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Le changement.


Criterium

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C'était une belle journée d'été. La route sur laquelle nous conduisions devenait de plus en plus sinueuse; au fur et à mesure que nous prenions de la hauteur, nous devions négocier des virages serrés entre collines et falaises. La plupart du temps, nous ne voyions que des arbres; parfois, une maison ou un chalet. Nous ne passions plus depuis un moment à travers ces villages montagnards, dont la grand-rue ne traverse pas plus d'une douzaine d'habitations... La route n'était cependant pas déserte; régulièrement nous croisions d'autres automobiles, et lorsque nous nous étions approchés d'une cascade assez connue dans la région, nous vîmes une longue file de voitures garées sur le bas-côté, et des groupes de jeunes gens en maillot de bain se faufiler jusqu'aux chutes d'eau: nous n'étions pas les seuls à vouloir profiter du beau temps cette fin de semaine. Nous allions toutefois plus loin... plus haut surtout.

Nous arrivâmes alors à l'entrée de l'aire de campement. Il suffisait de s'arrêter un instant au niveau du bâtiment du garde-forestier afin de lui donner un nom, et le numéro d'immatriculation de notre voiture; après cette formalité, nous étions libre de continuer sur des petits sentiers en terre menant, à peu près tous les cent mètres, à diverses clairières utilisées comme espaces de camping. Partout autour de nous, la forêt recouvrait les collines. Quelques sentiers étroits offraient diverses possibilités de randonnées, certaines menant certainement à des points de vue remarquables. Il faudrait aller voir ça! — Pour l'instant, nous nous chamaillions dans la voiture quant à quelle clairière choisir pour passer la nuit. Chacun avait une opinion un peu différente. David et Benjamin préféraient la grande clairière à droite, un peu plus éloignée de l'entrée et quelque peu à l'écart, mais vaste: nous y aurions certainement beaucoup d'espace pour nos tentes. Eric aurait opté pour la clairière d'en face, qui menait plus aisément à l'un des sentiers, et serait plus facile à retrouver en pleine nuit; Pascal ne semblait convaincu par aucune des deux options et proposait d'aller plus loin pour explorer d'autres choix. Moi et Élise voulions surtout choisir rapidement, parce qu'il serait plaisant d'avoir du temps pour partir explorer les environs et admirer les montagnes, puis de revenir allumer un grand feu avant qu'il ne fasse trop noir. Nous nous mîmes finalement d'accord sur le fait qu'il fallait au moins descendre de voiture, aller voir une ou deux clairières de l'intérieur, puis se décider une fois pour toutes.

— Nous n'avions pas vraiment écouté les bruits environnants, nous parlions fort et pensions être seuls. Une fois dehors, nous nous aperçûmes qu'il y avait déjà des campeurs un peu plus loin. Ils devaient s'apprêter à partir, car nous ne vîmes pas leur feu par la suite; mais nous préférions être plutôt de notre côté, juste entre nous. La grande clairière nous parut alors à tous le meilleur site. Nous installâmes les tentes; nous rîmes de bon cœur en voyant qu'Eric semblait avoir du mal à positionner les sardines sur le sol... ses premiers essais, laborieux, laissaient son abri se raplatir sur lui-même. Finalement Pascal l'aida et les deux s'échangèrent quelques petites piques, comme pour se prouver leur masculinité l'un à l'autre, une sorte de rite de mâle.

Ce choix rapide nous laissait l'opportunité de profiter de la fin de l'après-midi pour explorer quelques sentiers; il n'y avait pas assez de temps pour une randonnée à proprement parler, mais nous pouvions espérer trouver le chemin vers une position surplombant les alentours. — En file deux par deux, nous nous aventurions dans les bois. L'odeur de la terre était superbe; nous aperçûmes aussi des champignons aux couleurs vives poussant autour de vieilles souches humides. Au niveau d'un croisement, un vieux panneau indicateur en bois nous informa que le chemin de gauche amenait à une vue "scénique". Belle promesse! Nous décidâmes d'admirer cela avant de rentrer allumer le feu. — Il y avait une montée assez abrupte, quelques roches à négocier autant avec un pas mesuré qu'en s'aidant des mains aux arbres; mais tous ces efforts avaient été largement récompensés: sur une petite corniche de pierre, l'horizon était dégagé et laissait voir à des kilomètres. Nous étions arrivés à une hauteur conséquente. L'on voyait les grandes collines, couvertes de forêts; les passes menant à la plaine; et, tout au loin, l'un des villages que nous avions dû dépasser en arrivant jusqu'ici. C'était magnifique.

— L'air s'était considérablement rafraîchi lorsque le crépuscule arriva. Nous venions d'allumer un feu, admirant la technique de Benjamin et Pascal pour construire une petite pile de bois sec suffisamment aérée pour que le feu prenne aisément. Nous n'avions pas vraiment eu le temps de se donner pour défi d'essayer de le démarrer avec une technique artisanale; de fait celles-ci ne sont pas si faciles qu'elles y paraissent. Un briquet et du papier suffisaient pour se faciliter la vie — nous aurions ainsi plus de temps pour profiter de notre soirée, et nous lancer dans de longues conversations à propos de tout et de n'importe quoi. Nous déplaçâmes des troncs déposés en bordure de clairière, les disposâmes autour du feu comme autant de bancs improvisés, pour former un cercle. Le craquement des flammes et l'odeur du bois chaud étaient charmants. Nous avions des marshmallows sur des piques, que nous chauffions au feu. Chacun prit une bière, nous trinquâmes: À l'amitié! À l'aventure.

La pénombre ne laissait que deviner nos silhouettes tout autour du foyer. Les breuvages se succédèrent. Le temps passa. Ce fut alors que l'un d'entre nous remarqua la disparition de David. Au début, nous nous dîmes qu'il devait juste s'être éclipsé pour un instant naturel et allait revenir bientôt. Mais si ç'avait été le cas, les minutes s'allongeaient beaucoup trop. Finalement, nous commençâmes à vraiment nous inquiéter. Les garçons recupérèrent les lampes-torches dans les tentes; nous devions débuter des recherches.

— "David? David!", criions-nous l'un après l'autre dans des directions différentes.

Nous voyions dans la nuit, au-travers des épaisses broussailles, la lumière des lampes-torches évoluer dans les bois. Benjamin et Eric progressaient çà et là, s'arrêtant souvent pour balayer la zone du faisceau lumineux. Une heure devait être passé de cette manière, peut-être un peu plus ou un peu moins... Notre angoisse montait. Soudainement, j'entendis Pascal pousser un cri à demi-étouffé, juste à côté de moi. Nous nous retournâmes alors tous et vîmes, à côté du feu, une silhouette humaine se tenir immobile. C'était David. Il était revenu. Apathique.

Je criai en direction des autres: "Hey! David est là! Revenez!". — Quelques instants plus tard, nous étions tous à nouveau réunis autour du feu, cette fois beaucoup plus détendus, rassurés après notre frayeur d'avoir perdu l'un des nôtres. Cet épisode nous avait fatigué, nous parlions plus doucement et ne nous sentions plus autant enivrés qu'auparavant.

David ne disait rien, il avait l'air bourré. Sans doute aurait-il besoin d'une nuit de sommeil. — Pourtant, lorsque nos regards s'étaient croisés, j'avais eu une impression désagréable; un bref instant, je me disais que ce n'était pas l'alcool (ou alors était-ce mon taux à moi, dans le sang? - j'avais bu plus que de coutume) mais quelque chose d'autre qui lui donnait cet air étrange; taciturne et un peu à côté de la plaque, mais avec quelque chose de... mauvais.

* *

Cela fait une semaine que nous sommes rentrés de notre escapade en montagne. Chacun avait eu des choses à faire ces jours-ci, et nous ne nous étions pas vraiment vus, à part moi et Élise; nous avions partagé un café une après-midi et passé une autre soirée ensemble à discuter de nos projets d'avenir.

C'était donc tout naturellement que notre groupe se proposa de passer une soirée tous ensemble, le samedi soir. Cela se passerait chez Pascal, il avait un grand jardin à l'arrière de la maison qu'il partageait avec colocataires. Le temps était idéal pour griller un barbecue et partager une quantité irraisonnable de bières. — Je venais de récupérer Benjamin en voiture, nous arrivâmes parmi les premiers. Deux des colocataires aidaient Pascal à tout préparer. Il y avait dans l'air cette odeur de l'allume-feu, que certains adorent mais que je détestais. Je laissais Ben dehors et préférai aller à l'intérieur aider notre hôte à couper des fruits et des légumes et disposer de la nourriture sur de longues brochettes que nous grillerions.

Lorsque nous sortîmes, le ciel s'était considérablement assombri; un colocataire avait installé des enceintes et la

signalait que la fête commençait! Le son des basses battait le rythme, les bouteilles d'alcool avaient été sorties, et surtout un grand récipient rempli de glaçons et de bières. La plupart des invités étaient arrivés. — Je descendis le perron en dansant en direction de mes amies, Élise et Rama. Celles-ci me suivirent et bientôt nous étions toutes trois en train de danser, et d'oublier le lendemain. La fête commença à battre son plein... C'était agréable. —

Une fois la nuit tombée, nous fûmes quelques-uns à constater que David n'était toujours pas venu. Sans doute avait-il eu un empêchement...? Et, alors que nous venions de nous interroger à ce propos, celui-ci arriva. Il nous salua, nous rejoignit. Il avait l'air un peu tendu par rapport à nous, mais c'était certainement parce que nous n'étions plus sobres. Quelques groupes de discussions s'étaient formés, se mélangeaient de temps en temps, alternaient entre pauses et entre moments où chacun se remettait à danser et à s'abandonner au rythme. Nous étions tous enjoués; nous parlions fort en trinquant. Nous connaissions bien la majorité des invités, il n'y avait donc pas de souci à se faire quant au fait de s'enivrer et même de flirter innocemment entre nous. Cette liberté est une sensation délicieuse. - Belle fête!

Plus tard, Élise m'attira dans un coin.

— "Kate, tu as remarqué quelque chose?"

— "À propos de?"

— "David."

— "Il a l'air un peu bizarre."

— "Je viens de parler avec lui. Il est carrément creepy."

Peu après cet épisode, je me retrouvais en compagnie de David. Ma curiosité avait eu le dessus et petit à petit je m'étais rapprochée de lui; je voulais me faire ma propre opinion de ce qu'il se passait. Ses yeux luisaient d'un air que j'avais cru triste — les autres s'étaient inconsciemment éloignés de lui, tous ayant eu des perceptions similaires... À ses côtés, toutefois, j'y vis plutôt une dérangeante... méchanceté. Je ne savais pas comment l'interpréter. Nous nous étions connus depuis le début du collège; je l'avais vu dans une grande colère il y a quelques années, lorsque sa première copine l'avait trompé. Il y avait de ça dans ses yeux. Je serais là pour le réconforter s'il se passait quelque chose de grave dans sa vie, comme j'avais été là pour lui la dernière fois. Mais pourtant il y avait plus. Cette autre impression ne me suscitait pas de la tendresse, mais plutôt une crainte indéfinissable. – Nous discutâmes.

— "Est-ce si on a la tête coupée au milieu du visage, notre conscience reste dans la partie d'en haut ou va-t-elle dans la partie inférieure?", me demanda-t-il au milieu d'une conversation portant en fait sur nos amis.

— "C'est une question bizarre...", répondis-je quelque peu estomaquée.

— "Je me demande si notre conscience habite vraiment en nous ou si elle en sort parfois. Pendant la mort, pendant l'inconscience... Toi par exemple est-ce que tu sens ta conscience partir lorsque Pascal te baise?"

— "..."

J'étais abasourdie. Quoi? Pendant une minute je n'étais plus capable ni de bouger, ni de penser; ma peau me semblait être devenue glaciale et je me rendis compte que mon cœur battait la chamade. Est-ce que c'était une blague particulièrement malhabile (je ne sortais même pas avec Pascal) comme il avait concocté en quelques occasions? Est-ce que c'était un malentendu suivant un commérage à mon encontre? Est-ce qu'il s'était imaginé tout un film, qui l'avait rendu coléreux car il se pouvait qu'il eût des vues sur moi? - Encore: Quoi? — Je ne savais pas s'il fallait rire ou lui donner la plus grande claque de sa vie.

Mon corps me trahit: parfois il réagit tout seul, indépendamment du fil de nos pensées. J'avais ri nerveusement, et à la fois je l'avais frappé au torse en le traitant de connard. Comme si nous venions d'échanger deux blagues rugueuses. - De fait, le reste de la conversation se déroula beaucoup plus normalement. Mais maintenant, une moitié de mon cerveau était constamment en train de me re-dérouler l'événement qui venait de se produire, comme une vidéo se répétant sans cesse. Que s'était-il vraiment passé? J'avais besoin d'une bière pour me libérer de ce mauvais goût dans la bouche. — Rapidement, je m'échappai et attrapai quelque chose à boire. En lançant un regard à la ronde, je vis Élise, qui rigolait, demi-ivre, avec deux amis. Je les rejoignis. – "Kate! Viens trinquer!", me cria-t-elle en me voyant arriver. Nos bières clinquèrent, nous bûmes comme deux étudiantes déliquescentes. Nous parlions fort, disions tous des bêtises. C'était à nouveau plaisant.

Je chuchotai un instant à Élise: "Je vois ce que tu voulais dire sur David. Il est trop bizarre. C'est vraiment pas normal.", puis lui contai l'incident et mon hébétude. - Elle devint blême. J'y décelais à la fois de la rage et de la peur. Il se tramait quelque chose, sa réaction me le confirmait. Nous décidâmes de rester ensemble pour le reste de la soirée, et évitions désormais David. En fait, il restait lui-même plutôt à l'écart, nous observant tous.

Sommes-nous revenus des bois avec... quelque chose?

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