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Retour.


Criterium

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Combien de temps cela faisait-il que je n'étais pas revenu en France? - Suffisamment longtemps, en tout cas, pour que la réponse ne me vînt pas immédiatement à l'esprit: je devais réfléchir, recompter les années qui venaient de s'écouler, me remémorer les événements principaux qui avaient déterminé chacune. Il y avait ces expéditions menées au Bhoutan; au Népal; il y avait tous ces voyages, certes professionnels, mais qui nécessitaient mon attention sur tous les plans et avaient donc été les principaux facteurs dictant ma vie. Le temps s'était écoulé d'une manière très particulière... — Tout en me posant cette question, je me dirigeais d'un pas lent, mais sûr. Je reconnaissais les petites rues menant jusqu'à la vieille ville; cette statue dont je me souvenais de la posture mais avait oublié le nom de qui elle représente; ce pont qu'il fallait franchir pour arriver enfin au point de rendez-vous. L'après-midi était chaude, beaucoup de passants se promenaient çà et là dans des tenues colorées; l'atmosphère ainsi m'éloignait de la nostalgie. Les enseignes des échoppes et des bars avaient changé depuis la dernière fois où je m'aventurai dans cette rue - une artère festive et ancienne, étroite, au sol pavé. Mes pas ralentissaient et mon regard passait d'un écriteau à l'autre, à la recherche de l'endroit désigné. — Et, bientôt, une voix dans mon dos:

— "B.! Je suis là."

Je me retournai. Les lettres à demi-effacées du nom du bar m'avaient échappé, un instant plus tôt. Mais maintenant, je les reconnaissais clairement, et je voyais bien que les quelques tables en terrasse n'avaient pas exactement le même aspect que celles de la grande brasserie d'à côté. Je n'avais jamais vu cet endroit auparavant; sans doute, il ne devait pas exister à l'époque où je parcourais cette rue presque quotidiennement. — Et, me saluant de la main, attablé, je vis François. Cela faisait des années... Il n'avait pas changé, pas même vieilli. Tous ses traits étaient les mêmes; le même demi-sourire, la même façon de tenir sa bière, de jouer avec le doigt sur le rebord du verre. Seule sa voix m'avait surpris - simplement parce que je ne l'avais pas entendue depuis longtemps. Il faut souvent se réhabituer aux voix.

Nous commençâmes par les nouvelles que chacun échange d'habitude - la vie, le travail, les rencontres; ce que nous avions fait l'un et l'autre durant ces années. Je lui touchais quelques mots de mes recherches et des voyages qui en avaient découlé; lui me raconta sa reconversion dans un métier qu'il jugeait plus compatible avec ses valeurs. Il avait jusqu'alors travaillé avec des grandes sociétés, et malgré un très bon niveau de vie, sentait qu'il payait une sorte de taxe psychique en retour; il s'était aperçu qu'il ne voulait absolument plus nourrir le parasite qui se délectait de ses contradictions. Alors, un jour, il arrêta tout. Il avait choisi un moment opportun, et tout se fit en moins d'une semaine: l'annonce, l'incrédulité des collègues, la soirée de départ avec les quelques qui lui étaient plus proches, et qui lui murmuraient d'un air grave, en fin de soirée, qu'à leur avis il prenait une mauvaise décision... Les doutes; le regain d'énergie.

Cela me fascinait: cet instant où quelqu'un prend sa vie en main et transcrit en actes le système de valeurs auquel il adhère. Il suffirait de quelques milliers de personnes comme cela pour avoir un effet sur le reste du monde. Le problème de nos sociétés n'a jamais été le manque de pouvoir des individus; mais toujours un manque de volonté. Oh, il ne s'agissait pas simplement d'une volonté telle que beaucoup se la représentent — des mots et des désirs — mais d'un réel acte de sacrifice. Or combien veulent vraiment faire face à la mort, à la maladie, à la pauvreté et à la vieillesse?

Nous parlions et plaisamment la conversation se déplaçait de plus en plus sur ces sujets plutôt que sur nos routines passées. J'allais pouvoir lui poser une question qui m'obsédait — la question qui me revenait sans cesse: comment faire face à la mort? — Un moment de silence arriva. Nous demandâmes au garçon de nouvelles pintes. Puis, je lui formulai la question, simplement, sans détours. Plus loin, nous entendions les rires d'un groupe d'étudiantes; le contraste me parut un symbole. Un rappel de la proximité de la vie. Dans cette ruelle bruyante, mouvementée, à notre table s'invitait un certain silence. Il me semblait que la température avait baissé de quelques degrés; peut-être était-ce le vent qui se levait. Peut-être aussi que tout cela n'était qu'une impression, due à la tournure de notre entrevue.

Au Népal, j'ai rencontré dans un petit village des hauteurs un homme exceptionnel. Il écorchait l'anglais et parlait à peine le népalais (sa langue maternelle était un dialecte sino-tibétain); nous devions communiquer dans une sorte de pot-pourri de langues que nous ne maîtrisions ni l'un ni l'autre. Pourtant, nous avions réussi à bien nous comprendre; à force de patience, de périphrases, de gestes et d'images... Il m'avait expliqué la Grande Roue de la vie; ses chatoiements qui tissaient de vastes illusions — dont l'illusion suprême, celle d'être en vie. La quête vers l'annihilation du bouddhisme me paraissait à la fois impressionnante et terrifiante. Certainement, dans cette vision du monde, cette partie de soi qui cherchait à éviter la direction de l'abysse était liée à l'ego – un fardeau cristallisé qui se refuse à accepter son inexistence; pourtant... si chacun n'était rien, pourquoi chacun était-il quelqu'un? Pourquoi chaque personne développait-elle une seule conscience? Après avoir plongé dans des zones où l'on n' "était plus", lors de profondes méditations, pourquoi revenait-on au même point? Ne devait-il pas y avoir, parfois, quelques erreurs, des permutations? - Pourquoi revenait-on dans la même personne, si toutes n'étaient que les facettes de la même structure? Si l'individualité n'était qu'une illusion? – Il y avait trop de choses que je ne comprenais pas pour tendre à cette annihilation. Il est vrai que mes méditations ne m'avaient jamais amené aussi loin... Mais là encore, peut-être était-ce justement pour cela que je comprenais pas la quête? Il aurait fallu un niveau plus élevé, sans doute. Il fallait en fin de compte forcément se remettre à une certaine vision du monde, et y perdre pied.

François me parla de l'image qu'avait utilisé un jour son ami Jawad, et qui l'avait tant frappé. La vie comme un vaste mur sur lequel évoluent des multitudes de limaces. Chacun s'y meut comme il peut; certains touchent à peine au mur et s'aident des autres pour bouger. Gare pourtant à celle qui essaie de se détacher un peu trop! C'est la déconnexion — et c'est la chute. La conclusion restait simple: il n'est jamais possible de trop de séparer de son environnement — mais l'image de ces hordes de limaces s'était gravée dans son esprit, et il les avait littéralement vues, plusieurs fois, en rêve.

Certains disent qu'il faut avoir côtoyé la mort pour amorcer une réponse à ces questions... Ça ne me convainquait pas; certains rescapés de guerre n'avaient rien développé, ni troubles post-traumatiques ni féroce envie de vivre. Et je me rendais compte qu'il y avait eu des épisodes où la mort n'était pas passé loin de moi. Il y avait eu ce terrible accident sur l'autoroute; il y avait eu cette chute de plusieurs étages, enfant; il y avait eu cette voiture qui avait failli me faucher il y a quelques années; une rencontre inopportune en Russie avec un groupe de néo-nazis... À chaque fois, c'était comme si l'éventualité que tout ça ait pu se terminer tout autrement n'était advenue qu'après. C'était toujours une pensée rétrospective; je n'avais pas eu le temps de me figurer faire face à la mort. — De son côté, François me confia une impression similaire. Il avait été atteint d'une maladie grave du foie, de laquelle les médecins ne pensaient pas qu'il se relèverait. Il me raconta qu'il avait lu dans un livre sur les expériences de mort imminente que le phénomène se produit parfois dans d'autres circonstances graves et extrêmes, par exemple cet homme qui se tenait dans son garage, sous sa voiture pour la réparer; celle-ci lui est tombée dessus et lui a coincé le corps pendant de longues heures atroces; et, tout d'un coup, toute douleur a cessé et il est sorti de son corps. Il se voyait, juste en-dessous, les yeux encore ouverts, comme s'il s'agissait d'une autre personne. Il avait exploré les environs; il s'était senti petit à petit tiré vers le ciel, presque malgré lui... et alors qu'il s'élevait au-dessus de la ville et qu'elle lui paraissait de plus en plus ressembler à une petite maquette de papier, il se sentit soudain happé, presque violemment, à nouveau vers le sol... pour finir en chute libre, vers une ambulance roulant à toute vitesse... et y atterrir à nouveau dans son corps qui y était transporté. Le retour au monde physique lui donnait une impression suffocante de lourdeur et d'inertie. — Après cette expérience, il avait été transformé, était devenu quelqu'un de très humble qui aidait beaucoup les autres à se sentir mieux - à vivre. Il voulait profiter des instants supplémentaires qu' "on" lui avait octroyé, comme un court délai avant la fin. — François comme moi, nous ne savions pas tout à fait comment interpréter les innombrables récits très similaires à celui-là.

Pourtant, ça avait été une question essentielle dans l'histoire de l'humanité. Les anciens égyptiens y avaient sacrifié des centenaires de labeur, afin de décorer les tombes de leurs souverains de textes qui les feraient vivre. Les lettres-hiéroglyphes étaient elles-mêmes magiques; tant qu'elles restaient lisibles, elles conservaient leur pouvoir. Certains symboles puissants et dangereux devaient être eux-mêmes maîtrisés, et ainsi certaines consonnes représentées par des serpents (le f, le dj) étaient fréquemment clouées aux murs pour s'assurer que ceux-ci ne s'animent pas. — Même les tombes mineures mettaient en jeu la même vision du monde; certains avaient pris soin que leur épitaphe soit gravée avec des périphrases et des jeux de mots, ou encore avec des hiéroglyphes cryptographiques, afin que leur lecteur demeure quelques instants de plus à ré-insuffler de la vie dans ces lettres.

Maintenant, certains disent que pour se préparer à la mort, chacun se doit d'apporter sa pierre à l'humanité et de la transmettre aux générations futures: cela signifie planter un arbre et faire un enfant. — Néanmoins n'était-ce là pas un moyen de transférer également la responsabilité de toutes nos insuffisances et de toutes nos incohérences à la génération suivante? L'on partirait certes sans le regret éventuel d'avoir créé quelque chose qui nous survit - comme l'artiste son œuvre - mais ne fallait-il pas d'abord s'interroger sur pourquoi ce regret existait-il? — J'avais vraiment la sensation qu'il ne s'agissait pas d'une question qu'il fallait se contenter d'ignorer le plus longtemps possible (certains évitent même désespérément de se retrouver seuls pour ne jamais avoir à y méditer), mais d'un problème qu'il fallait attaquer de front, maintenant, et dans cette vie. En disant cela, François rit avec moi: nous étions arrivés à ce point de la conversation où l'on conclut avec une évidence, qu'il fallait se poser la question de sa mort durant sa vie... — Derrière ces allures de truisme se cache cependant quelque chose d'à la fois naïf et d'important.

Je me remémorai d'une lecture très ancienne — il y a presque vingt ans — à propos d'un tueur en série qui avait, dans ses confessions, rationalisé sa propre peur de la mort. Il racontait avoir petit à petit développé l'idée qu'il s'agissait tout compte fait d'un type de transaction: âme contre âme. Étonnamment, comme dans un marché, il y avait une taxe de laquelle s'acquitter — et il avait ainsi calculé que l'on achetait sa survie pour une nouvelle existence à partir d'un prix fixe: dix âmes. Il s'en était chargé, et avait commis dix meurtres rituels — et alors s'arrêta totalement de tuer. Il racontait dans ses confessions avoir eu une vision mystique une fois la dîme payée - une sorte de rêve. La Lune était rouge et immense; il la regardait et avait peu à peu l'impression qu'elle s'approchait. Celle-ci venait droit vers lui, vers sa chambre. Et alors qu'elle était de plus en plus proche — elle se métamorphosa — entra dans la pièce: et il s'agissait d'un immense diable, rouge, hideux, malévolent. L'homme n'avait jamais été aussi terrifié depuis ses cauchemars enfantins; il sentait qu'il aurait pu devenir fou (les enquêteurs pointaient le fait qu'il était, en tant que tueur en série, déjà manifestement fou). Le Shaytane lui avait signifié que le contrat était rempli et qu'il s'était acquitté de la taxe. Au matin, l'homme s'était transformé: d'une part, il n'avait plus jamais tué. Il arborait un sourire apathique. Et d'autre part, physiquement, quelques pointes de ses cheveux s'étaient significativement blanchies. Quelques mois après, il se rendit à la police.

Dans quelle mesure toutes ces personnes — rescapé, ancêtre, parent, tueur — avaient-elles fait face à la mort? — Même la réponse à cette question nous échappait; tout ce que l'on pouvait dire, c'est qu'ils avaient frayé avec elle.

Toutes les cellules de notre corps dérivent d'une seule, nous sommes le fruit de ce zygote. Celui-ci est né lors de la rencontre entre les gamètes parentales, l'on peut donc dire qu'il est — mais cette cellule-là n'a-t-elle pas toujours été vivante, déjà bien avant cet instant? L'oocyte était bel et bien en vie et il y avait eu continuité. Nous étions nos parents. Celui-ci provenait d'une lignée de cellules dérivant initialement d'une seule, lui aussi. L'on peut remonter la chaîne et s'apercevoir alors: nous sommes la même vie que celle de nos aïeux. L'on remonte des milliers et des millions d'années jusqu'aux époques où nous ne peuplions que les océans... Et, des milliards d'années plus tôt... jusqu'à l'Ancêtre ultime. — Nous n'étions que les dernières bulles d'une vie qui avait bouillonné sans cesse jusqu'ici. En ce sens-là, la mort n'existait pas; seules les parties du Tout étaient recyclées; se métamorphosaient incessamment. – Et pourtant, nous avons un point de vue ponctuel, celui d'un organisme individuel. L'énigme reste. Est-ce un point d'illusion, à dissoudre? Est-ce un point d'appui, sur lequel se hisser?

— La température avait encore baissé de quelques degrés; la rue s'assombrissait, des heures s'étaient écoulées. Autour de nous, des groupes se rassemblaient çà et là pour commencer à fêter la soirée; c'était un jeudi soir – la nuit dont beaucoup d'étudiants aimaient profiter. Nous nous sentîmes d'humeur plus silencieuse, contemplative. Les réponses à ces questions ne nous viendraient pas aussi simplement que cela — autour de quelques pintes. Alors, François reprit la parole:

— "Qu'est-ce que tu fais ce soir, B.?"

— "Je ne sais pas."

Je lui demandai s'il avait prévu quelque chose, ou s'il proposait quelque chose. Il me dit alors qu'il avait récemment rencontré une personne très intéressante, avec laquelle je pourrais bien m'entendre, et qui se posait certainement des questions apparentées. Peut-être pourrions-nous voir s'il était possible de se rencontrer, tous les trois, éventuellement avec un ou deux amis communs, et d'aller dîner ensemble ce soir? – Je venais de revenir, cette proposition me plaisait donc beaucoup; j'avais envie de rencontrer des gens. J'acceptai.

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