De la connerie
Nous sommes, paraît-il, incapables de comprendre les autres, et d'autant plus lorsqu'ils vont mal. Le problème tient sûrement en ce que seul un souffrant conçoit la vie de cette manière-là, de celle qui consiste à vivre l'existence comme une prison. N'est-il pas courant de voir le malheureux comme embourbé dans son passé, comme suivant le pas de ce qui a été, ou est déposé en lui? Une espèce de déterminisme horripilant faisant de chacun un esclave pour qui croit en la liberté. Mais qui irait penser que ce qui n'est pas encore puisse, aussi, donner le rythme? Quoi de plus normal! Qu'un homme qui marche vers son destin, vers son a-venir. Comment mieux justifier la négation du présent? Si tu es, ce n'est que pour goudronner la route vers ton demain. Pire, si tu ne le fais pas, tu finiras en marge, méprisé pour avoir préféré faire que prévoir.
Allons, comprenez-moi : puis-je vraiment accepter, après avoir mis tant de temps à me détacher, rien qu'un peu, de ce qui n'est plus, de m’assujettir à ce qui n'est pas encore? De sortir partiellement d'une forme d'esclavage par le temps pour sombrer dans une autre, plus vilaine à mes yeux? Je n'ai jamais eu le sentiment d'être compris à ce propos : cela tient presque de l'inconcevable pour de nombreuses personnes. De là découle sans doute mon incapacité à travailler : parce qu'il a été associé à ce qui doit arriver, je ne saisis pas son intérêt, et donc m'en désintéresse. Quand je me lève le matin, je ne le fais pas dans le but de réussir un concours et de parvenir à un salaire, mais uniquement pour comprendre des choses.
Je sais, cependant, que mon regard est mauvais. Quoi de plus normal pour un myope? Je sais aussi que j'entends très bien. Trop bien. Peut-être parce que je fais attention aux détails. Peut-être parce que je suis toujours ailleurs. Peut-être, oui, parce que même en l'actuel je me sens enchaîné. Ou alors parce que celui-ci a été instrumentalisé pour l'après, me poussant ainsi à le rejeter, lui aussi. Je ne m'attends pas à être compris. En réalité, cela n'a pas grande importance. Mais, si la vie consiste réellement à toujours préparer ce qui vient, quitte à en oublier de vivre, pourquoi ne pas mourir tout de suite, en ce cas? Si je peux saisir les raisons d'un suicidé emporté par ses plaies ouvertes, je ne le peux pas quand il s'agit de cheminer vers un quelque part inexistant. Vraiment, je trouve cela absurde. Probablement parce que j'ai un pied qui reste à l'arrière. Une sorte de boulet que je déplace avec peine pour l'empêcher de m'y renvoyer. Car il n'y a pas plus risible que celui qui choisit de respirer sans damnation et sans prétention.
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