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Une vie presque vraie.


Circeenne

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Ce qui s’est passé cette nuit m’a forcé à écrire. Je ne sais pas comment pouvoir l’aborder ni encore l’interpréter, mais j’ai bien vu cette chose.

Il devait être autour de dix heures, et comme à mon habitude, j’étais encore au bureau à passer mon temps seule dans une pièce que j’avais moi-même aménagé comme une chambre. Ainsi, deux fois par semaine je m’arrangeais pour rester dans ce petit cocon chaleureusement calme, doux, embaumé de parfums floraux. À cette époque j’étais célibataire, je n’avais qu’un chat à nourrir et si je passais autant de temps à travailler, c’était surtout pour fuir mon lugubre démon qui m’emplissait d’une morbide désolation. Si dans les premiers temps j’étais très heureuse avec cette charmante solitude, ce fut, au fur et à mesure de mes rituels cycliques, terriblement morne. L’ambiance dépressive que je m’étais créée avec cette musique mélancolique, pesait sur mes épaules comme un lourd sommeil. De même, les tâches très procédurières dont j’avais la mécanique responsabilité, m’écœuraient. Je me hâtais donc de finir sans me soucier de la qualité du travail. Après tout qui irait vérifier ?

Parfois, il arrivait que je me distrayais avec le vent d’automne. Je frissonnais d’angoisse à l’idée de me mettre à la place d’un de ces chats qui semblait avoir froid. Ou lorsqu’il pleuvait, je me figeais à regarder bêtement l’eau s’écoulait sur les panneaux vitrés comme une ensorcelée. J’aimais ça, et il n’y a pas de métaphysique là-dedans. Allez savoir ce qu’un Freud aurait pu dire de moi. Quant à la lune du mois de mai, d’ordinaire si belle, je lui tournais le dos et lui affichais mon indifférence la plus sincère malgré mon amour. Seule l’ennuie m’incitait à la surveiller, comme si je n’avais pas assez de charge, que d’ailleurs j’accomplissais mal. Plus tardivement dans la nuit, la fatigue captivait mon attention béate vers la tiédeur diffuse de ma lampe bigarade qui flambait sombrement. Je ne distinguais plus qu’une lumière lactescente. Je perdais la notion du temps, je ne voyais plus de détails mais que des formes grossières et sentais mon corps alourdi par la pesanteur. Je trompais ma paresse en lui promettant une meilleure oisiveté en lorgnant de loin, le filet de bave à la bouche comme un assoiffé du désert, le moelleux d’un canapé-lit qu’il fallait cependant préparer. C'était toujours mieux qu'un cuir crispé, rêche et trop chaud. Je bondissais alors tout en me déchaussant sans me laver les dents ni faire ce que commande la civilisation, mettre un pyjama. Point d'initiation, j’entrais dans le monde onirique comme un sac jeter du haut d’un bâtiment. Mou, grave et lâche.

Mais quand le café agissait, je descendais à la salle des archives au sous-sol du bâtiment après avoir longé un long couloir qui me rappelait curieusement celui d’un hôpital. Je prenais soin de me rendre d’abord à la cafétéria dont le bruissement du réfrigérateur résonnait bien plus fort que dans la journée. Je rencontrais parfois des noctambules névrosés, qui comme moi, étaient accros au café tout en étant désensibilisés de ses effets. On y venait pour un gâteau au chocolat noir qui avait été placé ici par un commis de cuisine, nous sachant être des gens étranges mais des gens tout de même avec leurs vices. Cette marque d’attention me faisait plaisir.

Lorsque nous étions trois, nous discutions assez facilement et longuement en riant fort comme si le monde était à nous. Ça nous avait stimulés pour nous revoir. Mais avec le temps, on finissait par discuter de la même chose et finalement brièvement. On se donnait des airs impératifs, on s’aidait à se croire pressés, fatigués, occupés sur un dossier difficile. Mais il n’en était rien. La vérité, c’est qu’on essayait de s’impressionner les uns les autres avec des misères. Que voulez-vous, il faut bien donner au vide de la consistance pour s’inventer un sens. J’avais conscience de tout cela et probablement que M. Ehrlich s’en doutait tout autant, mais il persistait assez pour me convaincre et avec un génie qui me charmait. Sublimez votre manque d’affection en s’affairant et vous paraissez surhumain. C’est cela la vraie perdition. Et bien j’ai été ainsi pendant très longtemps. Psychorigide, froide, pressée, occupée, « je ne peux pas sortir avec vous ce soir », je dois… Mensonges, mensonges, mensonges… Et quand on est trop seul on ne sait plus vivre avec les autres alors on les fuit tout en gardant suffisamment de distance pour savoir qu’on continue d’exister dans leur regard unanime et leurs commentaires cinglants. Et cela motive. Si l’on m’avait ignorée je serais sûrement devenue « normale ». Étrange paradoxe que celui qui veut que l’on soit proche en étant éloigné.

Mais ce soir-là, j’avais vu quelque chose…

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