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2036 - Chapitre Un : la Panne (1).


Gouderien

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(Où l'on fait la connaissance du redoutable Gérald Jacquet, journaliste, vaguement écrivain, ancien militaire, ancien un tas de choses.)

CHAPITRE I : LA PANNE.

 

 

 

Paris, vendredi 18 juillet 2036.

Les premières notes d’une vieille chanson des « Beatles » éclatèrent dans la tête de Gérald Jacquet, le réveillant en sursaut. Saloperie d’engin ! S’il n’avait pas été journaliste, il se serait débarrassé depuis longtemps de ce maudit implant – comme beaucoup le faisaient aujourd’hui, surtout depuis que le bruit avait commencé à courir que ces minuscules appareils provoquaient des tumeurs au cerveau. Mais voilà, il était journaliste. Il se redressa dans le lit, frôlant le corps de la fille qu’il avait ramassée la veille au soir dans une boîte, et dont il ne connaissait même pas le prénom. Il fit un petit geste de la main près de son oreille, ce qui équivalait maintenant à l’action de décrocher. La voix de sa rédactrice en chef, Ghislaine, résonna dans sa tête :

  • Bon sang, qu’est-ce que tu fous Gérald ?

  • Au risque de t’étonner, je dors. Ce qui constitue somme toute une activité normale, à…

Il jeta un coup d’œil aux chiffres lumineux du cadran digital de sa montre Casio.

  • … 3 heures 34 du matin.

  • Tu n’as pas entendu les informations ?

  • Quelles informations ?

Réveillée par le bruit, la brune à ses côtés s’ébroua dans le lit et se redressa en disant :

  • Qu’est-ce qui se passe ?

  • Un Europ E-390 de Singapore Airlines a heurté un autre appareil, et s’est crashé à Roissy cette nuit, continua Ghislaine. On parle de 2.000 morts.

  • Quoi ?

L’Europ E-390 était le successeur de l’Airbus A-380 (depuis la dissolution du groupe EADS quelques années plus tôt, les nouveaux appareils étaient baptisés « Europ », ce qui était assez ironique, car l’Europe unie n’existait plus). Il pouvait transporter jusqu’à 1.500 passagers.

  • Il faut que tu y ailles tout de suite. C’est peut-être l’accident le plus meurtrier de toute l’histoire de l’aviation.

  • Je veux bien te croire. J’y vais.

  • Excellent. A bientôt. Tu me tiens au courant.

  • Bien sûr. Bye.

  • Qu’est-ce que c’est que ce boucan ? demanda la fille en allumant la lumière. Ça t’arrive souvent, de réveiller les gens au milieu de la nuit ?

  • Désolé chérie, il va falloir que tu plies bagage. Le devoir m’appelle.

  • Quoi ? C’est quoi, ton job ?

  • Je suis journaliste.

Il était surpris. Il pensait qu’elle l’avait reconnu, et que c’est pour ça qu’elle l’avait suivi aussi facilement chez lui. Mais apparemment, ce n’était pas le cas.

  • A la télé ? A la radio ?

  • Je suis pigiste pour plusieurs revues, répondit-il.

Ça, c’était un gros mensonge. En fait il était grand reporter au « Figaro » (l’un des rares quotidiens à posséder encore une édition papier - mais au « Figaro », on avait toujours été traditionnaliste) et au « Figaro Magazine ». Proche du pouvoir, le « Figaro » était considéré comme une sorte de second « Journal officiel », ce qui était loin de plaire à tout le monde. Et il n’avait aucune envie d’entamer une discussion politique au milieu de la nuit.

Il commença à s’habiller, imité par son invitée. Il n’avait même pas le temps de prendre une douche. Comme il ôtait son T-shirt pour en enfiler un neuf, elle aperçut le grand tatouage qui ornait son dos. Sa réaction fut celle de tous ceux - et surtout de toutes celles - qui le découvraient : d’abord un sentiment d’horreur, puis une admiration extasiée. En effet, du cou à la base des fesses, un énorme Alien noir, bavant, à la gueule hérissée de dents pointues, menaçant et agressif, avait été tatoué sur la peau. C’était un travail d’un réalisme saisissant. Sur un gringalet, l’effet aurait été ridicule, mais Gérald était grand et assez baraqué, aussi le résultat était-il impressionnant. A chaque fois qu’un de ses muscles bougeait, la monstrueuse créature semblait s’animer.

  • Comment peut-on se faire faire un tatouage pareil ? demanda-t-elle, fascinée.

Comme beaucoup de choses dans sa vie, comme sa décision de devenir journaliste, comme son mariage (mais pas son divorce), comme son adhésion au Front patriotique, cela s’était fait sur un coup de tête. Une vingtaine d’années plus tôt, alors qu’il séjournait à Londres, il avait vu à la télévision le film « Les hommes qui n’aimaient pas les femmes », adaptation par le cinéaste danois Niels Arden Oplev du premier volet de la fameuse trilogie « Millenium », du romancier suédois Stieg Larsson. A un moment, on découvrait que Lisbeth Salander, l’un des personnages principaux, portait dans le dos un énorme tatouage représentant un gigantesque dragon (le titre anglais du film était d’ailleurs « The girl with the dragon tatoo »). Cette vision l’avait enthousiasmé, et dès le lendemain, il s’était mis en quête d’un tatoueur assez doué pour tracer sur sa peau un tatouage comparable – pas un dragon, mais quelque chose d’aussi spectaculaire. Il avait fini par trouver un Chinois, au fond d’un quartier minable, un véritable artiste qui avait fixé sur son dos – dans des conditions d’hygiène tellement douteuses qu’il se demandait encore comment il n’avait pas attrapé des maladies - l’image dont il rêvait : cet Alien, qui le terrorisait quand, enfant, il regardait les films de la saga. L’opération avait duré des heures, et il en avait bavé ; mais le résultat avait été à la hauteur de ses espérances. Ce tatouage spectaculaire, associé à sa carrure d’athlète, lui avait valu, quand il était militaire, les doux surnoms que l’on imagine : « Alien » (normal), « la Bête » ou encore « le Monstre » et autres amabilités.

  • A l’époque, j’étais un peu givré, avoua-t-il.

Et c’était vrai.

  • J’avais hésité entre ça et Dark Vador, poursuivit-il en fermant les rabats en velcro de ses chaussures de sport. Une façon de revendiquer mon côté obscur, sans doute. Mais finalement, Dark Vador, c’est juste l’infirme le plus puissant de la galaxie. Tandis qu’Alien, c’est la sauvagerie à l’état brut.

  • Je trouve que ça te va bien, dit-elle en se collant contre lui.

Il se retourna vers elle pour la repousser gentiment : il n’avait pas de temps pour les badineries. Ce faisant, il se rendit compte qu’elle était un peu « bronzée », comme on dit. Il ne l’avait pas remarqué la veille au soir, mais il faut dire qu’il était légèrement bourré. De toute façon ça n’aurait rien changé. Elle surprit son regard.

  • Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-elle.

  • Rien.

  • Si, j’ai bien vu la façon dont tu me regardais. C’est la couleur de ma peau, qui te choque ?

  • Pas du tout.

  • Ma mère est de la Guadeloupe, si tu veux tout savoir. Je suis aussi française que toi.

  • Je n’en doute pas un instant.

  • J’ai des papiers en règle. Je peux te les montrer, si tu veux.

  • Laisse tomber.

Il acheva de s’habiller en soupirant. Par un mouvement réflexe, il enfila par-dessus la manche de sa saharienne le brassard portant le mot « Presse » en grosses lettres fluorescentes, et en dessous : « Le Figaro ».

  • Tu travailles pour ce journal de merde ? interrogea son invitée d’un ton acide.

  • Que veux-tu, il faut bien gagner sa vie.

Il avait hâte de se débarrasser de cette emmerdeuse. Il ouvrit la porte d’entrée. Elle ramassa son sac à main et sortit. Après avoir refermé, il la suivit dans l’escalier.

  • Tu veux que je te dépose à une station de taxis ? proposa-t-il.

Il savait qu’il y en avait une pas très loin, place du Maréchal Pétain (ex-place de l’Hôtel de ville, ainsi appelée en raison du discours qu’y avait prononcé le grand homme en avril 1944).

  • Merci, ça va. Je vais en appeler un.

  • Comme tu veux. Bye.

  • Ciao.

Il la regarda s’éloigner sur le quai chichement éclairé (en raison des restrictions) avec une satisfaction non dissimulée. En voilà une qu’il ne regretterait pas beaucoup.

 

Comme il approchait de son 4x4 Toyota Explorer vert foncé garé le long du trottoir, l’ordinateur de bord détecta sa présence, et la portière s’ouvrit. En montant dans le véhicule, il eut droit à un salut amical de la part d’Olga, qui n’était jamais qu’une version très élaborée du GPS de jadis.

  • Salut patron. Vous êtes bien matinal, aujourd’hui.

  • Salut Olga. Tu conduis.

  • Bien sûr, patron. On va où ?

  • A ton avis ?

Il se glissa à la place du conducteur, mais releva le volant pour s’installer plus confortablement.

  • Je suppose que l’on va à Roissy, suggéra-t-elle de sa voix teintée d’un léger accent scandinave (il l’avait paramétrée ainsi).

  • Bien deviné. Tu me passeras les commandes quand on sera à trois kilomètres de l’aéroport. Et pendant le trajet, tu me raconteras tout ce que tu as appris au sujet de cet accident.

  • Naturellement.

  • Ah oui, encore une chose : prépare-moi un café. Très fort.

  • A vos ordres.

Une trentaine d’années plus tôt, on disait d’un ordinateur performant : « Il sait tout faire, sauf le café. » Cette phrase n’était plus de mise, car en plus de ses capacités de pilote et de navigatrice, Olga pouvait aussi préparer un excellent café, qui jaillit dans un gobelet de plastique, dans un compartiment situé un peu au-dessous du tableau de bord. Une sonnerie discrète retentit quand la boisson fut prête, et Gérald s’en empara. Ce n’était pas le meilleur café du monde, mais il était brûlant, ce qui était le principal.

Tandis que le 4x4 roulait sur les quais de la Seine, un convoi de véhicules de pompiers le survola, volant à basse altitude. Il observa avec un peu d’envie les lumières de ces engins, qui reléguaient sa voiture, qu’il avait pourtant payée assez cher, au rang de déchet antédiluvien. De telles visions lui rappelaient toujours les images du ciel de Coruscant dans « Star Wars », de George Lucas. Sauf que ce n’est pas encore demain que les cieux parisiens connaîtraient des embouteillages de véhicules volants, comme on en voyait déjà, paraît-il, à New York ou à Tokyo. Pour le moment, pour des raisons impératives de sécurité, seuls la police, les pompiers, l’armée et divers services d’urgence avaient la possibilité d’acquérir de tels engins. Théoriquement, les particuliers aussi pouvaient en acheter, mais d’abord le prix de ces véhicules était prohibitif, et le permis de conduire coûtait aussi une fortune. Donc quand on apercevait une de ces merveilles volantes – comme la fameuse Mercedes 1.200 « Adler », - elle appartenait presque toujours à un riche visiteur étranger.

 

Traverser le nord de Paris ne prit qu’une vingtaine de minutes. A cette heure de la nuit, les rues de ce que l’on appelait autrefois – avant les restrictions - la « Ville lumière » étaient plutôt vides. Par contre il fut contrôlé trois fois, deux fois par la police et une fois par une patrouille du Parti. A chaque fois l’interruption fut brève : il lui suffit de présenter sa carte d’identité à travers la vitre ; il ne fallait qu'une fraction de seconde pour la scanner et pour que l’ordinateur central l’identifie, d’autant plus qu’il était maintenant assez connu – enfin moins qu’il le pensait tout de même, puisque sa conquête de la veille ne l’avait pas reconnu ! Une seule fois on contrôla son alcoolémie, et, comme il fallait le supposer, elle était positive, mais comme ce n’était pas lui qui conduisait, il n’eut droit qu’à un rappel à l’ordre. Quand les premiers ordinateurs de conduite étaient apparus sur le marché, une quinzaine d’années auparavant, leur fiabilité avait donné lieu, comme il fallait s’y attendre, à d’ardentes polémiques. On leur avait imputé quelques accidents dont plusieurs mortels, mais leurs maladies de jeunesse avaient été guéries assez rapidement, et il s’agissait maintenant d’un outil parfaitement sûr, bien utile quand, comme lui, on ne se sentait pas en état de conduire.

 

Pendant qu’il traversait la cité endormie, Olga fit le point sur l’accident qui venait de survenir à Roissy. Et bientôt, Gérald fut reconnaissant à sa rédactrice en chef de l’avoir tiré du lit. Il s’agissait non seulement d’un grave accident, mais en plus d’une véritable tragédie, qui allait remettre en question toute l’évolution de l’aviation civile depuis le début du siècle. Pour résumer, on était allé vers le toujours plus gros, sous le prétexte que c’était aussi le plus économique et surtout le moins polluant, argument décisif à une époque où la lutte contre les causes du réchauffement terrestre avait été promue au rang de grande cause internationale. Comme un chasseur, Gérald flairait non seulement l’odeur du sang, mais aussi celle du scandale, et pour un journaliste comme lui, c’était pain béni. Sur l’écran du tableau de bord, Olga diffusa les journaux des différentes chaînes d’information en continu, et il put se faire rapidement une idée de la situation. Celle-ci était apocalyptique. C’était pire que ce que lui avait annoncé Ghislaine Duringer. Non seulement l’E-390, qui s’apprêtait à décoller, avait heurté un vieux Boeing 777, le brisant en deux, mais, continuant sa course folle, il avait dépassé le bout de la piste et était allé s’encastrer contre les immeubles d’une ville voisine. Bien sûr, à l’heure où cela s’était produit (vers 2 heures du matin), tout le monde dormait. Le bilan allait être effroyable… Quand il apprit le numéro de la piste en question (la piste 15), un amer sourire éclaira le visage du reporter. Cette piste avait été construite une dizaine d’années plus tôt. Ce chantier faisait partie des travaux d’agrandissement de l’aéroport de Roissy, depuis longtemps largement saturé et dont la réputation internationale était pitoyable. Ces projets d’expansion s’étaient heurtés à la protestation des riverains, en raison de la proximité immédiate de la cité densément peuplée de Goussainville. A l’époque, lui-même avait dû pondre un ou deux articles sur le sujet. Des manifestations de protestation avaient été rudement réprimées, et les leaders du mouvement devaient encore moisir en prison. C’est contre les tours de cette cité populaire que l’avion de Singapore Airlines venait de s’écraser… Ce n’était en fait pas très loin de l’endroit où avait eu lieu l’accident du Tupolev 144 lors du Salon du Bourget, le 3 juin 1973 ; ce drame avait fait 14 morts. La joie d’habiter près d’un aéroport … Il se dit qu’en ce moment, quelques technocrates devaient être dans leurs petits souliers. Une nouvelle chaîne apparut sur l’écran, et le présentateur révéla « sous toutes réserves » que la tragédie avait peut-être pour origine une panne d’électricité, qui avait frappé le secteur quelques instants avant la collision.

 

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