Aller au contenu

Anna Kronisme

Messages recommandés

Membre, [Sans sous-titre - Version Originale Intraduisible], Posté(e)
Anna Kronisme Membre 2 134 messages
[Sans sous-titre - Version Originale Intraduisible],
Posté(e)

J’ai eu raison

Ce soir-là, il faisait chaud et l’on pouvait encore apercevoir quelques filets de vapeur au-dessus du goudron dans la rue devant chez moi.

Il était exactement 20h37.

J’avais le corps en nage sous mon débardeur de coton blanc sale.

J’avais passé cet après-midi d’août à bêcher, ratisser, égaliser et sabler cette foutue terre argileuse, celle de mon jardin non-entretenu.

Ils voulaient une piscine.

À plusieurs reprises, j’avais été obligée de répondre à leurs "coucou !" derrière la vitre.

Ils étaient gais comme des pinsons de me voir m’affairer ainsi. Ils étaient frais aussi… climatisés.

Je gardais mon sourire habituel, celui de la gentille, celui de la dévouée, celui de la coupable qui fait ce qu’elle ne veut pas faire pour payer sa faute.

Je me laminais le dos, je m’écorchais les paumes, je brutalisais mon corps en rageant intérieurement, sans me plaindre, sans pester.

Je promettais de faire au plus vite pour les satisfaire et lorsqu’ils collaient leurs doigts poisseux sur les fenêtres qui m’avaient demandé tant de travail, je remuais mon index en faisant une grimace rigolote, l’air faussement fâché.

Savaient-ils qu’alors en moi, un scénario prenait forme ?

Savaient-ils qu’une force invisible m’empêchait d’attraper le grand sécateur et de leur couper les mains à la base de leurs poignets ?

Leurs mains… toujours sales, toujours collantes, toujours fourrées là où il ne faut pas.

Ces mains-là qui fouillaient dans tous mes tiroirs, qui arrachaient les pages de mes plus beaux livres, qui s’emparaient d’un stylo à encre noire pour tacher mes canapés de façon indélébile.

Elles avaient caché des objets précieux, en avaient détruit d’autres, arraché mes cheveux, griffé mon visage, sali mes vêtements, étalé et projeté de la nourriture sur mon sol fraîchement astiqué, ouvert des robinets et bouché les toilettes… j’en oublie, oui, c’est presque sanitaire chez moi.

Ah ! Leurs mains !

Et un coup de pioche pour évacuer cette tension, pour oublier le sécateur qui se trouvait accroché sur le mur gauche de la remise, là, juste en entrant, à porter de MA main.

Et un deuxième coup de pioche, plus fort, plus bruyant pour ne pas entendre qu’ils tapent au carreau.

Les yeux fermés, je m’imaginais leurs bouches collées sur le verre entre leurs mains en porte-voix, produisant de la buée sur laquelle ils allaient s’empresser de dessiner des bonshommes informes et affreusement laids. Je les entendais baragouiner.

Le manche de la grosse pelle enfoncé dans leurs gorges si fines aurait raison de leur sagacité.

Bavardages incessants et si peu ragoutants.

Je ne supportais plus ces conversations d’enfants, moi qui aimais tant discuter philosophie et blaguer gaiement de sexe avec des hommes aux regards lubriques en fumant cigarettes sur verres de gin-orange sans glace. J’aimais que la musique soit forte et rythmée tout comme j’aimais le silence le plus absolu.

Leurs voix suraiguës me blessaient l’ouïe dans un mutisme qui était mien, ils ne devaient pas savoir.

Ah ! Si ! Leurs rires ! J’adorais leur mélodie fluide. Souvent, je les chatouillais pour qu’ils rient encore et encore, mais, mes doigts finissaient toujours par trahir ce qui m’animait vraiment et les guili-guilis devenaient de tortueux pincements, le plus jeune en avait saigné une fois.

Il avait pleuré tant et plus, dans un vacarme insupportable et le seul moyen de ne plus l’entendre fut de l’enfermer dans la salle de bain et sortir fumer quatre ou cinq cigarettes.

L’aîné était resté derrière la porte à lui parler, je pense qu’il tentait une consolation parfaitement inutile.

Finalement, en rentrant, j’avais affiché un air mécontent en délivrant le petit et en accusant son grand-frère de l’avoir enfermé, le punissant dans sa chambre. L’effet avait été immédiat, bébé s’était enfoui dans mes bras en me serrant très fort, un œil noir pour l’autre.

Il ne fallait pas qu’ils s’entendent trop bien, je risquais la mutinerie à chaque instant.

Diviser pour mieux régner, c’est le seul enseignement familial qui m’était utile.

Bref, j’aimais leurs rires qui se faisaient bien rares… et pour cause.

Et leurs cheveux aussi, très doux et très fins.

Je me forçais souvent à caresser leurs têtes lorsqu’ils se collaient à moi, le soir devant la télé, chacun d’un côté, le plus petit sur ma gauche, toujours. J’arrivais à en retirer un certain plaisir tactile.

J’entortillais une mèche autour de mon index que je lissais de mon pouce.

Mais grand-Dieu qu’ils étaient douillets ! Il suffisait que je serre un peu trop fort pour qu’ils couinent.

Je les envoyais au lit.

Avec une histoire courte, toujours.

La lumière restait allumée jusqu’à ce que leurs paupières soient closes, ils avaient peur du noir.

Ils disaient de moi que j’étais une maman-câlins.

Je savourais là ma réussite.

Dernier coup de râteau, dernier coup de reins.

Je me retourne tant leurs cris se font plus insistants, ils avaient dessiné des cœurs sur les vitres, pas mieux que les bonshommes, tordus, asymétriques… décidément, l’école ne servait à rien.

Je leur envoie des baisers soufflés sur mon gant de travail.

Étalage de la bâche, gonflage du boudin et remplissage de la piscine autoportante 42h X 130diam.

Je les invite à sortir admirer ma peine.

Ils éclatent de joie et se languissent de leur première baignade.

Pas un merci… décidément, mon éducation était à chier.

Voilà pourquoi ils ont coulé monsieur, parce que leurs vies étaient mal parties.

J’avais beau m’évertuer à leur donner un enseignement rigoureux, ils ne retenaient rien.

Ils n’écoutaient pas, ils n’obéissaient pas.

Même lorsque je leur ai demandé de s’enfoncer sous l’eau, ils ont pleurniché, en prétextant une peur quelconque et j’ai été obligée de me fâcher pour qu’ils s’exécutent.

Un très gros manque d’autonomie aussi, à leurs âges, j’ai dû les aider à rester sous la surface et l’un d’entre eux m’a griffé le bras en tentant de défier mon autorité… non, je vous le dis, ils auraient échoué sur tous les plans.

Khalil Gibran, monsieur, il disait « Vos enfants ne sont pas vos enfants. Ils sont les fils et les filles de l’appel de la vie à elle-même. » et je sais aujourd’hui que la mort fait partie de cette vie, leur vie qui n’en aurait pas été une.

J’ai eu raison, oui, monsieur…

J'ai eu raison.

delacroix_medee_lille.jpg

Lien à poster
Partager sur d’autres sites

Annonces
Maintenant
Membre, Posté(e)
CAL22 Membre 891 messages
Baby Forumeur‚
Posté(e)

Je peux m'échapper? J'étais venu ici par hasard.

Sans rire: flippant mais petit texte bien écrit. Et l'auteur a un délicieux humour noir même s'il prend la forme d'un témoignage psychopathique.

Lien à poster
Partager sur d’autres sites

Membre, Pépé fada , râleur , et clairvoyant ., 78ans Posté(e)
Maurice Clampin Membre 10 954 messages
78ans‚ Pépé fada , râleur , et clairvoyant .,
Posté(e)

Voilà la maman dont j' ai toujours rêvé ...

Pourquoi un tel bonheur m' a-t-il été refusé ...

La mienne , qui , Dieu le sait , n' était pas avare de la gifle et du martinet n' était qu' amour et douceur mais n' avait jamais appris comment on faisait .

FGqhmNmOEeB_ATT00006.gif

Lien à poster
Partager sur d’autres sites

Membre, 55ans Posté(e)
ping Membre 6 305 messages
Baby Forumeur‚ 55ans‚
Posté(e)
:bo:
Lien à poster
Partager sur d’autres sites

Membre, [Sans sous-titre - Version Originale Intraduisible], Posté(e)
Anna Kronisme Membre 2 134 messages
[Sans sous-titre - Version Originale Intraduisible],
Posté(e)

Je peux m'échapper? J'étais venu ici par hasard.

Sans rire: flippant mais petit texte bien écrit. Et l'auteur a un délicieux humour noir même s'il prend la forme d'un témoignage psychopathique.

C'est un texte que j'ai écrit en 2009, à l'époque, ça parlait un peu partout de ces femmes qui tuent leur(s) enfant(s).

Beaucoup cherchaient à comprendre leurs motivations, leur état d'esprit. La question de la maternité, de l'amour filial et des devoirs sociétaux qui viennent s'y juxtaposer sont encore d'actualité... J'ai posté ce texte pour étayer un sujet en cours, ouvert par Crabe_fantome : Le regret d'être mère.

Moi, j'avais choisi de me mettre en empathie avec une infanticide, dans sa peau, son coeur, sa tête... et ça a donné ça.

C'est effectivement le témoignage d'une femme qui donne toute sa "raison" à son geste extrême devant le juge d'un tribunal, par exemple, ou un psychiatre... On ne sait pas trop.

Ravie d'apprendre que tu as flippé.

Et merci.

Voilà la maman dont j' ai toujours rêvé ...

Pourquoi un tel bonheur m' a-t-il été refusé ...

La mienne , qui , Dieu le sait , n' était pas avare de la gifle et du martinet n' était qu' amour et douceur mais n' avait jamais appris comment on faisait .

Les rêves ne sont pas faits pour être réalisés, ils sont faits pour supporter ce qui se réalise.

Une petite gifflounette pour te consoler ? :blush:

Lien à poster
Partager sur d’autres sites

Membre, Posté(e)
tison2feu Membre 3 032 messages
Forumeur alchimiste ‚
Posté(e)

Très très bon cet écrit.

Il faudrait justifier bien sûr cette appréciation.... en évoquant les qualités stylistiques au service de l'humour noir, la construction de cet écrit, sa chute, etc.

J'adore ce style concis consistant à dire tant de choses en si peu de mots : "L’effet avait été immédiat, bébé s’était enfoui dans mes bras en me serrant très fort, un œil noir pour l’autre."

Lien à poster
Partager sur d’autres sites

Membre, [Sans sous-titre - Version Originale Intraduisible], Posté(e)
Anna Kronisme Membre 2 134 messages
[Sans sous-titre - Version Originale Intraduisible],
Posté(e)

Merci Tison2feu, venant de toi, je suis extrêmement flattée...

Lien à poster
Partager sur d’autres sites

Invité Barbara lebol
Invités, Posté(e)
Invité Barbara lebol
Invité Barbara lebol Invités 0 message
Posté(e)

Les justifications de la mère ( je suppose que c'est la mère, tu évoques une maman-câlins ? ! ) se révèlent glaçantes. On le cerne bien ce personnage qui se décharge de son geste en une succession de raisonnements légitimant l'acte ; sa férocité transparait parfois et amène un dénouement logique et glaçant.

Le sujet est bien trouvé, bien exploité, bien écrit.

Tu as du talent pour captiver !

Bravo !

Lien à poster
Partager sur d’autres sites

Invité Kahori
Invités, Posté(e)
Invité Kahori
Invité Kahori Invités 0 message
Posté(e)

J'ai eu des frissons en lisant, et je suis allée faire un énorme câlin à mes enfants dés que j'ai eu fini .. Vraiment bien écrit et glaçant.

Lien à poster
Partager sur d’autres sites

Membre, Biscotte, 38ans Posté(e)
zera Membre 6 818 messages
38ans‚ Biscotte,
Posté(e)

Très bien écrit. Pour ma part, ce genre d'ambiance me touche énormément. Je pourrais limite en pleurer.

Lien à poster
Partager sur d’autres sites

Membre, nyctalope, 39ans Posté(e)
Criterium Membre 2 852 messages
39ans‚ nyctalope,
Posté(e)

J'ai bien aimé également, car l'on se met à la place du personnage, et la chute est à la fois fluide dans les mots mais brutale dans l'esprit: "Voilà pourquoi ils ont coulé". L'autre aspect que j'aime bien, c'est que les mains y sont omniprésentes et l'image marche, au sens où c'est un bon support pour faire passer et comprendre les émotions.

Je ne vois pas pourquoi quelqu'un a mis 1 seule étoile, alors je clique pour faire remonter le score.

:happy:

Lien à poster
Partager sur d’autres sites

Membre, [Sans sous-titre - Version Originale Intraduisible], Posté(e)
Anna Kronisme Membre 2 134 messages
[Sans sous-titre - Version Originale Intraduisible],
Posté(e)

Les justifications de la mère ( je suppose que c'est la mère, tu évoques une maman-câlins ? ! ) se révèlent glaçantes. On le cerne bien ce personnage qui se décharge de son geste en une succession de raisonnements légitimant l'acte ; sa férocité transparait parfois et amène un dénouement logique et glaçant.

Le sujet est bien trouvé, bien exploité, bien écrit.

Tu as du talent pour captiver !

Bravo !

Oui, il s'agit bien de la mère... Grâce à ta lecture attentive et au retour que tu m'en fais, je réalise qu'effectivement, il pourrait s'agir d'une autre personne que la mère de ces enfants assassinés. L’ambiguïté n'était pas volontaire.

Merci, Barbara lebol !

J'ai eu des frissons en lisant, et je suis allée faire un énorme câlin à mes enfants dés que j'ai eu fini .. Vraiment bien écrit et glaçant.

Merci Kahori. En te souhaitant d'autres envies de câlins maternels qui seraient davantage inspirées par l'amour que tu leur portes plutôt que le frisson de les "perdre"...

Très bien écrit. Pour ma part, ce genre d'ambiance me touche énormément. Je pourrais limite en pleurer.

Merci Zera. Pleure donc... Si ce ne sont pas tes yeux qui ont une poussière à chasser, c'est sûrement ton âme qui veut évacuer ce qui l'alourdit.

J'ai bien aimé également, car l'on se met à la place du personnage, et la chute est à la fois fluide dans les mots mais brutale dans l'esprit: "Voilà pourquoi ils ont coulé". L'autre aspect que j'aime bien, c'est que les mains y sont omniprésentes et l'image marche, au sens où c'est un bon support pour faire passer et comprendre les émotions.

Je ne vois pas pourquoi quelqu'un a mis 1 seule étoile, alors je clique pour faire remonter le score.

:happy:

Oh ! Comme dit à Barbara lebol, ta lecture et ton commentaire me permettent de prendre conscience de cette image des mains... Merci pour cette analyse pertinente, Criterium.

Et ne te mets pas trop à la place du personnage, tout de même ! ^^

Pour l'étoile, je n'ai pas compris... :blush:

Lien à poster
Partager sur d’autres sites

Membre, nyctalope, 39ans Posté(e)
Criterium Membre 2 852 messages
39ans‚ nyctalope,
Posté(e)

:happy:

Pour l'étoile, les topics peuvent être notés avec des étoiles (entre 1 et 5) mais relativement peu de personnes semblent s'en apercevoir, étonnamment. En arrivant j'ai vu qu'il n'y avait eu qu'une note, à 1 étoile. Donc j'en ai mis 5 et du coup le topic est à 3. Ça n'a pas vraiment de fonction ni d'importance, en fin de compte, mais c'est pour le symbole, aussi.

Lien à poster
Partager sur d’autres sites

Annonces
Maintenant

Archivé

Ce sujet est désormais archivé et ne peut plus recevoir de nouvelles réponses.

×