaircissant la voix – et les conversations dans le mess s’éteignirent peu à peu – l’homme qui vient d’entrer était, il y a quelques années de ça, mon camarade de chambrée, et de combat. Et surtout, il possède une caractéristique unique.

Gérald le voyait venir avec ses gros sabots.

-          Il a dans le dos, continua le sous-officier, le tatouage le plus spectaculaire que j’ai vu de ma vie. Montre-nous ça, Gégé !

Avec une dextérité fruit d’un long entraînement, le journaliste tira sa chemise au-dessus de sa tête et montra son dos, ce qui entraîna aussitôt des réactions diverses, allant du cri d’horreur jusqu’au murmure d’admiration.

-          C’est fascinant ! s’exclama le sergent-chef Norman. Vous permettez que je fasse une photo ?

-          Pourquoi pas ?

Elle souleva le bandeau qui couvrait son œil droit, dévoilant ce qui ressemblait à l’objectif d’un petit appareil photo. Elle appuya sur le bouton d'un petit boîtier qu'elle portait à la ceinture. Il y eut un léger bruit, comme celui que ferait un zoom qu’on ajuste, puis l’œil électronique cligna deux fois.

-          Merci, dit-elle en replaçant le bandeau. C’est mon œil bionique ! ajouta-t-elle en riant.

Plusieurs autres sous-officiers voulurent également prendre cet étonnant tatouage en photo, mais il en eut vite assez.

-          Bon, fin de la récréation, lança-t-il en reboutonnant sa chemise.

Il songea, avec une certaine mauvaise humeur, qu’au moins la moitié de ces militaires devait posséder une page Faceplouc, et qu’ils allaient s’empresser de poster dessus le magnifique cliché qu’ils venaient de prendre de ce chef-d’œuvre de l’art du tatouage. Et demain le monde entier saurait que le célèbre journaliste Gérald Jacquet s’entraînait avec les commandos français au fort de la Pointe aux Lièvres. Bonjour la discrétion ! Cela dit il y avait une solution simple à ce problème : il pourrait toujours dire que c’était pour un reportage, et le prouver en rédigeant un article sur cette semaine de stage. Dès qu’il aurait Ghislaine au téléphone, il faudrait qu’il lui en parle.

-          Qu’est-ce que tu fous ici ? demanda le sous-officier. Ne me dis pas que tu as rempilé !

-          Non, je suis juste là pour une semaine. Un stage de mise à niveau, en quelque sorte.

-          Je te croyais journaliste !

-          Tout à fait ! L’un n’empêche pas l’autre. Et toi ? dit-il en s’adressant à Leduc. Tu es quoi, maintenant ?

-          Adjudant-chef, mon pote ! Et oui, qui aurait cru ?

A son âge, ce n’était pas une situation tellement brillante, mais Gérald se garda bien d’en faire la remarque. Il terminerait sa carrière comme capitaine, au maximum. Leduc était un brave type, et un bon soldat, mais il avait arrêté ses études assez jeune, et ça se voyait – sans parler de son penchant naturel pour la boisson, qui était déjà un problème une vingtaine d’années plus tôt, et qui n’avait pas dû s’arranger depuis. N’empêche, c’était agréable de rencontrer une tête connue.

-          Tu es de passage comme moi, ou tu bosses ici ? demanda-t-il.

-          Je travaille ici, répondit Leduc. Je m’occupe de l’intendance.

-          Ah, d’accord.

Pour fêter ces retrouvailles, Gérald offrit une tournée générale. Puis ils allèrent dîner.

La nourriture s’était un peu améliorée depuis son époque, et elle était surtout plus diététique – en plus, c’était la cantine des gradés – mais bon, ce n’était pas encore demain que la Pointe aux Lièvres aurait ses étoiles dans le Michelin. Dans la salle, un poste de télévision diffusait une chaîne d’infos en continu, et c’est ainsi que Gérald apprit que, pour la première fois depuis peut-être six semaines, le temps allait changer. La météo prévoyait en effet pour les jours à venir une série de violents orages sur l’Ouest, accompagnée d’une baisse des températures qui ne pouvait être que bienvenue. Cette nouvelle entraîna une discussion générale sur le temps, avec les protestations habituelles contre la canicule – sauf qu’ici il faisait 25 degrés, soit largement 10 de moins que dans la capitale ! Cette canicule à la mode bretonne semblait nettement plus supportable que celle de Paris.

Thierry Leduc lui présenta plusieurs de ses collègues sous-officiers, puis raconta quelques anecdotes à propos de son fameux tatouage. Il avait une bonne mémoire, car c’est à peine si Gérald s’en souvenait. C’est vrai qu’un jour, en Afghanistan, au fin fond d’une région dominée par les Talibans, devant faire parler plusieurs suspects, Leduc leur avait annoncé, par le truchement d’un interprète, que le caporal Jacquet était en fait le Diable, et que pour le prouver il allait leur montrer sa véritable nature – et Gérald avait enlevé sa chemise et s’était retourné, terrorisant non seulement les Afghans suspects, mais aussi l’interprète pachtoun, qui s’était enfui en courant ; la saga « Alien » n’avait pas dû parvenir jusque dans ces contrées reculées, et de toute façon ces musulmans rigoristes détestaient le cinéma occidental. Ils mangèrent, rirent beaucoup et burent pas mal également, et Gérald rentra dans sa chambrée assez tard.

Finalement les choses se présentaient plutôt mieux qu’il ne s’y attendait ; cela dit, on l’aurait réveillé à deux heures du matin pour faire une marche de nuit type « 50 » (50, car on parcourait 25 kilomètres dans la nature, avec un sac à dos chargé de 25 kilos de briques ou de parpaings), que cela ne l’aurait pas étonné plus que ça.  

Dimanche 17 août 2036 :

Le réveil eut lieu dès l’aube. Gérald mit une fraction de seconde à réaliser où il était, et ce ne fut pas une découverte agréable. Il eut juste le temps de prendre une douche, de se raser et de s’habiller, avant de sortir avec ses camarades de chambrée pour le lever des couleurs. Le trompette jouait faux, et le journaliste faillit éclater de rire. C’était la même chose vingt ans plus tôt : certaines choses ne changeaient jamais…

Puis ce fut le petit-déjeuner au mess. C’était plutôt meilleur que dans son souvenir, avec des jus de fruit, des croissants – sans doute parce que c’était dimanche -, des toasts et de la confiture, et même des œufs au bacon. Mais les meilleures moments ont une fin, et à 8 heures les choses sérieuses commencèrent. D’abord, en guise de remise en forme, les stagiaires (ils étaient au total une vingtaine, venant de diverses unités – il y avait même un sous-officier de gendarmerie sénégalais -, mais Gérald était de loin le plus âgé) eurent droit à deux heures de sport : gymnastique, athlétisme enfin piscine. Puis ils entrèrent dans un salle de cours et on leur dispensa deux heures d’information sur les armes d’infanterie les plus récentes, avec théorie et pratique, c’est-à-dire examen et démontage de matériels, français ou étrangers, dont certains semblaient sortis d’un film de science-fiction.

Après le repas de midi, pris au mess, suivi d’une pause qui dura jusqu’à 13 heures, ce fut une autre histoire : ils rentrèrent dans leurs chambrées pour se mettre en tenue de combat, rangers aux pieds ; on distribua à chacun un pistolet-mitrailleur et un sac à dos particulièrement lourd, et ce fut le départ pour une marche de 20 kilomètres, dans l’intérieur du pays. Le soleil tapait dur, même si bien sûr ce n’était pas la canicule qu’il avait connue à Paris ou en Dordogne. Ils étaient accompagnés par des sous-of’ hargneux et gueulards, dans la grande tradition militaire. Jadis Gérald avait fait pas mal de randonnées et il adorait marcher, mais c’est vrai que ces dernières années il s’était un peu laissé aller – et puis le poids du sac à dos sur les épaules se faisait sentir. Dans l’ensemble cela ne se passa pas trop mal ; bien des stagiaires plus jeunes avaient plus de mal à suivre que lui. Mais le journaliste ne se faisait pas d’illusions : c’était juste une mise en bouche. En fait il souffrit surtout de la soif, car ils n’avaient emporté qu’une petite bouteille d’eau chacun. Après avoir décrit un arc de cercle dans la campagne environnante, au milieu des champs, des prés et des bois, ils retournèrent à la caserne peu avant 18 heures. Quand on lui dit que c’était tout pour aujourd’hui, il n’en revint pas.

Il déposa son barda à côté de celui des autres, puis courut à la chambrée prendre une douche et se changer. Ensuite, il utilisa l’un des rares téléphones fixes du fort pour appeler Ghislaine. Après avoir fait la queue pendant 20 minutes dehors, sous un soleil déclinant mais encore chaud, il réussit enfin à la joindre, et la stupéfia en lui apprenant où il était. Bien sûr, il ne lui dévoilà pas les véritables motifs de sa présence ici, et lui arrangea une histoire à sa façon, comme quoi il était sergent-chef de réserve et il avait totalement oublié qu’il avait une période à accomplir. Il lui promit d’en profiter pour raconter son expérience dans un reportage.

-          A propos de reportage, dit-elle, tu devais pas me fournir un compte-rendu du concert de Sophia Wenger ?

Bon sang ! Avec toutes ces histoires, il avait complètement oublié !

-          Je t’envoie ça dans la semaine, assura-t-il.

-          Ça sera un peu tard.

-          Mieux vaut tard que jamais, non ?

-          Bien sûr.

Il y eut un petit silence. Derrière Gérald, une demi-douzaine de bidasses attendaient, et commençaient à manifester bruyamment leur impatience. Il avait eu l’intention de téléphoner aussi à son père, mais il songea que ce serait pour une autre fois.

-          Dis-donc, continua-t-elle, tu sais ce que j’ai lu sur Internet, à propos de ta chère Sophia ?

-          Non, répondit-il.

Il s’attendait à je ne sais quel commérage de femme jalouse, et s’apprêtait à abréger la conversation, quand elle dit :

-          Il paraît que c’est un robot.

-          Hein ?

-          C’est un savant japonais qui prétend ça. Il a chronométré plusieurs de ses interprétations d’une même œuvre – une sonate de Mozart, je crois -, et il a trouvé qu’elle mettait toujours exactement le même temps pour la jouer, au dixième de seconde prêt. Il dit que, s'agissant d'une œuvre qui dure une vingtaine de minutes, c’est humainement impossible.

-          C’est du grand n’importe quoi.

-          Ou alors, elle joue en play-back ?

-          Ça m’étonnerait beaucoup. Décidément, on raconte n’importe quoi, sur le Worldnet. J’espère que tu ne vas pas publier ça ?

-          Hum, je me tâte.

Ne trouvant rien à répliquer, il se contenta de dire :

-          Bon, tu m’excuses, mais je dois raccrocher car on s’impatiente derrière moi. Je t’embrasse !

-          Moi aussi. Et bon courage.

-          Merci !

-          C’est pas trop tôt ! grommela un caporal baraqué en prenant sa place.

Plus ému qu’il ne l’aurait pensé par cette histoire de robot, Gérald gagna le mess. Leduc n’était pas là, et il commanda une bière et s’assit dans un coin. Il avait à peine commencé à boire que le sergent-chef Norman – la fille à l’œil « bionique » - entra. Elle commanda également une bière, puis vint s’installer en face de lui.

-          Alors, la journée n’a pas été trop dure ? demanda-t-elle, après avoir trinqué avec lui.

-          Jusque-là, ça va, comme on dit. Merci de vous en inquiéter.

-          C’est normal.

-          Qu’est-ce que vous faites, ici ?

-          Je m’occupe de l’instruction des tireurs d’élite.

-          J’aurais dû y penser ! Avec votre œil bionique… Mais, il l’est vraiment, ou c’est juste une façon de parler ?

-          Non, il est vraiment bionique. Zoom jusqu’à 100 fois, vision nocturne, infra-rouge etc. Et tout cela se commande avec un petit boîtier que j’ai toujours à la ceinture.

-          On n’arrête pas le progrès !

-          Comme vous dites. Je peux zoomer sur une cible, la photographier ou la filmer, et envoyer immédiatement le cliché à la base pour identification, même à des milliers de kilomètres de là. Et dans les 20 secondes, je reçois l’autorisation de tirer – ou pas.

-          Très impressionnant.

Elle rit.

-          Tu ne crois pas si bien dire – excuse-moi, je t’ai tutoyé.

-          Pas grave. C’est en quoi ?

-          Oh, une de ces nouvelle matières dont je t’épargnerai le nom. Disons que c’est un mélange de métal ultra-léger, et de plastique. Et le plus important, c’est que ça n’entraîne pas de rejet dans le corps humain. Donc on peut l’employer pour tous les types de prothèse. Le seul truc chiant, c’est ce bandeau.

-          Je suis étonné qu’on ne se soit pas donné plus de peine pour lui conférer l’aspect d’un œil normal.

-          C’est parce que c’est une version provisoire. En fait, elle est encore en phase de test. Mais dans deux mois on va me poser la version définitive, qui ne se distinguera plus d’un œil normal.

-          C’est dingue.

-          Ce sont les nouvelles technologie appliquées au domaine militaire. Et ça encore, ce n’est rien. Tu n’as pas idée de ce qu’on fait maintenant. 

Il songea à la conversation téléphonique qu’il venait d’avoir avec sa rédactrice en chef.

-          Un petit peu, si.

Soudain, elle sembla réfléchir.

-          Dis-donc, tu es bien journaliste ?

-          Oui.

-          Inutile de préciser que tout ce que je viens de te raconter là est top-secret. Si jamais je retrouve ça dans un de tes articles, j’aurai de gros ennuis – mais toi aussi, je peux te l’assurer !

 

 

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